Bloc-Notes 2018
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Prologue Approche chrétienne (Mauriac) Grâce, bonheur Du bonheur Témoignage Enfances Brassaï 1 Brassaï 2

 

Retour à Mauriac

A cet épilogue aux Mémoires intérieurs déjà cité :

Au terme de ce voyage que Mauriac poursuit à partir de ses lectures, comment ne pourrait-il pas se poser la question de lui-même : mais toi, que penses-tu de toi-même ? Parce qu'il est écrivain et donc principalement intéressé par lui-même - il l'avoue lui-même ; parce qu'il est chrétien et qu'il se soucie de la qualité spirituelle de son œuvre : un arbre, n'est-ce pas, se juge à ses fruits ! Il sait que l'Œuvre laisse rarement des traces - ce n'est pas ainsi une quelconque éternité qu'il quête - mais bien plutôt la cohérence de ce qu'il aura écrit et fait avec son engagement spirituel. Cohérence ou minimum de contradictions ! Il repère assez juste : poète, il se sent même s'il écrivit plus de romans, d'essais et des articles de presse ; bourgeois, téléguidé par sa race, écrit-il, pantouflard, soucieux d'ordre, de respectabilité ; chrétien enfin.

Je ne m'en loue ni ne m'en blâme : je fus ce poète, et je fus ce bourgeois téléguidé par sa race, et je fus ce chrétien aussi.
Ce chrétien : j'avais quelque chose à donner. Et c'est par là que j'aurai compté si peu que ce soit. J'avais quelquue chose à donner : ce n'est pas si commun parmi les ecrivains. Je ne l'entends pas au sens où tout artiste, digne du nom d'artiste, a quelque chose à donner et le donne. J'avais une parole à transmettre, - non que je fusse seul à la détenir mais beaucoup d'autres qui eussent pu s'en charger comme moi, s'en étaient débarrassés, l'avaient oubliée. Moi, je l'ai gardée. Je ne m'en vante pas, car ce morceau de pain demeurait mêlé au fond de ma besace à beaucoup de déchets, aux misérables objets de ma convoitise. Cc pain, je l'aurai distribué presque à mon insu, à certaines époques de ma vie.
Telle fut ma chance, mon bonheur. Et si vous me demandez : « Avez-vous donc été heureux ? » je vous répondrai que j'ai eu ce bonheur-là et non un autre.
Je n'ai pas eu d'autre bonheur au monde que de croire·à cette vocation, ni d'autre malheur que de l'avoir cru sj faiblement et d'y avoir si mal conformé ma vie, sans pourtant y renoncer jamais. Est-ce auprès de Dieu que je ch erchais un alibi ? Est-ce dans l'agitation du monde et des passions ? Je n'ai jamais su à qui je donnais le change, ni si c'était Dieu ou le monde ou moi-même que je trahissais.
Epilogue

Avoir quelque chose à donner apparaît dans ce passage comme synonyme d'être chrétien. Sans doute vaut-il mieux d'éviter tout angélisme ; on ne saurait néanmoins considérer anodine cette équivalence portée entre être chrétien, donner et transmettre une parole. Écho, assurément, de ce passage de Mt, 22,37 où le Christ met en parallèle et sur le même plan l'amour pour Dieu et pour le prochain et le pose comme fondement de la loi ; écho encore de ce passage de la 1e épître aux Corinthiens où l'amour est affirmé comme le plus fort; écho enfin de ces vertus théologales où figure la grâce que la tradition traduit par charité. Mauriac qui est très sensible à la cohérence entre foi proclamée et actions (les Frères ennemis) sensible à ce carrefour entre universel et singulier ne peut pas ne pas avoir vu que dans le NT c'est agapao qui est utilisé pour dire aimer de ce même mot - ἀγάπη - dont on tirera grâce autant que charité, mais aussi agapes du nom de ce repas que les premiers chrétiens se donnaient pour souder les liens au sein de la communauté et offraient également aux pauvres.

Ne peut pas plus ignorer la controverse sur le salut par la grâce ou par les œuvres : sans prétendre la traiter, on peut néanmoins avancer que Mauriac, tout empreint qu'il soit de la philosophie de Pascal, s'efforce de tenir à part égale me semble-t-il les deux bouts de la chaîne dans le sens où la grâce reçue, cette part reçue, imméritée et qui comble, ne dispense en rien des devoirs vis-à-vis de l'autre. Ce n'est assurément pas œuvre au sens artistique qu'il faut entendre Mauriac - d'autant que selon lui, les écrivains ne s'intéressent qu'à eux-mêmes - mais de ce plus, de ce don à quoi rien n'oblige ; ce surcroît.

