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Récits de l'intime III (suite)

Partie 1 Partie 2

 

Oui, nous construisons dans nos têtes avant de construire dans la ruche ; sempiternellement nous intercalons d'entre nous et le monde, des mots, des univers de mots. Nos théories l'expliquent ; le tentent toutefois ; nos mythes le racontent. Sont-ils écran ou au contraire nous permettent-ils de mieux frôler le réel : ils représentent en tout cas l'une des couches de la frontière ; sans aucun doute.

Petit aparté sur le récit

De l'actuelle tentation politique à dégager un roman national dont nous serions les orphelins malheureux, tentation étroitement liée aux délires identitaires d'une droite prompte à se fourvoyer dans les fanges fascistes au storytelling tel que C Salmon a pu l'analyser (Storytelling la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, 240 p., La Découverte, 2007) on peut s'interroger sur la validité d'une telle démarche. Il n'est as complètement faux que prendre le biais du récit c'est toujours, plus ou moins consciemment, plus ou moins volontairement, encourir le risque d'une dérive : celle précisément d'une idéologie qui se targuerait de n'en être pas une ; celle de l'économie toujours trop flatteuse de la théorie au profit d'une littérature d'autant plus séduisante qu'elle serait compréhensible sans peine, sans culture préalable … au prix de tous les préjugés.

Je ne nie pas, cherchant ici à dessiner depuis quelques pages les contours de ce que l'on nomme intimité d'avoir choisi le même biais. Sauf à considérer que

Deux considérations peuvent ici nous surprendre qui, ensemble, justifient pourtant le passage par le récit.

Des trois grandes phases qui définissent notre existence - naissance, vie et mort - comment oublier que seule la seconde peut faire l'objet de théories, d'explications et de justifications. Les moments, inaugural autant que terminal, ne sauraient être que des récits à la troisième personne. Tout décisifs qu'ils puissent être, ils nous échappent et ne sauraient être appréhendés que par des biais : ceux de l'autre qui de l'extérieur le narre et parfois tente de le comprendre ; ceux de la théorie qui pour se devoir être générale et abstraite, ne peut que rester à la frontière de cette intimité que nous cherchons.

Ce que me dicte ma conscience je dois le garder pour moi
Eichmann
Surprenante démarche, apparemment, que la nôtre qui pour cerner ce qu'il y a de singulier en notre être, emprunte le détour du collectif. Va chercher du côté des mythes ou de la théorie, du côté de l'espèce une singularité supposée la récapituler. Piège de la raison qui, ainsi que l'énonçait Meyerson, va toujours du même au même et ne parvient à théoriser qu'en rabotant les singularités ? Ou hypothèse simplement qu'il y ait bien du local au global, un sentier, même sinueux, que M Serres avait nommé passage du Nord Ouest ? Les deux sans doute. On n'aura pas pu ne pas remarquer combien l'intime se pose, s'affirme, s'institue et parfois se revendique sans pourtant jamais se définir ni s'analyser.

De ne le pas pouvoir.

Boîte noire, s'il en fût jamais : je ne parviens pas à oublier la réplique d'Eichmann lors de son procès : qu'il y mît une indéniable mauvaise foi qui suintait la lâche esquive, n'empêche pas qu'il pointa alors le propre pudique de toute intimité : se taire.

De l'individu et du collectif

Marx a raison : ce qui est spécifiquement humain c'est cette irrépressible tension de la volonté qui engage autant l'espèce que l'individu ; cette nuque raide qui provoque la colère divine, cette incapacité à se soumettre véritablement qui fait au mieux feindre, au pire pourfendre, pour mieux asseoir sa puissance. Capricieuse quand elle signifie moi avant tout et tout le reste, phase de construction du moi où se révèle le travail dialectique du négatif comme si l'affirmation du sujet ne pouvait que passer par la négation de l'objet, la volonté est sans doute la marque qui put donner quelque consistance au dualisme : quoi, en effet, de plus effrayant mais enthousiasmant en même temps, que cette puissance débordant de toute part la finitude du corps. Toute notre culture est hantée par cette confrontation-ci qui prend aisément les allures d'une spirale infernale : se sachant démuni devant la dureté de l'objet, l'homme, bravant les éléments, faisant comme s'il était capable de l'emporter, lui oppose la souplesse de sa volonté et - chose incroyable - semble l'emporter dans un premier temps ! Notre culture scientifique n'est pas faite d'autre chose que de cette bravade. Notre culture politique n'est pas constituée d'autre chose que de ce palliatif : au centre même de cette implacable nécessité, imaginer un îlot d'ordre, fragile et terriblement temporel sans doute, n'épargnant pas le risque de la démesure ou au contraire le prenant en toute conscience.

