index | précédent | suivant |
---|
Partir
1- Voyager | 2- Partir | 3 - Partir ou abandonner ? | 4- Fermer le cercle | 5 - Raconter |
---|
Vivre c'est être parti et être tellement allégé qu'on en devient tout nu. Plus on vieillit plus on se dénude. Serres
J'avais déjà évoqué, il y a plus de cinq ans, en une série autour de l'abandon perçu comme l'expérience humaine fondamentale selon Serres. Il est la conséquence de ce être parti. Serres ne dit pas qu'exister c'est partir mais que c'est être parti comme si l'existence équivalait à cette transhumance.
Ce qui, en réalité, est loin d'être faux ! Tout effectivement, en notre existence signe la rupture, l'écart, le débordement et le départ :
notre naissance, évidemment, qui est d'abord une expulsion. D'une fusion parasitaire à notre autonomie en tant qu'individu, il n'est que distances prises, écarts, parfois conflits, parfois ruptures. L'effort d'être quelqu'un, de se distinguer ; de n'être pas simplement fils ou fille de … bref de nier ; de prendre du recul qui est autre forme de la distance. C'est bien ici toute l'aporie de nos vies de ne jamais véritablement savoir si nous partons, ou plus prosaïquement reculons - comme si notre histoire devait s'écrire à reculons.
La mère est l'hôtesse par excellence : avons-nous assez remarqué qu'au féminin le mot ne connaît pas cette ambivalencequi la caractérise au masculin ? L'hôtesse n'est jamais l'invitée et désigne toujours celle qui accueille, reçoit ; celle qui est donc, certes volontairement, parasitée - je veux dire qui donne sans espoir de retour, sans attente en tout cas. Grandir pour le petit brutalement expulsé revient d'un seul tenant à se distinguer de cette origine et de rêver inlassablement d'y revenir même seulement de manière onirique. Nois ne cesserons jamais ces allers nécessaires ni ces retours impossible. Nous apprendrons plus tard, mais tellement tard, mais si souvent trop tard, que nous serons toujours le parasite de quelqu'un ou de quelque chose d'autre ; et apprendrons à nos dépends, combien sagesse et prudence suffiront à peine à tempérer cette vulgarité violente qui nous fait invariablement écorcher ce qui pourtant nous fait vivre.- notre conscience ensuite qui ne peut rien saisir sans devoir préalablement se distinguer en tant que sujet de cet objet qu'elle appréhende. J'aime que la philosophie d'autrefois appelât ceci conscience réfléchie, comme il en va du rayon de lumière se fracassant contre le miroir et renvoyé à ses origines, pour désigner comment le sujet se donne à la conscience en même temps que l'objet qu'il saisit. Voir c'est toujours voir de loin ; penser, de même. Hegel avait vu ceci en en devinant la portée sulfureuse et parfois douloureuse : sitôt que nous le pensons, nous ne sommes plus seulement du monde mais devant lui ; y cherchant notre place sans l'y trouver jamais ou que de manière si provisoire qu'insatisfaisante. Nous ne parvenons jamais tout-à-fait à être d'ici mais ne parvenons pas plus à être d'ailleurs. Pilate resta muet devant le Mon royaume n'est pas de ce monde qu'on lui opposait. Il eut tort : il aurait pu penser de même. L'aurait dû. Quelque chose dans l'acte même par lequel nous pensons et prenons conscience de ce que nous pensons nous intime de ne pas nous réduire à cet imbroglio d'affairements, de désirs, de bavardages et de marchandises amassées au gré de nos désirs indéfiniment répétés ; nous suggère un ailleurs qui n'est peut-être que fondation mais se donne comme un au-delà.
