Bloc-Notes 2018
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Le dépôt et le message

Curieux chapitre que celui-ci qui dans son Ce que je crois fait Mauriac déplorer combien l’Église fût si peu unie, tant étrangère à elle-même voire franchement antagoniste. Intitulé Frères ennemis, il commence curieusement par faire l'éloge de ces couples si unis, fusionnels jusqu'aux confins de la mort, qu'il fut impossible que leur tendresse ne se vît pas alentour, telle une lumière irradiante. Et de constater, dépité, que cette Eglise qui, après tout signifie assemblée, qui se réunit pour la plus belle des causes - Aimer Dieu et aimer l'autre (Mt, 22,37) - est traversée de conflits, de contradictions et même d'indifférence.

Mauriac est un méditatif qui, même s'il eut spontanément Dieu et l’Église à la bouche et qu'il se soumît volontiers aux différents rites qui ponctuent l'année catholique, se tint néanmoins toujours à l'écart de la communauté chrétienne en qui il ne se reconnaissait pas et qui lui fut au demeurant constamment hostile. Il est bien aussi trop égocentré - trop écrivain quoi ! - pour ne pas se préoccuper plus de ses aspirations intimes que pour la vie ecclésiale !

Tout ce qui est authentiquement chrétien dans le bien ou dans le mal scandalise ce que vous appelez les chrétiens (écouter cet extrait en 4:54) dit-il, lui qui fut constamment perçu comme un chrétien mal-pensant ! et qui le fut, d'ailleurs !

Pourquoi revenir sur le sujet sinon pour cet ami qui s'étonnait qu'on s'intéressât encore à ce vieux sulfureux de Mauriac. Je dois avouer que je n'ai jamais prisé plus que de courtoise rigueur la littérature de ce monsieur au Mystère Frontenac - je ne sais plus pourquoi - et à cet Adolescent d'autrefois près mais bluffé, vraiment, par son Bloc-Notes où je le crois à la fois plus fin, plus mordant que dans ses romans, plus autrement contradictoire et incertain aussi. Plus humain, quoi ! Ami toi qui fais profession de scruter, lis quelques unes des entrées de cette chronique et tu ne ne poseras plus la question tant celui-là voit, croque et mord ; ne pardonne pas grand chose d'essentiel mais s'attendrit des menues faiblesses. Il y a, chez lui, quelque chose d'insolite, émouvant autant qu'agaçant. Il se regarde, certes, trop sans doute ! mais j'aime sa manière d'être toujours à côté, pas là où on l'attend en tout cas !

Pourquoi revenir sur le sujet sinon parce qu'il est au centre de ce que je crois avoir vu en ma morale : la nécessaire mais si délicate jointure entre l'individuel et le collectif sitôt qu'il s'agit de croyance. Solidarité et réciprocité ne vont pas si aisément de soi qu'on puisse l'imaginer. Aimer Dieu, assurer le lien avec l’Être et le monde, n'est pas exactement la même chose qu'assurer le lien avec l'autre. Amor dei est une exhortation intime. Mauriac le sens bien même si je ne suis pas certain qu'il en souffre autant qu'il l'avoue tant elle lui permet de se démarquer de cette Eglise dont il ne peut se passer, qu'il vénère sans doute mais dont il exècre les errements passés. Cette exhortation a-t-elle seulement un sens ? Ce ne peut être qu'un mouvement ruisselant du plus intime faute de quoi il serait vain, faux ! C'est en cette jointure, précisément, d'entre l'intime, l'autre et le monde, que se joue toute moralité mais notre humanité surtout.

Ἀγαπήσεις κύριον τὸν θεόν σου ἐν ὅλῃ τῇ καρδίᾳ σου καὶ ἐν ὅλῃ τῇ ψυχῇ σου καὶ ἐν ὅλῃ τῇ διανοίᾳ σου·:
Ἀγαπήσεις τὸν πλησίον σου ὡς σεαυτόν.

