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Fermer ou s'enfermer ?

 

1- Voyager 2- Partir 3 - Partir ou abandonner ? 4- Fermer le cercle 5 - Raconter  

 

Parce qu'il n'est rien de plus spontané quand on s'en va de désirer, même secrètement, revenir sur ses pas ; sur ces lieux qui vous ont fait ; vu naître, croître et prétendre augmenter le monde. Qu'il n'est pas un ancien qui ne désire mourir chez lui et être enseveli dans la terre de ses ancêtres ; que tous nos gestes et nos outils nous conduisent à fermer le cercle. Jusqu'aux mouvements célestes, aux cycles des saisons qui se jouent de nous et de notre sotte prétention à avancer, qui ne nous ramènent au même.

Parce qu'il n'est rien qui ne ressemble plus au cercle qu'une ligne droite. Les géométries modernes nous ont suggéré que le droit n'est qu'un infime cas particulier, une illusion de l'infinie parcelle de l'orbe. Sous nos pieds la terre contrefait la platitude : il n'en était donc rien. Et nous nous mettons à tout confondre au point de nommer révolution - non pas le mouvement en orbe d'une planète autour d'un point fixe, mais un changement brusque, profond autant qu'imprévisible dont quelque fois nous sommes fiers mais que souvent nous craignons pour ses désastres certains et ses progrès si discutables.

Nous ne croyons pas au retour sur soi alors que nous ne comprenons que les phénomènes qui se répètent: le singulier nous échappe ; nous n'entendons pas les commencements absolus - et le premier d'entre eux notamment ; mais soyons honnête, le nôtre non plus. La raison n'entend que le même et ne saurait imaginer l'insolite absolu : ce serait tellement simple qu'aux mêmes causes succèdent les mêmes effets. Le cercle est rassurant : il y a décidément quelque chose dans l'orbe qui ressuscite la figure maternelle.

Voulons nous acquérir quelque connaissance ? nous faisons le tour de la question. Voulons-nous tout connaître, nous consulterons une encyclopédie ! Nous contentons-nous, au service de la connaissance, d'émettre hypothèses et déductions, bref de chercher ? Toujours nous tournons en rond ce que suggère -circa - l'étymologie du terme ; nous arrive-t-il par hasard, sagacité de trouver ? les torsions que suggèrent trouver rappellent presque naturellement les dos voûtés de notre enfance sur ces cahiers dont notre maladresse à maîtriser l'impétuosité de la plume Sergent Major achèverait de souiller les pages ! Voulons-nous simuler quelque aventure pour nos enfants, nous les agrippons en un invariable mouvement circulaire aux rênes des chevaux de bois. Dressons-nous les chevaux ? que faisons-nous d'autre que de les faire ainsi tourner en rond ? en bourrique ? Je ne m'étonne pas que le management moderne si imbu de son expertise vienne de là : il n'est jamais qu'art de dresser les gens -parfois mmeme les uns contre les autres ! non pas les redresser mais de leur faire courber l'échine. Art de la chaîne, de l'asservissement.

Fondons-nous une cité ? avant d'en creuser les fondations nous en tracerons le contour, les limites, les remparts. Tentons-nous d'en conquérir une autre ? Assiégeons-là ; encerclons-là. Arraisonner revient toujours à encercler. Les frontières pourtant que nous traçons sont aussi éphémères et fragiles que nos désirs et impuissances.

Nos mappemondes faute de mieux aplatissent les rêves ou les écrasent en nos petites vanités … non décidément nous peinons à distinguer quoi de l'orbe ou de la ligne est l'apparence de l'autre comme si se retourner dans la caverne ne vous autorisait qu'à une bien étrange et sournoise illusion, plus lumineuse certes mais non moins fallacieuse ou qu'il fût illusoire de croire pouvoir rien connaître ni changer du monde. Rien ne ressemble plus au mouvement que l'inertie.

Décidément !

Je veux songer encore à cette curieuse manie qui nous fait voir en nos anciens des êtres retournant en enfance ou qui seraient devenus si dépendants qu'il fallût s'en préoccuper comme on le ferait de nos petits. Oui, toujours les cercles se referment et parfois, sinistrement, sur nous. Il n'est pas faux que, l'âge aidant, les ressacs tumultueux cessent de nous agiter et que remontent des bas-fonds les ondes ultimes de l'enfance ; car c'est bien l'enfance qui revient vers nous et non l'inverse.