D'où une première approche : si grâce, il y a, elle est biface en tenant à la fois à ce qui est donné sans contre-partie ni mérite d'ailleurs mais aussi à ce que l'on donne. L'amour divin pour sa création autant que l'alliance sont des faits totalement gratuits, incommensurablement gratuits - et c'est le premier sens de grâce : rien ne l'y contraignait et il n'en peut ni veut rien attendre en contre-partie tant et si bien qu'en aucune manière l'Alliance ne saurait être entendue comme un contrat ordinaire [* ]. Assurément, l'amour que l'homme peut vouer à son Créateur ne saurait atteindre ces sommets, non plus que celui qu'il pourrait vouer à autrui fût-il l'autre aimé : l'écart vertigineux est là, infranchissable mais qui oblige. A sa façon, tout entravée de pesanteur certes, la grâce version humaine, la charité ou l'amour, exhausse, ennoblit ; purifie. On y retrouve ce même surcroît ; cette même gratuité - au moins tentée.

On en peut tirer une seconde approche de l'amour : il est ce qui conduit l'être à se préoccuper d'autre que de lui-même. Toute tendance, désir visant à la satisfaction, vise ce faisant à dénouer une tension. Est d'abord, et avant tout, orienté vers soi-même en faisant de tout ce qui n'est pas soi un moyen pour y parvenir. Autrement dit, l'amour, parce qu'il est toujours amour de quelque chose ou de quelqu'un, est ce par quoi l'être sort de lui-même et découvre l'autre comme un autre lui-même. Il y va de bien autre chose que d'un simple désir et Freud, sans doute a-t-il vu juste en évoquant une phase initiale, narcissique, dont il importe de s'extirper. Au sens de Ricœur, il est ce qui permet de passer du pôle Je au pôle Tu. La reconnaissance de l'autre comme un autre moi-même m'interdit désormais de m'ériger en mesure de toute chose.

Ce n'est assurément pas un hasard s'il évoque immédiatement le bonheur - et d'abord comme synonyme de chance. Façon de parler : chance c'est le bruit que font les dés en tombant - cadere ; mais il n'y a aucun aléatoire en jeu ici - du mystère tout au plus pour ce qui concerne la grâce divine ; l'engagement, l'espérance, la foi pour ce qui concerne Dieu, la charité - pour ce qui concerne l'autre : la grâce réside en ceci aussi qui résume les vertus théologales

Même si cette dimension demeure plus prononcée évidemment chez les protestants que chez les catholiques, on se trouve ici aux antipodes d'un amour-plaisir et bien plutôt du côté d'un amour-devoir. Tant et si bien que Mauriac a plutôt l'impression - mais cette humilité est peut-être une feinte aussi pour obtenir dénégation et double éloge - qu'il est pour peu dans les choix de vie qui furent les siens, guidé qu'il fut, pas même par Dieu plutôt par ses propres faiblesses.

Ce qu'il y a de caractéristique dans cet amour, vu par un croyant, c'est combien il oscille entre la tentation suprême et le souverain bien, entre salut et perdition, Dieu et diable !

Entre tentation et certitude du pire

Parfois il m'est arrivé de céder à des regrets, à une nostalgie misérable en songeant à ce que je n'ai pas eu. Et pourtant, les amours humaines, je sais qu'elles se trompent d'objet. Il y a dans tout amour un instant, ou des instants ineffables, un point de rencontre, une coïncidence miraculeuse, mais d'un jour, et quelquefois d'une heure , et puis l'un ou l'autre s'éloigne, et que la liaison dure, ne change rien à cette double solitude, à ces solitudes enchaînées.
Aimer les corps, ce n'est pas aimer les êtres. Les posséder et en jouer, jusqu'à la satiété, jusqu'au dégoût, ce n'est pas le pire, c'est l'indifférence qui est le pire et qui vient il bout même du ressentiment. Que l'obsession de l'autre tourne à l'ennui de sa présence, ce changement lent ou rapide est la fatalité des passions et fait du mariage ce que presque partout nous voyons qu'il est. En considérant un certain visage, en écoutant une certaine voix, nous essayons de nous rappeler le temps où pour nous ce visage faisait la nuit et le jour sur le monde el où l'air que nous espirions était moins nécessaire à notre vie que cette voix bouleversante. C'est maintenant un visage comme tous les visages, une voix comme toutes les voix : c'est la petite ligne blanche à peine distincte d'une très ancienne cicatrice.
Et si je calomnie ici les passions de l'amour j'en demande pardon, s'ils existent, à celles et à ceux qui, aussi longtemps qu'ils auront vécu, se seront aimés, cc qui s'appelle aimés, et qui auront dès ici-bas connu cet instant éternel, et qui n'auront pas eu recours à cette défaite : l'amour devenu amitié, la passion muée en tendresse. Le véritable amour ne change pas. Il est, ou il n'a jamais été.
ibid

Ce passage, déjà cité en partie, outre qu'il soit d'une extraordinaire pudeur - rien ne se dit, tout se suggère - demeure d'une redoutable ambivalence. Et sonne d'un verdict implacable.