Ce qui demeure exact tout autant pour l'individu.

Je crois bien l'angoisse métaphysique grevée, certes par l'absurdité de l'être et la prétention démesurée de vouloir lui conférer néanmoins un sens - un sens humain - mais par cet incroyable sentiment de détresse suscité par l'écart vertigineux entre l'impuissance réelle et la suprématie rêvée, entre cette volonté que rien ne vient borner et les assauts implacables de l'objet. Qu'on ne s'y trompe pas : s'ériger en sujet n'implique aucune abdication contrairement à ce que l'étymologie semble suggérer. Le monde est bien ob-jet, là jeté contre moi, mais ce je qui se niche en dessous se pense comme une substance, comme ce qui se tient et résiste aux assauts du temps comme de l'espace.

Le festin de pierre

C'est le sous-titre, on le sait, du Don Juan de Molière, l'occasion d'un final époustouflant dans l'opéra éponyme de Mozart. C'est aussi une fête, ça et là célébrée à Rome, dans les cas de crise.

 

(1) Anxur fut bientôt repris sur les Volsques, un jour de fête où la garde de la ville avait été négligée. Il y eut cette année un hiver extraordinairement glacial et neigeux, à tel point que les communications des routes et la navigation du Tibre furent suspendues ; cependant des approvisionnements considérables, ménagés d’avance, permirent de ne point hausser le prix des vivres. (2) La magistrature de Publius Licinius, commencée et achevée sans troubles, ayant donné beaucoup de joie au peuple, sans trop déplaire aux patriciens, chacun se laissa prendre au charme de nommer des plébéiens aux prochaines élections des tribuns militaires. (3) Un seul, parmi les candidats patriciens, Marcus Véturius, ne fut point repoussé ; les plébéiens eurent les autres places : le choix presque unanime des centuries nomma tribuns militaires avec puissance de consuls Marcus Pomponius, Gnaeus Duillius, Voléron Publilius, Gnaeus Génucius, Lucius Atilius.
(4) Après un hiver rigoureux, l’intempérie du ciel et les brusques variations de l’atmosphère, ou toute autre cause, amenèrent un été pestilentiel et funeste à tous les êtres vivants. (5) Comme on ne voyait ni motif ni terme à ce mal incurable, en conséquence d’un sénatus-consulte on eut recours aux livres Sibyllins. (6) Les duumvirs, chargés des cérémonies sacrées, firent, pour la première fois, un lectisterne dans la ville de Rome ; et, pendant huit jours, pour apaiser Apollon, Latone et Diane, Hercule, Mercure et Neptune, trois lits demeurèrent dressés dans le plus magnifique appareil. (7) Les particuliers célébrèrent aussi cette fête solennelle : dans toute la ville on laissa les portes ouvertes, et l’on mit à la portée de chacun l’usage commun de toutes choses : tous les étrangers, connus ou inconnus, étaient invités à l’hospitalité : on n’avait plus même pour ses ennemis que des paroles de douceur et de clémence ; on renonça aux querelles, aux procès ; (8) on ôta aussi, durant ces jours, leurs chaînes aux prisonniers, et depuis on se fit scrupule de remettre aux fers ceux que les dieux avaient ainsi délivrés.
Tite Live, V, 13

Une fête - car il faut en garder la théorie que Caillois en proposa - et donc un exutoire permettant de supporter la cruauté du quotidien en se représentant un moment sans contrainte, moment d'autant plus extravagant et excessif que le réel serait ardu !