Cette mère qui nous a tant aimés mais tant agacés aussi en son affection précautionneuse mais parfois envahissante ; cette mère qu'il nous fallut bien quitter pour d'autres cieux et d'inavouables amours ; cette mère que l'insupportable A Cohen n'imaginait pas autrement qu'au service attentif de son insatiable orgueil, cette mère, non, ne nous quitte jamais et quand même elle le ferait nous ne saurions nous en remettre tout-à-fait. Parce qu'elle fut la première figure de l'être que nous rencontrâmes ; parce que ce que nous lui devons, assurément nous pouvons le transmettre ; jamais le lui rendre.

Je ne suis pas sûr que Freud eût jamais rien compris aux femmes ; mais assurément rien aux mères. Toute son histoire est plombée d'un patriarcat tenace. Comme Cohen au demeurant. Mais ce qu'il m'apprit tient à la nécessité d'un extérieur ; tient à cette image édénique d'une plénitude nécessairement perdue, irrécupérable. Pas nécessairement par faute ; par nécessité. La nécessité du voyage ; de la pérégrination. Du pèlerinage ? Mais avec cette certitude qu'à la fin, nous revenons toujours, fût-ce sous le monde du fantasme ; mais que nous revenons rarement enrichis, ou plus souvent dépouillés de nos illusions, vanités et forfanterie ; parfois épaissis mais toujours aussi fragiles. Comme un cercle qu'à la fin, nous fermons ; un cycle que nous achevons.

En nous tous, irrémédiablement, quelque chose du fils prodigue : sans doute dilapidons-nous, non pas tant notre héritage que nos forces, notre temps … il faut tellement de patience, d'erreurs et d'errances pour d'un petit faire un homme ! Sans doute avons-nous parfois l'impression au crépuscule de ne nous retrouver guère plus sages, ni nécessairement meilleurs mais dépouillés de tous les espoirs que nous nourrissions, de tous les idéaux que nous aurions sinon trahis en tout cas oubliés, de nous retrouver épuisés, dénudés oui, tristes et piteux. Mais nous rentrons, toujours. Est-il un père pour nous accueillir encore ; une mère pour s'attendrir ? Des parents, non pour pardonner mais au moins pour ne pas juger ? Des parents dont se soucier parce que, par un étrange renversement, ils auraient désormais besoin de nos soins ?

Voici bien étrange relation que celle entretenue avec nos ascendants. La seule sans doute qui ne se peut totalement rompre. Ce que nous devons à nos mères comment le leur rendre sinon en le transmettant à notre tour. C'est qu'il ne saurait y avoir ici ni du, ni dette ; pas même de devoir.

Mais d'adoption. Car voici bien l'antonyme absolu de l'abandon.

Evidemment la rencontre peut ne pas avoir eu lieu ou la relation avoir été détruite par des chapelets de vilenies, de brimades, d’indifférence ou d'égoïsme ; je ne connais pas d'entrave plus triste que de ne pouvoir ainsi regarder en arrière sans confiance. Mais il nous faudra tracer notre route même avec ce faix ; contre une marâtre ou un père distant et autoritaire ou avec leur absence chevillée à l'âme comme entêtant refrain quoiqu'on en ait. Fût-il désert, sombre et gelé notre paysage intérieur leur laisse une place.

Femme, voici ton fils. Et à Jean : Voici ta mère (Jean 19,26-27)

L'une des dernières Paroles. J'aime que, dans la mission qu'il s'est donnée, après l'intercession la plus absolue qui se puisse être - Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font - le Christ prenne l'énergie encore de transmettre. M Serres y considère le dépassement des liens du sang et par delà la négation de toute identité obsédée de racines. Lui dont la mère est présumée vierge et dont le père disparaît rapidement comme écrasé par celui céleste dont il se revendique. Il n'a pas tort. Les épanchements autour de la chair de ma chair, le sang de mon sang ne sont encore que divagations possessives ou délires autoritaires. Il m'est arrivé de me demander pourquoi l'on aimait ses enfants, si on pouvait ne pas les aimer. Etrange question que je ne m'étonne pas de m'être posée à propos de l'abandon … Oui je crois qu'au contraire de tout instinct, à l'écart de toute pulsion trouble, se joue dans l'enfantement quelque chose plutôt comme une transmission, comme un témoin que l'on se passerait, comme le ferait chaque note vers la suivante pour offrir mélodie qui résonne en notre âme ; manière non de s'ancrer en quelque terre mais bien de fuser vers l'avenir, d'accueillir l'autre, de lever les yeux vers le ciel.