C'est bien toujours ce même verbe qui assure la jointure où grâce, amour et charité s'équivalent ; qui résume le message chrétien ! la bonne nouvelle. J'aime assez que le texte dise que le second commandement lui est semblable mais rajoute surtout que de ces deux commandements dépend la loi entière, ainsi que les prophètes - aurez façon de dire qu'ἀγάπη dit l'essentiel du Message mais aussi qu'elle ne contredit pas ce qui fut annoncé auparavant ; le renforce tout au plus.

Et si encore nous n'étions qu'étrangers les uns aux autres ! Mais trop souvent adversaires, et même jusqu'à la violence, et jusqu'à la haine, et jusqu'au meurtre. Le même baptême, la même Eucharistie ne servent à rien pour rétrécir d'un millimètre l'abîme qui sépare un positiviste maurrassien d'un prêtre-ouvrier progressiste. Ce que je crois se heurte ici à ce que je constate, à ce que j'expérimente.
(…)
Peu de chrétiens pratiquants pratiquent la torture ? Mais il s'en est trouvé des milliers et des millions sinon pour l' approuver, du moins pour la comprendre, pour l'excuser~ Mais il s'en est trouvé des milliers et des millions, même parmi les dévots, pour mal se défendre de haïr et de mépriser les Juifs ou sinon de les haïr et de les mépriser du moins de les considérer en tant que Juifs comme une race suspecte, et de même, trop souvent les Arabes en tant • qu' Arabes. Ce qui ne me choquerait en rien, s'il s'agissait d'agnostiques et d'athées, comme pouvaient l'être un Barrès, un Maurras. Le scandale ne commence pour moi qu'à partir de la foi pratiquée, vécue à l'intérieur de l’Église par des chrétiens, même plus fidèles que je ne le suis moi-même, comme on me l'a souvent et justement reproché, plus charitables, plus dévoués aux oeuvres que je ne le suis moi-même.

Voici pour le message !

Mais ce n'est rien que d'écrire ceci puisque la division règne nonobstant. On comprend la gêne de Mauriac : là, à côté de lui, un fidèle, un chrétien qui prie mais qui a soutenu les pires crimes durant les guerres, peut-être même la torture … qui n'a pas vu qu'entre sa foi, sa prière, ses actions de grâce et son racisme ordinaire, son antisémitisme veule ou proclamé il y avait une contradiction dirimante ; absolue ! Ce que Mauriac fustige c'est la contradiction qui, pour lui, revient plus ou moins à de la malhonnêteté ou de la paresse. Il n'est pas choqué par la torture que pratiquerait un communiste voire un maurrassien mais par celle qu'approuve plus ou moins explicitement le bon chrétien !

Il faut dire qu'à droite on ne se sera jamais vraiment embarrassé de scrupules : au

Nous ne voudrions déterminer personne à l'assassinat politique. Mais que M Jaurès soit pris de tremblement ! Son article est capable de suggérer à quelque énergumène le désir de résoudre par la méthode expérimentale la question de savoir su rien ne serait changé à " l'ordre invincible" dans le cas où le sort de Gaston Calmette serait subi par Jean Jaurès

d'un Critias dans l'Action Française du 23 juillet 14 , répond - à propos de Blum - l'ignoble

C’est un monstre de la République démocratique. C’est un hircocerf de la dialectique heimatlos. Détritus humain à traiter comme tel… […] C’est un homme à fusiller, mais dans le dos

de Maurras en avril 35 ; on avait à l'époque la gâchette facile - tout au moins verbale ! Il faut dire que Maurras, avec toutes ses contradictions, se revendiquait plus du positivisme d'un Auguste Comte que du christianisme et n'en appelait à la royauté que pour une unité de la Nation qui ne devait rien au divin assurément.

