Bloc-Notes 2016
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->2015

- >2016 -> miroirs

du peuple manifestation du politique récit 1 récit 2 récit 3

 

Du peuple *
(entendu comme réalité politique)

Incontestablement, peuple fait partie de ces faux amis qui semblent tellement évidents qu'on les utilise à foison dans nos textes et discours mais qui semblent résister à l'analyse dès lors que l'on s'aventure à y vouloir comprendre quelque chose.

Ensemble des humains vivant en société sur un territoire déterminé et qui, ayant parfois une communauté d'origine, présentent une homogénéité relative de civilisation et sont liés par un certain nombre de coutumes et d'institutions communes
Ensemble de personnes qui, n'habitant pas un même territoire mais ayant une même origine ethnique ou une même religion, ont le sentiment d'appartenir à une même communauté.
Ensemble des individus constituant une nation (v. ce mot B 2), vivant sur un même territoire et soumis aux mêmes lois, aux mêmes institutions politiques.
Ensemble des citoyens d'un pays qui exercent le droit de vote pour désigner leurs gouvernants
L'ensemble des personnes qui n'appartiennent pas aux classes dominantes socialement, économiquement et culturellement de la société
Ensemble de personnes caractérisées par la vulgarité, le manque de distinction des manières quelle que soit la classe sociale à laquelle elles appartiennent.
Avoir des manières populaires, qui manquent de distinction; avoir des qualités physiques caractéristiques du peuple.
CNRTL
La définition qu'on en donne est révélatrice qui va de la communauté naturelle à la communauté politique, de la nature (ethnie) à la culture (religion), du fait politique (vote) au sentiment d'appartenance sans même évoquer la forte connotation péjorative que l'on retrouvera dans la moue dédaigneuse avec quoi l'on impute quelque populisme à son adversaire ...

Voici vocable moins ambivalent au reste que résolument confus qui devrait inciter à la prudence ...

Rien ne m'en paraît plus caractéristique que l'utilisation actuelle de sa version anglaise - people - qui loin désormais de désigner la masse populaire concerne désormais plutôt une certaine élite telle que la construisent les médias [1] mais présentée sous l'aune du spectaculaire, de l'intime dévoilé, et par prédilection du scandale révélant ainsi l'implicite de cette presse : un public suffisamment abruti, sot, vulgaire en somme, pour ne pouvoir s'intéresser qu'au côté le plus sordide. Flattant ainsi éhontément les plus bas instincts, cette presse qui se justifie par la demande réelle d'un public, en souligne donc bien la représentation très idéologique qu'elle s'en sera construite.

Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l'expliquer à celui qui m'interroge, je ne le sais plus
Augustin

Voici vocable en tout cas qui me fait irrésistiblement songer à ce qu'un Augustin pouvait suggérer du temps : s'agit-il d'un de ces concepts simples qui, ne comprenant que lui-même ne se laisserait pas décliner en genre proche et différence spécifique ? ou plutôt d'une de ces formes a priori, une de ces catégories qui structurent notre pensée - ici politique - mais résisteraient à se laisser analyser ?

Un principe en somme ; un axiome !

Sous ce terme, en tout cas, une série de questions :

Du politique comme manifestation

Les Valaques se sont révoltés ; donc ils avaient raison de se révolter. Voilà ma première preuve ; elle paraîtra singulière, elle n'est que naturelle .

Peut-être faut-il commencer par cette phrase de Brissot trouvée dans la 2e Lettre d'un défenseur du peuple à JOSEPH II : elle dit tout ou à peu près sur la manière dont s'entend le peuple en ce XVIIIe finissant. Il est ce corps social opprimé par les tyrans, écrasé de misère et d'injustice qui ne parvient que très mal à se révolter et jamais à conquérir ses droits. Il est victime et a besoin de défenseurs. Même pas encore acteur.

