Bloc-Notes 2018
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Pouvoir … des choses, des âmes, des mots

C'était un soir de cette semaine trop chaude et trop épuisante. Après une journée de soutenances qui allait en précéder bien d'autres, après un Conseil où comme souvent je n'ai pas su me taire, un dîner au restaurant avec mes deux chefs, mon directeur d'Institut et ma chef de département. Que j'aime bien tous les deux pour des raisons bien différentes : celle-ci pour son humanité débordante d'affection ; celui-là pour l'obsession scrupuleuse à remplir ses fonctions avec justesse et l'anxiété de ne rien rater des pièges tendus tout en gardant autant que faire se peut humour et bonne humeur … Non je ne devrais pas écrire ceci tout simplement parce que l'affection que je leur porte ne se réduit en rien à ce que je viens d'écrire. Décidément qu'il s'agisse de φιλία ou d'ἀγάπη, les mots s'avèrent bien pauvres pour exprimer ce que nous ressentons, mots que de surcroît nous maîtrisons si mal et bafouons si souvent !

A mesure que j'avance dans mes petites réflexions, je perçois avec plus de force la réticence ancestrale du philosophe pour la communication mais encore l'écart vertigineux d'entre elle et les sciences. Je saisis bien ce que le goût immodéré pour les sciences et la soumission souvent aveugle aux techniques peut révéler de peurs ou de renoncements : il est plus difficile qu'on n'imagine de vivre avec l'incertitude chevillée au cœur ; parfois plus honorable. Je suis néanmoins totalement certain - or, je le suis de bien peu de choses - que les sciences ne nous disent rien de notre rapport aux choses et aux autres si elles dévoilent beaucoup sur le monde. Faut-il dire qu'en ces temps troubles nous avons au moins autant besoin de cela que de ceci ? Et j'affirme qu'outre l'usage paresseusement négligent que nous faisons de la langue, cette dernière n'exprimera jamais que la part rationnelle de notre être, jamais ce rapport au monde, jamais ni nos émotions ni nos sentiments. Qu'ainsi nous demeurons sempiternellement à la lisière de nous-mêmes avec un tel entêtement que les sentencieuses affirmations expertes seraient risibles si elles n'étaient tragiques.

Alors non je n'aurais pas du écrire cela parce que, tout simplement, les raisons pour lesquelles je les aime bien ces deux-là, il n'en est pas ou, plutôt, je les ignore - et les veux ignorer. Il n'est pas, en amour ou amitié, de petit bilan comptable où bien ordonnancés en deux colonnes, qualités et défauts, contraintes et opportunités, forces et faiblesses pussent d'eux-mêmes susciter attachement ou répulsion, amour, indifférence ou haine ! Non décidément de ceci rien ne s'en suit ! Musil avait raison. Rangeons soigneusement arguments et critères ; raison et langage. Nos émotions y prennent peu de part ; nos emportements encore moins ; nos attaches si peu. Ils n'ont pas même à voir avec leurs actes même si, sans doute, je m'en fusse éloigné s'ils m'avaient horripilé.

Nos actes nous rendent parfois estimables ; pas aimables.

Je comprends mieux soudainement le débat si étrange, aux tout débuts de la chrétienté, entre Pélage et Augustin concernant le salut par la grâce ou par les œuvres. Oui, ce que vous faites, vous les responsables, peut vous rendre respectables, honorables voire parfois vénérés mais restez en conscients ce ne sera jamais vous que l'on adorera ; vos actes seuls. Regardons pour nous en convaincre le culte que nous vouons à nos grands hommes - les Clemenceau, Jaurès, de Gaulle … - ou à nos grands artistes : il y va là si cruellement de même qu'on peut parfaitement imaginer œuvre géniale et personnage odieux - Céline pour ne prendre que ce trop facile exemple. Jaurès seul fait peut-être exception lui qui se tint à l'écart du pouvoir : mais l'humanisme torride qui suintait de tout son être est le point commun de tous les témoignages qui laisse à deviner que celui-ci, on l'aima.