Cette gêne - je la perçois doublement. D'abord à cause de cette figure détestable de Maurras qui tente de se refaire un chemin à travers la montée des extrêmes en Europe mais Mauriac n'y est pour rien : ils sont contemporains et pour son malheur, Maurras monopolisa avec Barrès une grande part de la pensée de droite ; il lui faut bien, lui l'écrivain de cette droite catholique, régler ses comptes avec ces démons qui pour n'avoir pas été les siens, le hantèrent néanmoins. Ensuite parce que c'est strictement la même que celle que je ressens face à un Heidegger. Ainsi donc ne nous prémunissent contre l'erreur, l'odieux et parfois l'horreur, ni plus la raison, contrairement à ce qu'espéra Descartes, que la foi ou la Révélation. Voici : les uns disposent de tout l'arsenal méthodologique, de toutes les prudences, de toutes les connaissances requises, jamais achevées mais déjà suffisantes et pourtant rien n'y fait, ils entreprennent néanmoins de hurler avec les loups car tout leur bagage ne leur offrit pas même les prémices d'un peu de clairvoyance ; les seconds, porteurs d'une des plus belles traditions, portant générosité, charité et espérance en sautoir, ne leur suffit pas plus qu'ils souillèrent bien vite d'une intolérance inquisitoriale, d'une rage destructrice, d'une haine purificatrice à vomir … à désespérer.

Le même baptême, la même Eucharistie ne servent à rien pour rétrécir d'un millimètre l'abîme qui sépare un positiviste maurrassien d'un prêtre-ouvrier progressiste. Ce que je crois se heurte ici à ce que je constate, à ce que j'expérimente.

Oui c'est la même gêne : rien ne nous prémunit contre rien. Nous demeurons seuls, à la fin, égarés presque autant qu'éclairés. Ce qui pourrait s'entendre rassurant puisque atteste de notre liberté. Ne l'est pas vraiment !

Descartes avait raison : le jugement est affaire de volonté ; nos actes tout autant qui résultent d'une analyse sans doute, mais à la fin d'un choix et donc aussi d'un renoncement. C'est ici que Mauriac fait la distinction d'entre les héritiers du dépôt et les porteurs de message, d'entre les puristes sourcilleux avides de ne rien altérer et soucieux jusqu'à l'obsession de transmettre leur legs tel qu'il fut accordé sans y rien jamais changer et, de l'autre côté, les porteurs de messages, plus sensibles à la nouveauté, à la rencontre, à l'autre dans ce qu'il peut avoir à la fois de passionnant et de périlleux. Mauriac retrouve ainsi, sans le dire mais en se l'avouant, le couple ordre/progrès et son versant politique conservateur/progressiste.

Pourtant ce n'est pas ce qui importe mais la conscience ici prise et affirmée que les choix que nous pouvons faire, les actes que nous commettons, les forfaits parfois que nous perpétrons ne se réduisent ni en notre foi, ni en notre pensée. Il y a tellement loin de la coupe aux lèvres ! Ces frères ennemis, inutile d'aller les chercher au-dehors, là, à côté de nous parmi ceux qui nous côtoient, partagent nos labeurs, passions ou engagements. Non, ce conflit renvoie simplement à notre propre incohérence. Or cette incohérence a un nom ; elle en a même plusieurs : inconséquence ; paresse ; lâcheté, grande ou petite ; peur ; renoncement ; trahison mais si rarement …

Définition de la morale : La morale c’est l’idiosyncrasie du déca­dent avec l’intention cachée de tirer vengeance de la vie — et celte intention a été couronnée de succès. J’attache de la valeur à cette définition.
F Nietzsche Ecce Homo, Pourquoi je suis une fatalité, 7