Peut-être faut-il continuer par la formule de Siéyès parce qu'elle dit, pour le sujet qui nous concerne, l'essentiel de ce que représenta la Révolution : une inversion pure et simple qui se lit parfaitement dans le concept même de souveraineté.

Peut-être enfin faudrait-il finir, en tout anachronisme, par la définition qu'en donne Cicéron :

Par peuple, il faut entendre, non tout un assemblage d'hommes groupés en un troupeau d'une manière quelconque, mais un groupe nombreux d'hommes associés les uns aux autres par leur adhésion à une même loi et par une certaine communauté d'intérêt.
République

mais ce sera pour préciser que ce groupe est constitué par l'ensemble des citoyens et donc exclut les esclaves ; ce qui est dire que ce n'est ni le nombre, ni la masse qui fait le peuple, mais son organisation : peuple est un concept politique ; ce ne sera que bien plus tard qu'il entrera dans le corpus de la sociologie. Faut-il s'en étonner d'ailleurs ? la Révolution se veut politique, elle n'a qu'une idée très confuse de la question sociale et en tout cas pas grand chose à en dire. Marx y voit le signe même que ce ne fut qu'une révolution bourgeoise. Révolution certes, nécessaire sans doute ; mais seulement bourgeoise.

Par quelque biais théorique que l'on envisage la question, le politique se pense comme un rempart, une protection contre les rigueurs du monde, la difficulté à subsister. L'étymologie le dit, que souligne bien O Vallet, on y trouve autant l'enclos que l'élévation : se hisser sur la colline, qui est le sens de ἄκρος dans acropole quand πόλις évoque plutôt l'idée de plein, c'est déjà dominer. Est-ce tout à fait un hasard que Rome comme Athènes furent d'abord des villes de collines, que toute leur histoire s'organise autour de l'une d'entre elle ou de toutes ? Que ce soit dans la perspective grecque où cet ordre (cosmos) est conçu comme un îlot au milieu du chaos, ou dans celle, plus tardive de l'occident chrétien où il est en plus envisagé comme ce qui doit conduire et favoriser une vie vertueuse et donc à la fois s'inspirer des valeurs chrétiennes et s'en servir comme principe d'action, le politique est d'abord une institution : un sillon que l'on trace. J'y lis cette dimension intermédiaire qui est celle de l'homme : entre le divin et l'animalité, il lui appartient, mais ne peut y parvenir qu'au sein de la cité, à réaliser ?

Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, (...) il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Essai sur l'origine des langues
Rousseau lui-même ne dit pas autre chose : le passage de l'état de nature à l'état social représente une véritable opportunité permettant à l'homme de se construire en son humanité. C'est, au reste, la nature elle-même qui, par l'indigence même des moyens de survie qu'elle offre à l'homme, le contraindrait à inventer le subterfuge social. Le sarcasme voltairien tombe à plat.

Mais qui et au nom de quoi ?

On se trouve ici au moment, nécessairement mythique parce que celui des fondations, où quelque chose ou bien quelqu'un déclenche le processus, allume la mèche, provoque l'étincelle. Il ne faudrait en aucune manière tenir pour anodine la signification du politique en terme d'érection : il n'est pas difficile, au reste, de constater que toute crise à l'inverse se conjuguera invariablement en terme de chute, d'abaissement, de décadence.