Les assauts de la chair - il est d'une époque où même seulement nommer la sexualité est déjà sulfureux, époque d'avant Freud dit-il joliment dans une ITV - sans doute les connut-il, vraisemblablement le déçurent-ils : le moins que l'on puisse dire et que, même sous sa forme la plus éthérée, la rencontre de l'autre ne lui semble devoir être que fugace et l'amour ne pouvoir évoluer qu'en se dégradant : défaite, écrit-il, au sens précis de ce qui se dépenaille, désarticule, désimbrique ou plus exactement dénoue : de l'amour à l'amitié, de la passion à la tendresse.

Inutile d'entrer ici dans le débat de son homosexualité rentrée ou au moins frustrée qu'apparemment à raison on lui prête : c'est tout le domaine de la chair, du désir le plus simple à la passion la plus violente qui est balayé - et même l'amitié quand en tout cas elle se targue de former les scories d'amours défuntes. Inutile puisque, dans un dualisme absolu, ne se tiennent l'un en face de l'autre, que l'amour absolu, spirituel que nous désespérons invariablement de nos faiblesses, et l'amour physique - humain, écrit-il - qui nous désespérera. Comme s'il n'était d'autre alternative qu'entre un amour trop haut pour nous ; ou trop vil. Entre un amour qui se trompe d'objet et un autre qui s'époumone de l'atteindre jamais.

Antique rengaine, dira-t-on ou bien soupir de vieillard découvrant avec douleur ce qu'il a perdu ou n'a peut-être même pas réussi à atteindre et qui se console en grommelant que l'essentiel est ailleurs.

Terrible dilemme que celui de la chair dont au aurait tort de rire. Même s'il est vrai que la chrétienté n'a jamais aimé le corps autrement que blessé, meurtri dont elle pourrait panser les plaies purulentes parce qu'elle n'y put jamais considérer que la marque de la faute ; que d'avoir fait du corps de la femme le lieu même où se transmettait la faute originelle et de la femme elle-même un agent trouble dont il fallait à la fois se défier ne pouvait manquer de conférer aux relations sexuelles un statut honteux et une importance désastreuse, il n'empêche que c'était illustrer là combien la pesanteur avait partie liée à la grâce, en en étant sans doute le chemin périlleux, ronceux ; douloureux. Ce scrupule, manifesté en fin de ces confessions - sont-elles assez chrétiennes - disent l'essentiel de la foi, toujours empêtrée de cet ego qui lâche rarement prise, qui renâcle à céder la première place. Eh quoi ! n'est-ce pas identique leçon à tirer de l'amour - véritable ou non, d'ailleurs : tout vouloir offrir à l'autre sans pouvoir néanmoins jamais renoncer à soi ; se vouloir au service de l'autre mais désirer pourtant que l'on vous serve en retour ; désirer que s'équivalent enfin aimer et être aimé.

Aimer les corps c'est ne pas aimer les êtres : cruelle sentence qui semble nous condamner à n'avoir plus qu'à nous perdre nous ou l'autre ; à ne nous offrir pour tout chemin qu'une impasse ; mais riche d'enseignements néanmoins :

 

 


1) Jn 3, 16

(Π) Οὕτως γὰρ ἠγάπησεν ὁ θεὸς τὸν κόσμον, ὥστε τὸν υἱὸν αὐτοῦ (N αὐτοῦ → –) τὸν μονογενῆ ἔδωκεν, ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν μὴ ἀπόληται, ἀλλ’ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον. Car Dieu a tellement aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle. 16
Οὐ γὰρ ἀπέστειλεν ὁ θεὸς τὸν υἱὸν αὐτοῦ (N αὐτοῦ εἰς → εἰς) εἰς τὸν κόσμον ἵνα κρίνῃ τὸν κόσμον, ἀλλ’ ἵνα σωθῇ ὁ κόσμος δι’ αὐτοῦ.

Car Dieu n'a point envoyé son Fils dans le monde pour qu'il juge le monde ; mais pour que le monde soit sauvé par lui. 17

Ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν οὐ κρίνεται: ὁ δὲ μὴ πιστεύων ἤδη κέκριται, ὅτι μὴ πεπίστευκεν εἰς τὸ ὄνομα τοῦ μονογενοῦς υἱοῦ τοῦ θεοῦ. Celui qui croit en lui n'est point jugé ; mais celui qui ne croit point, est déjà jugé, parce qu'il n'a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. 18

 

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