Serres répète souvent que la morale n'a d'autre sens que de nous apprendre à endurer la souffrance et Nietzsche, on le sait, affirmait que les moralistes étaient si faibles et pervers qu'ils avaient besoin d'un tuteur pour demeurer corrects et considérait dans la morale la prééminence du ressentiment ; la victoire de la décadence. Qu'il ajoute attacher de l'importance à cette définition mériterait qu'on s'y attarde. J'y reviendrai. Mais indique au moins, ce que j'aurai déjà suggéré, combien le lieu de la murale est à la fois un lieu d'incertitude et de jointure. Qu'importe à la fin que le code moral ne soit que l'intériorisation de normes sociales ou au contraire la mise en forme de son propre ressentiment car c'est toujours en ce même endroit que jaillit la question morale, à l'intersection de l'intime et de l'extérieur, de l'individuel et du collectif, du particulier et de l'universel, ici dans ce vis-à-vis avec l'autre, avec tout ce qui n'est pas moi mais, avant les choses, avec l'autre. Qu'importe à la fin que ce code surgisse de cette petite voix intérieure, de ce démon qui parlait à Socrate ou à Rousseau parce que cette voix qu'on l'entende ou étouffe, il faut bien un moment avoir décidé de lui obéir - de l'écouter - ou au contraire de la négliger.

Instant et moment décisifs que cette jointure : finalement je ne m'étais pas trompé en considérant un paradigme dans le conflit Romulus/Rémus. Il a lieu où et quand ces espaces se frôlent, sur cette ligne de partage ou frontière. Sur notre peau, même. Ne pas chercher dehors ou au-dedans, non ! à l'endroit et l'instant précis où les deux se rencontrent, toisent et testent. Dieu vs Diable ; bien vs mal ; Éros vs Thanatos ; vie vs mort : tous ces noms se valent. Héraclite avait sans doute raison : il faut entendre l'être comme un flux, une incessante dynamique où la contradiction n'est ni un accident ni une exception mais le propre de ce qui se meut.

Mauriac va jusqu'à avancer ici que souvent il se sent plus proche d'un musulman mystique ou d'un vrai juif - expressions curieuses - que de nombre de ses coreligionnaires : galéjade ou aimable provocation … il n'est proche que de lui-même et des contradictions qu'il traque en lui. En réalité notre plus grand ennemi n'est autre que nous même, trop proche pour qu'on y puisse rien scruter ; trop éloigné de sans cesse nous perdre en atermoiements.

Plus que jamais j'en tire cette certitude que c'était bien Kant, si malaisée que fût sa solution, qui eut raison : notre moralité ne tient pas dans l'efficacité ou la qualité des conséquences obtenues mais bien plutôt dans la volonté, si confuse, contradictoire ou incertaine qu'elle fût, qui préside à nos comportements et actes.

Qu'en conséquence, la moralité ne saurait être un discours social ou politique, ni même en justifier aucun, jamais. Elle est affaire à ce point intime que nul ne s'en peut prévaloir ni tenter de la saisir. Mauriac n'a pas tort : toute politique n'est pas justifiable pour un chrétien mais lui seul peut tracer le chemi, qui de l'une va vers l'autre, qui concilie le message et le dépôt.

Elle est affaire d'excursion, solitaire : tout parti pris théologique comporte une attitude politique, affirme Mauriac. Je l'aurais dit à l'inverse : il n'est pas de projet politique qui ne comporte une métaphysique implicite voire une théologie ; en tout cas une philosophie. Le grand projet cartésien puis celui des Lumières n'était autre que, s'aidant des acquis de la raison, de ne pas avancer en aveugle. C'était faire une partie du chemin ; pas nécessairement la plus malaisée. Quand, en plein brouillard - des passions, des intérêts ou des incertitudes - il faut s'essayer à démêler ou au contraire renouer, là débute la vie et se mesurent les caractères les mieux trempés.

J'aime assez que le commandement appelle à la fois cœur, âme, pensée - καρδίᾳ, ψυχῇ et διανοίᾳ - autre façon de dire qu'il s'agit ici d'un engagement total. Les luttes impérieuses ne sont pas où l'on imagine.