Ceux qui souffrent du pouvoir ou s'y égarent parfois ne le peuvent que d'avoir oublié un instant que les entourages proches ne soutiennent que leurs fonctions, place ou prérogatives. Courtisans souvent ; adjoints parfois ; quémandeurs toujours trop ; parasites à la petite semaine ou furets louvoyants … qu'importe ! ils s'éloigneront sitôt le mandat achevé et s'en iront courtiser ailleurs. Un jour, amis, vos boites mails redeviendront désespérément vides : ce ne sera pas que l'on vous aimât moins ; ce sera simplement, le calme revenu de ceux qui n'eurent que la crainte d'importuner.

Des directeurs, j'en aurai connu quatre. Certains me furent parfaitement indifférents parce que ce qu'ils firent, ils le réalisèrent, pour l'un avec la régularité précautionneuse d'un métronome très soucieux d'un mandat paisible et donc fidèle aux systémiques qu'il croyait pouvoir dominer (il paraît qu'on dit manager) ; ou pour cet autre encore, propulsé là par hasard ou inadvertance sans projet ni autre ambition que d'assurer consciencieusement son mandat avec l'assiduité du bon élève et l'obstination de qui n'est jamais sorti de l'école, sans gloire mais sans erreur non plus. Ces deux-là, les deux premiers me font irrésistiblement songer, à ce portrait que Mauriac dressa en 1953 des prétendants à l’Élysée : « Je vote pour le plus bête », la boutade fameuse de Clemenceau n'est cruelle qu'en apparence. Elle signifiait : « Je vote pour le plus inoffensif. » Non, nous ne vous en voulons pas d'être ambitieux, mais plutôt de ne l'être pas assez. Ce, que nous vous reprochons, c'est cette gloutonnerie qui ne voit pas plus loin que son museau.

J'ai vu muer le troisième qui se débarrassa incontinent de sa peau d'enseignant pour celle plus veloutée d'administrateur : brillant tout hérissé de politique, tout engoncé de gréements qu'un indéniable charisme rendait presque aimables, grand amateur d'humain sans qu'on pût savoir s'il préférait aimer ou être aimé, trop fin manœuvrier pour ne pas exceller dans la φιλία, trop impatient encore pour que lui soit l'espace de la grâce ! Le quatrième, qui vient d'achever sa première année de mandat, en est presque le négatif photographique : non qu'il y fût moins bon que son prédécesseur, ou plus vertueux ; non, pas du tout ! Mais celui-ci engagé, presque empêtré, de la tête au pieds dans des projets de fusion où tout importe autant qu'échappe - le diable notamment dont nul n'ignore qu'il se cache dans les détails - assure ses fonctions avec belle prestance, élégance et sourire et semble toujours le faire par souci des autres. Par devoir ? ce serait sévère sans être tout à fait faux ! Par égard, assurément.

Son prédécesseur s'amusait de tout et jouissait en chaque instant de sa fonction : n'hésitant pas à le faire voir. Lui doute, souffre sans doute parfois, s'inquiète vraisemblablement mais a l'élégance de n'en rien laisser paraître. Je le regarde et dois avouer que m'épate cette étrange alchimie de force qui semble ne devoir rien céder aux épreuves infligées et résister à tout, mais de fragilité aussi que je devine sans pouvoir la cerner - qui n'est sans doute, en fin de compte, que le signe de qui cherche, hésite, essaie, trouve parfois, décide parce qu'il le faut sans oublier jamais la glorieuse humilité de la pensée.