 Monte vers ce pays où coulent le lait et le miel. Mais je ne monterai point au milieu de toi, de peur que je ne te consume en chemin, car tu es un peuple au cou roide.
 Lorsque le peuple eut entendu ces sinistres paroles, il fut dans la désolation, et personne ne mit ses ornements.
Et l'Éternel dit à Moïse: Dis aux enfants d'Israël: Vous êtes un peuple au cou roide; si je montais un seul instant au milieu de toi, je te consumerais. Ote maintenant tes ornements de dessus toi, et je verrai ce que je te ferai.
 Les enfants d'Israël se dépouillèrent de leurs ornements, en s'éloignant du mont Horeb.
 Moïse prit la tente et la dressa hors du camp, à quelque distance; il l'appela tente d'assignation; et tous ceux qui consultaient l'Éternel allaient vers la tente d'assignation, qui était hors du camp.
Lorsque Moïse se rendait à la tente, tout le peuple se levait; chacun se tenait à l'entrée de sa tente, et suivait des yeux Moïse, jusqu'à ce qu'il fût entré dans la tente.
Et lorsque Moïse était entré dans la tente, la colonne de nuée descendait et s'arrêtait à l'entrée de la tente, et l'Éternel parlait avec Moïse.
Tout le peuple voyait la colonne de nuée qui s'arrêtait à l'entrée de la tente, tout le peuple se levait et se prosternait à l'entrée de sa tente.
Ex, 33.4-10

Tous les récits l'attestent : de l'épisode de la tour de Babel à celui de l'alliance conclue au Sinaï : tout à fait révélatrices demeurent les trois requêtes qu'à cette occasion Moïse formule : que Dieu lui manifeste ses intentions est assez évident ; qu'il sollicite la présence de Dieu au milieu de son peuple alors que ce dernier ne l'avait accordé qu'à Moïse lui-même l'est beaucoup moins. La construction du Tabernacle, qui est tente de rencontre, d'assignation dit le texte, est à l'écart, et nul autre que Moïse ou Aaron n'y pénètre ; le peuple demeure à l'extérieur, comme il était resté au pied du Sinaï : on ne pénètre pas les lieux sacrés. Et si le sacré se manifeste ce sera toujours indirectement, par le biais d'intermédiaire qui lui-même ne le pourra contempler que de dos.

A-t-on oublié que Moïse, tout inspiré qu'il fût, guidé par Dieu ou par ses anges, ne pénétrera pas lui-même en Terre Promise ? Comment dire autrement qu'on ne peut à la fois fonder et être fondé, que la loi qui règle ne peut en même temps appartenir au champ de ce qu'elle ordonnance ? La règle d'un jeu est toujours à part, à l'extérieur du jeu qu'elle permet : ce qui explique aussi pourquoi les antagonistes se ressemblent tant puisqu'ils sont au moins d'accord sur une chose : le respect du aux règles du jeu sans quoi tout s'effondre.

A-t-on oublié que l'agora n'est elle-même qu'un espace géométrique, en quelque sorte un non lieu, en tout cas une abstraction où chacun aura convenu d'être l'égal de l'autre, en dépit des différences ou inégalité qui se pourraient observer ailleurs - ce qu'illustre si bien l'usage du tirage au sort plutôt que l'élection ? αγειρω c'est assembler, recueillir en quêtant. La cité commence dès lors que deux hommes se réunissent et disent nous et s'enquièrent de parler au nom de tous les autres. Ce commencement-ci ne peut être qu'une fiction et celle de Rousseau en vaut bien une autre : il n'est pas d'accord qui ne suppose une règle préalable ; nul ne commence jamais absolument une série causale. N'est-ce pas ce qu'on nomme institution ? (*)

L' αγορα, donc, la place publique mais bientôt aussi le discours qu'on y tient. Un lieu certes, mais pas tout à fait n'importe lequel et on se souviendra l'attachement mis, par exemple, à faire du lieu où se réunissent les représentants une enceinte sacrée- et ce dès 89 - pour ne pas évoquer la dimension sacrale que représente tout lieu où la Nation est assemblée qu'atteste son inviolabilité et l'immunité de ses membres. [2]

N'est-ce pas là vie trop haute pour être une vie d'homme ? Car ce n'est pas en tant qu'il est homme que l'homme vivra de la sorte mais en tant qu'il a en lui quelque chose de divin ; or autant ce quelque chose de divin l'emporte sur le composé, autant son activité l'emporte sur l'activité selon les autres vertus. Si c'est donc du divin que l'intellect au regard de l'homme , ce sera aussi une vie divine que la vie selon l'intellect au regard de la vie humaine
Ethique à Nicomaque X, 7,8.