Confier sa mère c'est ici, au moment de la souffrance absolue, peut-on deviner, témoigner encore de ce souci de l'autre au moment où pourtant tout de la douleur éprouvée eût du le rapetasser sur lui-même, c'est, oui, fermer le cercle et suggérer qu'à la générosité, peut répondre la grâce.

Sans doute nous faudrait-il entonner ode aux mères, non par devoir, ni à la manière pour moi si détestable d'un Cohen, mais comme on le ferait à l'une des figures emblématiques de ce qui peut nous exhausser et rappeler l'honneur, quand on s'y attache, d'être humain.

Comment ne pas songer au commandement enjoignant d'honorer père et mère. Honorer : Rachi a raison en son commentaire la chose est laconique. Que peut avoir de lien d'honorer ses ascendants et la durée de notre existence ? Sinon précisément ce souci à travers eux de s'inscrire dans cette lente et sinueuse toile de transmission.

Ne jamais injurier le passé pour ouvrir la si discrète anfractuosité où s'insinue l'avenir.

Bien sûr nos géniteurs ne furent-ils pas toujours à la hauteur et parfois en refusèrent-ils la dignité au point de démériter. Mais nul ne demande de respecter ce qui n'est pas respectable ; encore moins de le vénérer. La traduction des Septante utilise τίω pour כַּבֵּ֥ד. Dans les deux cas estimer, évaluer ; honorer seulement dans un second temps. L'honneur est bien cette attitude conforme à la morale, à la loi, au courage qui suscite chez autrui l'estime.

On se trompe en n'entendant par honneur que la gloire rendue : elle n'a de sens que par l'engagement préalable à se conformer à la loi. C'est la vertu qui justifie le respect. C'est cette vertu qui se doit d'être évaluée, pesée. J'aime à rappeler que valeur en grec ἄξιος est ce qui pèse, entraîne par son poids et donc a de la valeur. Je veux croire que dans ce commandement s'y distinguent ces deux facettes. La probité puis le jugement qui évalue.

Que ce fut un modèle à suivre ou à ne surtout pas imiter, quoiqu'en en ait, nos ascendants saturent notre paysage intérieur et les liens tissés ou négligés, vertueux ou pervers, devront bien un peu être dénoués afin que d'avec eux nous puissions faire la paix.

Je sais le retour n'être jamais parfais ni ne se refermer jamais totalement : il faut bien, dans l'interstice ainsi offert, ouvrir à nos successeurs le poids autant que la grâce d'y poser leur pas et de témoigner à leur tour. C'est à cette condition que le cercle s'interdit d'être étouffant et le retour d'être maussade.

Alors vient le temps du récit, à la veillée …

Alors peuvent enfin s'asseoir et nous enchanter les aèdes

 

 


 


Luc, 15,11

« Il dit encore : Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. Lorsqu'il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla se mettre au service d'un des habitants du pays, qui l'envoya dans ses champs garder les pourceaux. Il aurait bien voulu se rassasier des caroubes que mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui en donnait. Étant rentré en lui-même, il se dit : Combien de mercenaires chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j'irai vers mon père, et je lui dirai : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils ; traite-moi comme l'un de tes mercenaires. Et il se leva, et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion, il courut se jeter à son cou et le baisa. Le fils lui dit : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils. Mais le père dit à ses serviteurs : Apportez vite la plus belle robe, et l'en revêtez ; mettez-lui un anneau au doigt, et des souliers aux pieds. Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous ; car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. Et ils commencèrent à se réjouir. Or, le fils aîné était dans les champs. Lorsqu'il revint et approcha de la maison, il entendit la musique et les danses. Il appela un des serviteurs, et lui demanda ce que c'était. Ce serviteur lui dit : ton frère est de retour, et, parce qu'il l'a retrouvé en bonne santé, ton père a tué le veau gras. Il se mit en colère, et ne voulut pas entrer. Son père sortit, et le pria d'entrer. Mais il répondit à son père : voici, il y a tant d'années que je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m'as donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et quand ton fils est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées, c'est pour lui que tu as tué le veau gras ! Mon enfant, lui dit le père, tu es toujours avec moi, et tout ce que j'ai est à toi ; mais il fallait bien s'égayer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et qu'il est revenu à la vie, parce qu'il était perdu et qu'il est retrouvé. »