Comme à chaque fois où le destin est contraire ou indécis, on se tourne vers les dieux : on prend les augures pour savoir qui de Romulus ou de Rémus devra diriger la cité ; on cherche quelle offense on a pu commettre à l'encontre des dieux.

Mais ici, on ne procédera à nul sacrifice : au contraire, on invite les dieux à un grand repas, offrant l'hospitalité à tous et à chacun - l'hospitalité universelle qu'offrent les particuliers devenant la forme tangible de l'invitation des dieux.

Le lectisterne : ou le festin de pierre puisqu'aussi bien disposèrent allongées les statues des dieux à qui l'on offrait ainsi repas magnifique.

La fête - intermède de huit jours - se veut sortie de crise et y procède sur le mode de la représentation. En réalité du récit. Elle se veut abolition, au moins temporaire, de tout antagonisme : en ce festin universel, toute différence est suspendue en même temps que tout conflit. Il n'est plus d'ami ou d'ennemi : tous sont hôtes en cette opportune ambivalence du terme hôte. S'agissait-il de se mettre à hauteur du divin ? Non pas nécessairement ; mais de se mettre en position de séduire, de convaincre ou d'attendrir, oui, sûrement.

Nous la connaissons bien cette situation d'indifférence : c'est celle d'abord qui marque les tout débuts de Rome : de la gémellité à l'ambiguité des augures ; celle ensuite qui fait Rome accueillir avec bienveillance tous ceux qui voudraient bien la rejoindre ; celle enfin dont on se joue, sournoisement, pour ravir aux voisins ces femmes qui manquaient tant pour assurer quelque postérité à Rome. Mais c'est celle aussi où R Girard avait reconnu la crise sociale par excellence, celle où, par le jeu mimétique du désir, tous finissent par s'opposer à tous, ne trouvant d'autre subterfuge pour en sortir que la désignation arbitraire d'une victime émissaire où l'on peut considérer l'archétype de tout rituel social comme religieux.

Or, précisément, ici, nul détour par la fable d'une culpabilité qu'il fallût désigner et pourfendre ou, plus exactement, nulle culpabilité collective que l'on chercherait à dénouer en s'en déchargeant. Le symbole de cette assomption collective tient dans cet accueil universel qui vient doubler le festin réservé aux dieux. Quelque chose a du être mal fait, quelque chose d'involontaire dans nos actes a du offenser les dieux. Voici la justification essentielle de ces Oracles sibyllins que Tarquin le Superbe avait achetés, dit-on, à prix d'or à une sorcière qui les avait ramenés de Grèce.

Certes, dira-t-on, nous sommes toujours en présence ici de cette tendance que Comte nomme théologique, et, plus précisément ici, fétichiste, consistant à prêter vie aux choses et à les supposer donc mues par des finalités ; certes, il s'agit du même détour qui autorise ainsi un dialogue, un rapport de force ou de séduction mais la différence - décisive selon nous - tient ici au partage.

On invite les dieux au banquet mais ce repas n'est pas exclusif ; il est répété, de maison en maison. Chacun reçoit l'autre, l'étranger est partout chez lui, tel un dieu. Les romains subitement inventent cette croisée étonnante où la relation verticale de l'homme aux dieux recoupe celle horizontale des hommes entre eux, où les deux mondes, sacré et profane s'interpénètrent et où nulle différence ne subsiste ainsi ni d'entre privé et public, ni d'entre ami et ennemi, ni d'entre soumission ou révolte. Moment décisif encore parce que la relation est portée par tous, comme s'il n'était plus de barrière d'entre le local et le global, le social et l'individuel : chacun résume à lui seul l'acte commun. Le particulier s'est exhaussé au rang d'universel. D'entre le singulier et le collectif, le passage est ouvert - ou la frontière a sauté. Moment de vérité ? de parousie ?

Certes, la grande différence d'avec la tradition prophétique demeure qu'ici c'est dieu qui invite ou convoque quand là ce sont les hommes qui dressent la table. Mais décidément tout n'est ici question que de manducation : de la scène originelle du péché à la Cène ; du partage de Prométhée au lectisterne … ce ne saurait être un hasard.