Pour un grec, et en ceci Aristote et Platon ne diffèrent pas véritablement, c'est naturellement que l'homme en vient à s'agréger à d'autres hommes : point besoin ici d'une incitation divine, encore moins d'une nécessité matérielle qui autrement eût mis en péril sa survie ; non c'est d'abord sa nature d'être parlant qui en fait un être avec les autres. Être à l'extérieur de la cité revient soit à être moins qu'un homme, puisqu'il ne parviendrait pas à développer ses capacités non plus qu'à s'adonner à la vertu de l'acte de penser, ou au contraire, s'il était ainsi radicalement autonome, à être un dieu. Être politique, revient ainsi à réaliser les deux versants de son identité ou de son essence.

Pour Jérusalem, l'initiative au contraire en appartient à Dieu : la fondation de la cité est un détour ; un exode d'abord géographique. Elle résulte d'un appel dont seul Dieu à l'initiative et les lois qui seront promulguées sont toutes inspirées par la volonté divine dont le Décalogue peut apparaître comme la synthèse. Mais au fond l'idée demeure la même : la promesse de la terre est d'abord une sortie de l'esclavage ; un rempart, ici aussi. L'arche d'Alliance en est le symbole attestant de la présence divine au sein de son peuple.

Imaginaire ou non, la fondation de la Cité est un moment.

Qu'il débute par un appel, la résolution d'un peuple à prendre son destin en main, ou simplement, comme l'affirme Rousseau, par l’initiative d'un homme proclamant ceci est à moi, c'est toujours une voix qui s'élève qui se veut inscrire dans les choses et les mœurs, dans le réel comme dans la relation que l'on entretient avec lui. Une voix qui se relaye, de part en part, et que l'on retrouve jusque dans le vote - qui n'est jamais qu'un vœu. On aurait tort de sous-estimer cette dimension vocale : elle est la forme même que revêt le politique en acte. Aristote n'avait pas tort de souligner que c'est sa nature d'animal parlant qui fait de l'homme un animal politique ; peut-être eût-il fallu précisé d'animal entendant ...

Qui a le pouvoir, ou même le conteste d'ailleurs, donne de la voix, s'exprime : ce n'est pas toujours un dialogue pour ce que les interlocuteurs ne se pensent pas de même nature mais il y va toujours de parole contre parole. Qui a le pouvoir édicte des lois, ordonne c'est-à-dire commande et ainsi fait entendre sa voix plus fort que celle des autres.

une assemblée de gens parlant « au nom du peuple », incarnant ce« nous» qui détient le pouvoir légitimant dans l'exercice de la démocratie. On peut l'appeler énergie «anarchiste», ou principe permanent de révolution à l'intérieur de l'ordre démocratique. Dans un cas comme dans l'autre, elle repose sur la réunion de corps assemblés et assemblants constitués par leur action en « peuple »
Buttler
Qui prend le pouvoir, d'abord proclame, pousse de hauts cris [3]: ce moment relève de l'énoncé performatif, illocutoire (Buttler) et il n'est dès lors pas étonnant qu'il prenne la forme parfois du serment parce qu'il constitue le socle fondateur de la chose politique.

