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Notre si essentiel besoin de récit

1- Voyager 2- Partir 3 - Partir ou abandonner ? 4- Fermer le cercle 5 - Raconter  

 

Parce que de toute chose, il faut un récit. Récit de nos voyages que nous ferons à nos proches et sans doute aussi récit de notre retour, même si d'ordinaire nous nous attachons à y être plus discret.

L'Odyssée ne valut que par le soin d'un Homère à raconter les exploits d'Ulysse et par la lente patience de Pénélope à tempérer c'est-à-dire à remettre toujours à plus tard les ardeurs de ses prétendants.

J'aime que ce soit le même mot - histoire - que l'on utilise à la fois pour dénigrer des mensonges - ce que sont que des histoires - pour désigner le passé de l'humanité mais encore pour nommer la science qui s'occupe de le vérifier et relater.

ἱστορία c'est à la fois la recherche, l'exploration et le résultat de celle-ci et ainsi la connaissance et enfin le récit écrit ou verbal de ce que l'on a ainsi appris. Bref à la fois le processus et la fin, et le discours sur la fin. Avant d'être l'historien, l'ἴστωρ est celui qui sait, qui connaît la loi et donc qui juge.

Autant de termes qui ont en parenté εἴδω - qui se voit, se contemple mais donc aussi se sait.

Affaire de regard comme théorie ou évidence : je ne connais pas de geste plus simple sinon de lever les yeux au ciel et contempler les étoiles, quitte à tomber dans le puits pour mieux y voir encore.

Tout en réalité est objet d'histoire. Nous avons l'habitude de considérer qu'il n'y aurait d'histoire qu'humaine et encore faut-il qu'une compte-rendu en eût été rapporté - sinon ce ne serait que préhistoire. Voici qui est faux pourtant : le monde a une histoire bien plus ample que la nôtre, plus lente, assurément, presque immobile parfois, mais il sait la raconter à sa manière. Prélevez une carotte dans la glace arctique : à la mesure de la profondeur vous remonterez dans le temps et pourrez lire l'état du monde bien longtemps avant l'invention de l'écriture. Regardez les étoiles ; saisissez un télescope géant, les lumières que vous verrez, les étoiles et les naines que vous y scruterez projettent scintillement si long à vous parvenir que vous ne pourrez jamais contempler que l'état passé de l'univers. L'homme de science a toujours craint que le regard porté par l'observateur perturbât l'objet observé et en déduisit jusqu'au principe d'indéterminisme. Mais ce n'est ici que la moitié de la chose : l'objet en retour bouleverse l'observateur en le projetant dans le passé ; l'émotion. Ces deux-là, sujet et objet, si j'ose l'exprimer ainsi, se tiennent par la barbichette comme en la comptine. Mais aucun ne rit.

Kant dessinera un horizon désormais indépassable ou qui reculera à la mesure de nos avancées : la chose en soi se dérobe ; il n'y aura jamais que des objets pour nous, des phénomènes. Nous collons au réel comme il s'insinue en nous.

Or, prendre le parti du phénomène c'est prendre celui du récit.

Il suffit de regarder ; il suffit de lire - je veux dire de savoir lire.

Telle est l'œuvre de l'homme de savoir, philosophe ou scientifique : non pas seulement de découvrir mais de transmettre ; de nous apprendre à découvrir nous-mêmes. Avant d'être homme de laboratoire, ou de bibliothèque, il est homme de parole. Après tout, c'est assez récemment qu'il devint homme d'écriture ; Socrate encore s'y refusa.. Mais il est homme de transmission

Rien de Marco Polo ne fût parvenu jusqu'à nous s'il n'avait relaté ses voyages ; rien non plus de Christophe Colomb et de sa découverte de l'Amérique si un Bartolomé de Las Casas ne l'avait raconté en même temps qu'il dénonça les exactions commises par les conquistadors et colons espagnols.

Nous n'y songeons jamais assez : l'événement est toujours biface un peu comme Janus, dieu des choix,du passage et des portes une tête tournée vers l'avenir, une autre vers le passé ; une vers l'intérieur une autre vers l'extérieur. Il n'est pas d'événement sans récit de celui-ci. Et celui qui voyage aurait la moitié de son plaisir gâché s'il ne pouvait emporter souvenirs par devers lui, ni raconter à ses proches ce qu'il a vu, vécu, compris.

Il en va comme de la réalité qui, en fin de compte, n'existe que si conscience il y a pour la saisir comme telle. Pas d'objet sans sujet ni donc de sujet sans objet. Pas de réalité sans récit qui la dise, décrive, explique …voire enjolive.

Le commun ne jure que par la vérité et la réalité que d'ailleurs il confond. Il se trompe évidemment et d'ailleurs lui-même : comment oublier qu'il ne supporte le réel qu'à force d'imaginaire qu'il consomme sous toutes les formes esthétiques possibles, ou même oniriques si l'on en croit Freud.

Nos récits ne valent que par les relations en boucle qui entretiennent personnage et monde : le récit commence exactement sur cette ligne où les deux se jouxtent et se métamorphosent. Le fils qui revient, piteux, est bien différent de celui qui partit autrefois, orgueilleux et bravache ; le père lui-même enclin à ouvrir les bras aurait étonné l'autorité bafouée d'autrefois.

Oui tout ceci est récit : j'ignore seulement quoi du récit que dresse le monde de nous ou au contraire de celui que nous brodons sur le monde révèle le mieux notre incompréhension et notre désarroi.

Il m'arrive de soupçonner que nous brassons de l'air uniquement pour atténuer nos angoisses. Mais, quoi si cette frénésie est prélude à de belles histoires, cela me va.