Un festin …

Où derechef, mais autrement encore, le local rejoint le global. Je demeure convaincu que ces fêtes ont beaucoup à nous dire sur l'intime, sur sa construction en tout cas. Parce que nous l'entendions comme un espace, nous avons cru qu'il s'agissait de frontières et de murs, de protection aguerrie contre l'intrusion. Or ce moi, comme tout vivant est un système qui à la fois tend à perpétuer son identité et donc à se préserver et incontinent à s'adapter au milieu dans lequel il se meut. Il lutte peut-être contre l'intrusion mais est en même temps l'intrus perpétuel qui empiète, s'approprie, souille. Arroseur, arrosé ? agressé, agresseur !

Manger, en réalité, fait l'objet d'une expérience d'une incroyable complexité mais nonobstant d'une étonnante simplicité :

Toute l'humanité de l'homme se résume en réalité dans la manducation : fluides, air, paroles, sensations et émotions, filtrent, s'infiltrent ou s'exhalent, transitent sans qu'aucune cesse ne s'y observe : c'est peu de dire que l'être n'est que par ce flux-ci : il est ce flux. La manducation révèle la porosité de l'être. Est-ce un hasard si le terme latin - mando - signifie mâcher, dévorer et découle de deux termes grecs - μασσω- signifiant pétrir, masser et μαω signifiant désirer ardemment, être passionné, impatient ? Il y a, dans l'acte même, quelque chose de puissant, de presque violent, en tout cas de difficilement maîtrisable. Faut-il s'étonner alors que tout trouble psychique se solde ainsi toujours par un dérèglement léger ou lourd, en passant par toutes les nuances qui séparent le normal du pathologique, de la fonction manducatoire ? On serait presque tenté de dire : dis-moi comment tu manges, je te dirai qui tu es.

Il faut s'attarder sur ce geste, apparemment ordinaire, que l'on a édifié comme acte social par excellence, pour ce qu'il signifie, convivialité, hospitalité voire même consécration ; qui est, en réalité, l'acte le plus intime qui soit. Son versant social est connu que tous les rites disent : des mystères de l'eucharistie qui consiste quand même dans l'absorption de l'hostie et du vin et se veut répétition de la Cène, au plus archaïque des sacrifices : et que les mythes répètent, de celui, inaugural de la Genèse, à cet autre, qui ne l'est pas moins, de la ruse de Prométhée. Manger dit à la fois notre relation au monde, aux dieux et à l'autre. De la duplicité - l'enlèvement des Sabines - à la désobéissance - le péché originel ; de la crise que l'on croit résoudre en faisant offrande, à la générosité que l'on offre en faisant table ouverte… toute notre vie sociale conjugue inlassablement les mille et une façons de manger.

Son versant intime ne l'est pas moins sur lequel on insiste moins ou que dans sa connotation psychologique. Or, tout se joue ici qui est un récit de l'intime. Ici, il n'est pas d'aller sans retour ; pas d'inspiration sans expiration et tout semble rouler non pas comme en un cycle éternel mais bien comme une immaîtrisable boucle de rétroaction. Comment, en cet instant, non pas unique puisque inlassablement répété, assumons-nous cette violence qui cingle comme la malédiction de notre être ? avec indifférence ou affectation, avec sollicitude ou culpabilité ?

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature.
Rousseau, L'origine de l'inégalité parmi les hommes (2ème Discours seconde partie)
Quoiqu'on veuille ou dise, manger revient à assimiler, à ramener à soi. Même s'il est évident que la manducation est un acte naturel qui vise à satisfaire un besoin voire un désir, il consiste toujours dans l'assimilation, dans le fait de ramener à soi, semblable à soi le divers du réel. Manger, c'est maîtriser, c'est soumettre. Un mouvement qui va toujours de l'extérieur vers l'intérieur et qui accorde la prééminence au sujet. Manger revient toujours à supposer que l'existence de ce que l'on ingère importe moins que la sienne propre. Ne pas partager ce que l'on mange revient à privilégier sa propre existence sur celle des autres. Tout est là, ambigu sans doute parce qu'il n'est pas d'organisme qui ne puisse survivre sans se nourrir, qui réside dans la non reconnaissance de la différence, dans le coup de force qui consiste à tout ramener à soi, au simul ! Qui mange, oui, ramène tout à soi, ferme l'espace et proclame ceci est à moi ! Rousseau a raison : c'est lui qui invente la propriété, lui qui en conséquence enclenche le cycle de la violence autant que de l'échange. Qui invente la logique de la clôture, de la fermeture. Je comprends mieux pourquoi économie est étymologiquement la loi du foyer : elle reproduit à l'extérieur la logique mortifère.