Nul ne commence jamais absolument une série causale avons-nous écrit à la suite de Ricœur, il n'empêche que ce moment - et c'est pour cette raison même qu'il revêt une dimension sacrale - est celui où l'on fait comme si, où l'on se pose à l'origine. C'est en ce sens que l'on peut parler d'auto-institution. Ce qu'il y a ainsi à l'origine n'est autre qu'une assemblée qui se proclame comme peuple - quand bien même elle ne saurait rassembler la totalité de celui-ci et qu'il y ait ainsi toujours en dehors d'elle, une instance qui puisse la contester - et affirme sa souveraineté. Il faut comprendre l'insistance que met Rousseau à affirmer que la souveraineté ne peut être l'objet d'un contrat ni être en quoique ce soit divisible tout simplement parce que ce contrat serait de soumission. Comme chez Hobbes, tout pouvoir politique trouve sa source dans cette souveraineté qui s'auto-institue qui est un mouvement collectif, de rassemblement, populaire et démocratique, une source qui ne disparaît jamais totalement sous les institutions politiques qu'il constitue. (Contrat, III, 17) Ce moment est celui de la loi mais donc aussi de ce qui légitime. Mais c'est un moment qui se prolonge - en soubassement.

A quelque moment que ce soit, ce peuple assemblé ne saurait rassembler tous ceux qu'il déclare représenter et au nom de qui il parle : autrement dit, il y a toujours un extérieur. C'est ceci qu'il faut entendre lorsque l'on invoque le principe du politique : à la base, une souveraineté autoproclamée, non représentative qui se révèle totalement indépendante de tout régime politique spécifique que par ailleurs elle peut justifier ou contester. Un coup de force ? non pas vraiment ! mais un discours performatif, assurément : ceux-ci, à la source, en ce lieu si particulier, se proclament le peuple ... et disent nous !

Trois récits de crise

Première illustration par la crise :
l'apothéose de Romulus et la fête dite Poplifugia

Une fois rappelé que la crise désigne non un dérèglement ou une catastrophe mais bien plutôt un sas, un tamis ou si l'on préfère, une croisée, on peut bien admettre qu'elle doit pouvoir révéler au mieux ce moment fondateur qui, précisément, constitue ce passage d'un état à un autre.

Tite-Live le raconte, et Plutarque le précise : Romulus, après 37 ans de règne, assistant à une réunion où il s'agissait de recenser son armée, disparaît subitement sous les nuées de l'orage. L'histoire n'est pas banale mais pas étonnante pour autant. Elle clôt en effet une épopée que le mythe avait déjà entamée sous l'aune de Mars violant Rhéa, des jumeaux providentiellement sauvés par la louve, d'un meurtre initial qui fonde la Cité comme si toute l'histoire de Rome n'avait été et ne pouvait être que celle de ses guerres ; de ses violences ; de ses motifs troubles qu'elle s'attache toujours à enfouir. Pouvait-on imaginer qu'un tel héros, aux origines si exceptionnelles, pût avoir une fin ordinaire, anodine ?

En réalité l'essentiel est ailleurs.

Tout à coup il semblerait que l'on ait plus à faire à une société organisée, à une foule venue assister à une fête ou à une cérémonie, mais à une masse qui s'enfuit, d'effroi ou de colère. Voici que ce qui semblait avoir été solidement fondé, subitement menace de se déliter. C'est assurément le rite de la Poplifugia - la fuite du peuple - qui peut en donner raison [5]

Que Plutarque tînt à préciser que l'apothéose de Romulus eut lieu le jour des nones Caprotines ne saurait être anodin : voici fête, célébrée sans doute en souvenir de l'époque où, Rome épuisée après l'expulsion des gaulois de la ville, eut à faire face à l'assaut d’autres peules du Latium. Crise pour crise ! L'une renvoie à l'autre. Lucius Posthumus fit dire à Rome que voulant renouer les anciennes alliances, le prix de la paix serait l'envoi de filles et de veuves. Même alliances forcées, mais cette fois-ci subies que dans l'épisode de l'enlèvement des Sabines mais surtout à l'œuvre la même ruse puisque Tutula préconisant de travestir des esclaves en femmes libres fit les assaillants s'enivrer et devenir ainsi des proies faciles. Dans cette version, plutôt que d'une fuite, on aurait plutôt affaire à une riposte fût-elle de l'ordre de la ruse. L'autre version, signale elle effectivement l'effroi ressenti par la foule, une foule qui s'enfuit, s'éparpille mais en même temps, clame des noms romains comme pour signifier que dans ce grand tumulte, un ordre néanmoins est en train de se redéfinir.