Des chefs, j'en connus huit : position plus humble, parfois humiliante, pouvoirs plus restreints. Certains les exercèrent avec emphase, d'autres avec scrupules ; tous avec un vrai souci de donner le meilleur. Et un dévouement sans faille que rien ne viendra récompenser. Il faut pas mal d'humilité pour reconnaître qu'on n'arrive que rarement à ce qu'on voudrait et que, surtout, ceci a, beaucoup mais si peu d'importance. Beaucoup parce qu'il dépend d'eux de créer le cadre et l'ambiance grâce à quoi travailler peut être aussi passion et plaisir ; peu parce que l'institution est toujours tellement en bouleversement qu'il ne restera demain que peu de ce qu'ils auront rêvé, échafaudé, entrepris. Je pourrais les croquer tous : ce serait injuste parce que tous, avec leur talent propre, exercèrent des fonctions à quoi rien ne les préparait, firent bien au-delà de ce qu'ils purent, pour un résultat souvent honorable que la suite s'empressera d'émietter et d'oublier. De ma chef actuelle je pourrais tant écrire mais je ne serais pas objectif. Pourquoi l'être d'ailleurs ?

Alors, non, je ne m'égare point, c'est bien le pouvoir que je voulais évoquer ici.

 

C'était tout à fait en fin de soirée, nous attendions notre taxi, au carrefour. Je venais de remarquer combien grand semblait, chez ma chef, non la soif mais le goût du pouvoir - ce qui dans mon esprit était un compliment, en tout cas ne sonnait pas comme un désaveu - lorsque Xavier, presque choqué, rétorqua que non, elle avait le sens de l'intérêt général et se mettait au contraire au service des autres et notamment des étudiants. Je n'en aurai pas démordu tant me semble évidente la passion de cette femme à façonner et emboîter les choses à sa main et le plaisir qu'elle y prend de n'y pas échouer … mais la conversation se rompit là : nos taxis arrivèrent.

C'est peu dire que la remarque me fit réfléchir, que je traîne depuis une dizaine de jours, tant elle est révélatrice d'une conception fâcheusement négative du pouvoir ; mais tellement actuelle. M'y fit d'autant plus songer que j'avais moi-même fustigé quelques vaniteux rodomonts et avoué mon malaise devant les puissants. C'est qu'au fond, soyons honnêtes, le pouvoir tout autant nous fascine et répugne ; mais cette ambivalence tient tout autant à la chose qu'à notre incapacité à nicher des réalités précises derrière le mot qui m'apparaît plus souvent comme un fourre-tout bien pratique.

Déchiré au fond entre Arendt quand elle énonce que nous confondons pouvoir, puissance et autorité et Maimonide quand il prescrit de s'en écarter - Aime le travail, hais la fonction dirigeante et ne cherche pas à être connu du pouvoir -

Mais ici je bute sur les mots dont je ne suis pas certains qu'ils ne me trahissent encore. Quoi ? aimerait-on les êtres comme les choses ? ses enfants ou son conjoint comme des roses, ou une promenade bucolique ? voire comme une abstraction ? l'argent ou le pouvoir comme Dieu ou la Recherche du temps perdu ? Parfois les mots cachent plus qu'ils ne révèlent. Souvent.

Mais qu'est-ce donc qui en pouvoir heurterait l'amour au point que les relier semblât une incongruité voire une offense ?

Je crois avoir compris - et répété à l'occasion - combien la perversion toujours prenait la figure d'un moyen qui s'érigeait en fin en soi , et l'indignité sous celle d'un idéal se vautrant dans l'instrument. Kant en fit la forme de l'impératif catégorique : non, jamais l'humain ne supporte d'être le truchement vers quoi que ce soit. Vouloir le pouvoir pour améliorer le sort des autres est éminemment respectable ; pour les avantages, agrément et jouissance que ceci vous procure, définitivement détestable. Aimer l'autre pour lui-même quand bien même invariablement on se trompe, égare et y échoue, oui, bien sûr ; comment nommer une relation qui ne vaudrait que comme moyen pour d'autres ambitions ?