Toute notre histoire en découle, qui est peut-être celle de nos sociétés et de nos œuvres ; qui n'est en réalité que celle de nos guerres. De territoires ou de marchés à conquérir, d'empiétements ou d'alliances retorses à conclure pour mieux se défendre, oui décidément, même si nous avons déplacé nos luttes du côté de la représentation et de l'économie, nous ne cessons - et ne pouvons l'interrompre - de perpétuer le cycle infernal de nos violences. Et de nos souillures tant la propriété, même simulée ( comme maître et possesseur de la nature) est la forme qu'en notre histoire, prennent souillure, pollution et dégradation qui désormais nous inquiètent tant d'être devenues patentes. Mais ce serait évidemment trop simples de nous croire ici seulement prédateurs : tour à tour mais aussi en même temps nous voici victimes en un entrelacs d'offensive et de défense impossible à dénouer. R Girard en a fait théorie et nul doute que les postures gémellaires (Romulus et Rémus ; Caïn et Abel) l'illustrent parfaitement.

mais un festin de pierre

C'est ici, à ce moment précis, que se joue l'intime : dans la sortie de l'indécision, de la confusion. Or ce moment est identique du global au local, du groupe à l'individu. Toujours, la même démarche - subterfuge ou détour - consistant à recréer de la différence en la simulant, à canaliser rage, crainte et espérance sur un émissaire quelconque. Tous les rituels religieux, sacrificiels en découlent, on le sait. Ce faisant, on sera passé incontinent du réel à la représentation. Du dur au doux, pour parler comme M Serres. Mais il faut écouter ce que bouc émissaire a à nous dire : le bouc c'est d'abord celui que l'on va sacrifier mais qui chantant va donner son nom à la tragédie : τραγῳδία ; l'émissaire, c'est certes celui que l'on va envoyer mais toujours en secret - l'espion, le silencieux en somme. Le moment de l'intime est un moment que l'on tait parce que c'est celui d'une substitution que l'on devine mais qu'on ne voit pas, qui ne fonctionne au reste qu'autant qu'elle est ignorée.

Ce qui est bon, je le sais, n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair: j'ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien.
Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas.
Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, c'est le péché qui habite en moi.…
Rm, 7-18-19
Au fond, nous ignorons qui nous sommes parce que nous sommes des vicaires : ce n'est pas tant que nous ne cessions de vouloir être autre et plus que nous ne sommes (G Bataille) ni non plus que nous ne parvenions à dominer la pulsion qui nous hante comme le suggère Paul. Non, ce serait plutôt d'ignorer qui est ce je qui se plante si fièrement aux confins de l'intime. De répétition en répétition, de rite en rite, nous avons fini par oublier au point de désapprendre souvent de nous retirer dans le silence de quelque bibliothèque pour tenter d'épier l'ultime bruit de fond que nous avons couvert de tant de fureur ; au point de concéder au tumulte ambiant la complainte presque sourde.

J'aime assez que vicis - tour, alternative, destinée - d'où nous avons tiré vicaire, n'ait pas de nominatif. Comme si nous n'étions jamais sujet, toujours objet ou que le grand secret de l'intime, fût précisément qu'il n'y en eût pas ; que l'espace y fût inoccupé. La boite, finalement n'était pas noire ; mais blanche.

Si l'analogie conserve quelque pertinence, que nous avons brossée d'entre global et local ; que donc notre violence ne se perpétue et propage que d'avoir seulement été contrainte en quelque rite ; que de surcroît l'émissaire est victime innocente choisie presque au hasard ; alors, parallèlement, ce serait vaste retournement - et libération - que de lever le voile sur la place inoccupée de l'intime et de faire que chacun de ces instants où brame la bête soit pris pour ce qu'il est : le défi de l'être.