Crise ou sortie de crise ?

En réalité les deux à la fois : imaginons la foule assemblée, subitement apeurée pat les grondements du tonnerre et les éclairs, qui se tient tout autour d'un Romulus soudain absent, autour des sénateurs aussitôt suspects de quelque malveillance. Un peuple qui fuit c'est-à-dire en train de se défaire : très exactement ce que le latin nomme turba -trouble d'une foule en désordre, mêlée ; foule en désordre, multitude. Ce que cette fête décrit, quelle qu'en soit la version, c'est précisément ce moment rare - que l'on avait déjà repéré dans l'épisode mettant Hercule aux prises avec Cacus [6]- où du désordre naît l'ordre. Que le processus soit volontaire qui consiste à désigner à la vindicte populaire un bouc émissaire à sacrifier - sacraliser - ou au contraire qu'il soit spontané - comme ici où l'on interpelle à tue tête des prénoms romains - il y a identiquement l'émergence d'un point fixe, d'un point d'ordre autour de quoi se rassembler. Je ne vois pas de meilleure illustration de ce que l'ordre émerge toujours du désordre et génère lui-même son propre désordre.

Il y a, ici, un point fixe, autour duquel tout tourne : c'est la place désormais vide du pouvoir. Une place qui s'occupera, par acclamation ; par nomination. Autour de la place vide, les sénateur, en bloc resserré, tiennent bon : d'entre eux se cachent et se passent sans doute les morceaux du corps dépecé du roi qu'ils camouflent sous leurs toges. Le corps du pouvoir ne se montre jamais. Ce que la fête nous dit n'est autre que ce passage de l'un au multiple et du multiple à l'un : ce moment - et physiquement comme étymologiquement il s'agit d'une circonstance - où naît un ordre, où d'une multiplicité apparemment confuse, se forme un peuple.

Ce que nous cherchions !

Seconde illustration par la crise :
23 juin 1789

La scène est connue qui fait partie intégrante de la légende dorée de la Révolution. On sait les États-Généraux avoir éprouvé des difficultés à se mettre en place ne serait-ce que par le refus du vote par tête plutôt que par ordre qui invariablement donnerait la prééminence aux députés du Tiers État ainsi que celui celui de délibérations par ordres rassemblés. La crise débouche, après quelques subterfuges dont de supposés travaux qui empêchent les députés du Tiers de se réunir à l’hôtel des Menus Plaisirs, sur le serment dit du Jeu de Paume. Dans l'intervalle quelques députés du clergé (puis 142) avaient rejoint le Tiers. Le 23 juin le roi réunissant les Etats interdit aux trois ordres de siéger en commun. Voulant les disperser, comme il en avait reçu l'ordre, le marquis de Dreux-Brézé se vit opposer la réplique célèbre de Mirabeau : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes. » que le compte-rendu de la séance retranscrit plus exactement sous la forme :

Oui, Monsieur, nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au Roi ; et vous qui ne sauriez être son organe auprès des États généraux, vous qui n'avez ici ni place ni voix, ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours. Cependant, pour éviter toute équivoque et tout délai, je vous déclare que si l'on vous a chargé de nous faire sortir d'ici, vous devez demander des ordres pour employer la force ; car nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes.

Ce à quoi l'on assiste ici n'est ni plus ni moins qu'un conflit de souveraineté. Outre, que les députés présents, du fait même de leur élection, revendiquent une légitimité dont ne saurait se prévaloir Dreux-Brézé - ce que mentionne la formulation longue de la réplique de Mirabeau - ils affirment leur inviolabilité , ainsi que celle du lieu qu'ils occupent. La nation assemblée en face du Roi !