- nos désirs, encore, qui nous mettent en route et en action, qui seuls maintiennent et entretiennent notre rapport au monde et à l'autre mais qui ne peuvent éclore qu'à distance de l'objet convoité. Et s'éteignent sitôt celui-ci atteint. Certes, nous ne pouvons nourrir d'appétence que pour ce que nous n'avons pas ou ne sommes pas mais qui admettra jamais - au point d'y consentir au plus intime de son âme - que cet écart est irrémédiable et doit le demeurer à jamais. Tout désir accompli est un désir mort et nous nous consumerions d'y parvenir. Le plaisir, puisque c'est ainsi que nous convenons d'en nommer l'accomplissement, est quête fatale dont nous frôlons l'orée fugacement et imparfaitement avant que d'en être repoussé … parfois brutalement. Nous ne sommes pas bâtis pour l'absolu qui nous aveugle ou nous rend fous. On imagine mal un savant poser son crayon d'avoir atteint son but et la connaissance totale. Ni un musicien reposant son archet pour ce qu'on eût, avant lui, toutes les combinaisons possiblrs de notes rendant ainsi impossible toute création future. Non plus qu'un écrivain …
Le mythe tant délicieux que sulfureux de Don Juan le suggère : son appétit démesuré porte en réalité sur la quête pas sur la conquête. Sur le chemin pas sur la destination. D'avoir séduit tant de femmes souligne qu'il n'en toucha aucune. Le catalogue est impressionnant mais rime assurément avec impuissance. Je ne tiens pas pour anodin qu'à de multiples reprises il soit rappelé, à Moïse notamment, que la face de Dieu ne se pourrait toiser de face. Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. Voici encore affaire de distance ; de chemin. Trop proche de nous, l'objet étouffe le désir comme la conscience d'ailleurs. Trop lointain, nous engourdit de souffrances et paralyse. Comme si nous ne savions ou pouvions aimer qu'en chemin, dans un délicieux mais précaire intermède ou que nous ne pussions jamais accomplir tout au pire abolir.
Définitivement en chemin , errant dans un désert que nous aurions nous-mêmes laisser nous envahir, déchirés entre une origine désormais inaccessible et une destination interdite nous conjuguons de mille et une façons les flexions les plus improbables de l'imperfection, de l'inachèvement. - notre mémoire enfin qui sans doute n'éparpille rien mais engouffre en des replis incertains ce qui pourtant nous autoriser de claudiquer moins ; qui en même temps, Serres a raison, nous permet de soutenir le regard - au moins le nôtre - de supporter le mal enduré ou provoqué. Parfois pourtant, comme des jaillissements de ces surgeons enfouis qui blessent tant l'écart est immense d'entre les rêves d'autrefois et les projets généreusement fomentés et la sage médiocrité qu'en une vie l'on fut à peine capable de préserver. Des visages gommés par la myopie autant que la gêne à qui l'on aimerait au point quêter pardon pour le mal commis ou pour les bienfaits qu'on eût négligé de prodiguer.
Oui, décidément nous sommes en partance depuis le début et le demeurons … jusqu'à la fin ; conduits au départ mais si vite et sottement entreprenants par la suite. Condamnés à la route. Au devenir. A nous réaliser et nos projest, avec tous les risques qu'une telle réification engendre en terme d'emprise, de pouvoir ; d'aliénation.
Les voyages que nous entreprenons ne sont-il pas, sous une forme ludique mais aussi terriblement convenue, le simulacre de nos abandons ; des violences que nous imposons, des blessures que nous infligeons et, parfois, subissons ? A l'instar de nos jeux - ceux que nous pratiquons comme ceux que nous avons transformés en spectacle pour bourgeois avachis repus de bière et de passions sans risques où nous contrefaisons conquête de territoire, combats divers et variés d'attaque, de défense autant que de mise à mort. René Girard nous avait enseigné combien nos rituels religieux se contentaient de mimer d'antiques sacrifices qui furent autant de mises à mort, autant de tentatives désespérées pour canaliser une irrésistible violence mimétique. Nous avons, depuis, délaissé oratoires, abbatiales et autels et leur avons préféré stades ou, pire encore, écrans et canapés moelleux.
Ils nous disent sur un mode sans doute plaisant la fatalité de la violence où nous nous condamnons nous-mêmes.
Comment vivre sans meurtrir, blesser ; décevoir ? sans empiéter, bousculer ; expulser ?
Ce qu'avec une précision d'horloger révèle ce cruel usage d'abandon. Car enfin ce n'est pas même geste de s'éloigner d'un lieu ou d'une personne et l'abandonner. Dans abandon il y a queque chose de l'ordre de la trahison comme si l'on avait rompu ici un lien si profond si profondément ancré en nos âmes qu'on le crut naturel. Quel parent peut abandonner son petit sans dénouer en même temps une promesse presque ontologique.