C'est très exactement ce qu'inaugurent les romains avec le lectisterne : plutôt que d'offrir quelque offrande pour calmer l'ire des dieux, plutôt que de se présenter à leur table, les inviter à la nôtre, indéfiniment répétée. C'est très précisément ce qu'entame Paul en proclamant il n'y a plus juifs ni grecs, en récusant les logiques identitaires. Se présenter seul face à son Dieu, tenir table ouverte en ne faisant plus aucune distinction d'entre dieu, ami, ennemi ou proche, c'est inventer une démarche exactement inverse à celle de la manducation ou à celle de la propriété qui veut tout, toujours ramener à soi. Le paradoxe est que l'intime commence à s'esquisser au moment même où il s'ouvre ; à chaque fois qu'il s'ouvre.

C'est dans ce mouvement d'une vacuité qui s'offre, que se joue la plénitude. Il est inverse à tout ce que nous pouvions imaginer. Ce moi, fragile, poreux, déchiré et soumis ne l'aura jamais été que de se croire à l'origine. Il ne fallait pas débuter par la pesanteur.

C'est dans cette barrière qui se lève, dans le risque pris de la rencontre de l'autre, dans le bruit peut-être mais dans le don que ce moi, enfin, revêt quelque consistance. Il fallait débuter par la grâce.

La finitude et la fragilité du monde et celles de notre histoire nous obligent, d'autre part, à nous retourner sur notre conduite et à la réformer, mieux encore, à la renverser. Oui, nous vivons infinis sur un globe fini, en croyant, au contraire, sans doute depuis notre émergence comme Homo sapiens, que notre finitude, pathétiquement pleurée par tant de philosophes, de poètes et d'amoureux, agissait, pensait, entreprenait, mains libres et coudées franches, dans un monde infini, accueillant sans contrainte et pardonnant toujours nos réalisations et donc exploitable à merci. Pendant des millénaires, nous nous estimâmes, à juste titre, doux dans un monde évidemment dur. Cette illusion de liberté couplée à la nécessité, quel' on pourrait dire existentielle et collective, a perduré jusqu'à ce que le monde menace ruine et, par là même, nous menace. Alerte rouge: nous venons de découvrir la finitude et la fragilité de notre monde, physique et vivant, en même temps que la croissance indéfinie de nos désirs et de nos entreprises, usages mis en route par nous depuis si longtemps que nous croyons encore naïvement à l'obligation de continuer son développement et aux modalités de vie et de pensée qu'il impose. À force d'accéder à de plus en plus hautes énergies, de construire et de développer ce que j'ai appelé jadis des «objets-monde», nous devînmes durs envers un monde plus doux que nous le croyions . Se profile alors une incompatibilité entre les deux espaces-temps, naturel et historique. Éviter à tout prix une telle opposition conditionne désormais notre survie.
Serres, Darwin…p 36
Je crois mieux comprendre, ce qui jusqu'ici m'étonnait dans l'épisode meurtrier de Caïn et Abel : pourquoi Dieu avait-il refusé l'offrande de celui-là quand il avait accepté celle de ce dernier ? Il fallait se souvenir que Caïn était agriculteur : il avait déjà sacrifié à la logique de la fermeture ; de la clôture. Ce qu'au delà du récit mortifère de la gémellité, nous raconte ce récit c'est l'engrenage étroit et pernicieux de ce moi qui se referme sur lui-même ; engrenage qui n'est que la reproduction locale d'une boucle infernale qui se repère si bien dans le global de nos économies.

Nous avions, Serres a raison, inversé l'ordre : nous nous croyions doux, si fragiles dans un univers aux aspérités si blessantes. C'était tout le contraire : nous avons joué les vicaires … et le monde échoue lentement de nous résister désormais.

Je comprends mieux :

Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; soyez donc prudents comme les serpents et simples comme les colombes.

 

 

 

 

 


 

3) ici dans l'interprétation de Furtwängler (1954)