Moïse dit à l'Éternel: Ah! Seigneur, je ne suis pas un homme qui ait la parole facile, et ce n'est ni d'hier ni d'avant-hier, ni même depuis que tu parles à ton serviteur; car j'ai la bouche et la langue embarrassées.
 L'Éternel lui dit: Qui a fait la bouche de l'homme? et qui rend muet ou sourd, voyant ou aveugle? N'est-ce pas moi, l'Éternel ?
 Va donc, je serai avec ta bouche, et je t'enseignerai ce que tu auras à dire.
 Moïse dit: Ah! Seigneur, envoie qui tu voudras envoyer.
Alors la colère de l'Éternel s'enflamma contre Moïse, et il dit: N'y a t-il pas ton frère Aaron, le Lévite? Je sais qu'il parlera facilement. Le voici lui-même, qui vient au-devant de toi; et, quand il te verra, il se réjouira dans son coeur.
Tu lui parleras, et tu mettras les paroles dans sa bouche; et moi, je serai avec ta bouche et avec sa bouche, et je vous enseignerai ce que vous aurez à faire.
 Il parlera pour toi au peuple; il te servira de bouche, et tu tiendras pour lui la place de Dieu.
 Prends dans ta main cette verge, avec laquelle tu feras les signes.
Ex,4.10-17  

Je tiens ce passage de l'Exode pour essentiel qui, curieusement, me le fit mieux comprendre encore que Kant. Moïse est l'intermédiaire, l'instrument, le porte-parole mais il encourt la colère divine sitôt qu'il tente de se dérober fût ce pour de bonnes raisons - il était bègue. Ceci ne peut rien signifier d'autre sinon que l'intermédiaire doive demeurer à sa place. Qu'il faille à l'outil un outil subsidiaire soit mais jamais l'intermédiaire ne peut disposer de sa propre place.

Je crois bien que c'est pour cela que je n'ai jamais cru à la communication dussé-je faire croire que je l'enseigne. Non seulement parce que les mots ne disent rien d'essentiel sur les choses et les âmes mais surtout parce qu'elle laisse trop aisément accroire que la transmission est affaire de recettes, d'habileté. Non, elle est tout entière suspendue à sa fin qui est sa seule justification.

Alors, oui, parce que le pouvoir, sitôt qu'il est politique, donne plus souvent à voir intérêt, compromis et tricherie que vertu ; et ne prêter attention qu'à la caste de courtisans prompte à le servir, je puis comprendre les réticences. Néanmoins, je ne suis pas certain que l'habileté feinte d'un Platon consistant à confier le pouvoir précisément à ceux qui n'en veulent pas, ne soit pas vil subterfuge pour établir la tyrannie de la vérité !

Même ses ennemis appelaient Robespierre, l'Incorruptible ! Il m'arrive d'être moins inquiété par un jouisseur, pas forcément corrompu, mais prenant ses aises avec les principes, comme put l'être Mitterrand.

N'exagérons néanmoins pas : le pouvoir dont je parlais ce soir-là s'agissant des fonctions électives d'un Institut Universitaire sont loin de pouvoir faire trembler les murailles ou s'effondrer les empires. Mais assez consistant pour déterminer le proche : j'aurai décidément adoré, tout au long de ces quelques trente années, obéir c'est-à-dire écouter des chefs que je me serai choisis car cela change tout ! Obéir aux lois qu'on s'est données c'est cela la liberté disait en substance Rousseau : oui !

Alors, non, ni de l'une ni de l'autre je n'imagine en rien qu'ils puissent rejeter sur d'autres l'écot de leurs responsabilités voire de l'intérêt qu'ils y portent pour prix de leur épuisement. Alors non je ne vois pas pourquoi le plaisir qu'on prendrait à façonner serait invariablement une débauche de l'autre.

Je crois au contraire, c'est ici tout le secret du Décalogue, mais tout le sel de notre histoire, qu'il nous appartient de nous mettre au service de l'autre sans nous nier pour autant. Même si je m'amuse parfois de voir se déployer l'innocence feinte de l'un, ou les ruses charmeuses de l'autre. A tout prendre les subterfuges revêtent parfois des allures plaisantes.

Autorité, Serres se plaît à le souligner, vient d'un verbe latin signifiant augmenter. Le voici le critère que nous cherchions qui légitime ou disqualifie le pouvoir.

C'est cet équilibre entre générosité et souci de soi qui signe le début de toute moralité - et ce pourquoi elle est une interaction forte entre pesanteur et grâce.

 

 


 

 

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