On remarquera la substitution de la Nation au peuple. Elle n'est pas anodine. Elle tient en partie de ce que l'on soit ici, déjà, dans un système représentatif - celui-là même que pourfendait Rousseau. Il n'empêche ce corps de députés agit comme s'il était le peuple : on retrouve la même assemblée, la même proclamation - nous sommes le peuple - la même opposition en terme de réunion/dispersion.

Déclare que la France est une monarchie, gouvernée par le roi, suivant les lois; Que de ces lois, plusieurs qui sont fondamentales embrassent et consacrent: - Le droit de la maison régnante au Trône, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, à l'exclusion des filles et de leurs descendants; - Le droit de la Nation d'accorder librement les subsides par l'organe des États généraux régulièrement convoqués et composés; - Les coutumes et les capitulations des provinces; - L'inamovibilité des magistrats; Le droit des cours de vérifier dans chaque province les volontés du roi et de n'en ordonner l'enregistrement qu'autant qu'elles sont conformes aux lois constitutives de la province ainsi qu'aux lois fondamentales de l'État; - Le droit de chaque citoyen de n'être jamais traduit en aucune matière devant d'autres juges que ses juges naturels, qui sont ceux que la loi lui désigne; - Et le droit, sans lequel tous les autres sont inutiles, celui de n'être arrêté, par quelque ordre que ce soit, que pour être remis sans délai entre les mains des juges compétents
Déclaration du Parlement toutes chambres assemblées sur les lois fondamentales du royaume, du 3 mai 1788

D'un côté le Roi, monarque absolu depuis les Bourbon mais qui, pour autant, ne tient sa place que d'une élection divine - d'où le sacre - et ne peut de toute manière aller à l'encontre de quelques principes dont l'inaliénabilité de la couronne ... Même si la déclaration du Parlement de 88, ci-contre, est révélatrice du conflit d'autorité qui mine la monarchie dans les années précédant la Révolution, et que la référence ici à la Nation apparaît comme une concession aux idées des Lumières, il n'empêche qu'elle est révélatrice de cette tendance à considérer que, pour absolue que soit la monarchie, pour inexistante que soit une constitution écrite de celle-ci, elle ne saurait être ni arbitraire, ni illimitée.

De l'autre, des représentants, chargés de relayer les doléances émises par la base ; par le peuple. Un peuple que l'on a appelé, certes à côté des aristocrates et de l’Église, mais à qui on avait préalablement accordé le doublement du Tiers, pour consentir à de nouveaux impôts et qui ne peut admettre de se retirer - sur ordre. Le monarque peut difficilement, sur des questions fiscales, se réfugier derrière son onction divine : il est pris au piège de sa propre manigance. On ne convoque pas le peuple pour le répudier incontinent. Voici des hommes, qui se rassemblent et s'autoproclament. Signe supplémentaire que le principe de légitimité est du côté du peuple, et ne peut que l'être. Qu'il surgisse, directement ou par l'intermédiaire de ses représentants et tout pouvoir institué qui lui serait contraire s'effrite et bientôt s'effondre.

Ce sera un autre problème que celui, plus tard, de l'irruption du peuple de la rue face à une assemblée élue. Et l'on sait qu'elle ne prend pas toujours les formes idéalisées de la prise de la Bastille mais aussi celles des massacres de Septembre. Pourtant d'une certaine manière, c'est le même. Quand surgit le principe, tout s'écroule. Que ce soit face aux princes du moment ou à ses propres représentants ceci ne change rien. Abstraction, le peuple ? Sans doute quand il s'agit de le concevoir comme le principe de toute légitimité ; mais réalité terriblement concrète et souvent gênante dès lors qu'elle entre dans l'histoire et descend de son Aventin théorique !

Dans une démocratie purgée de tous ses inconvénients (...) tout se fait pour le peuple et au nom du peuple ; rien ne se fait par lui ni sous sa dictée irréfléchie (...) Dans le véritable système représentatif [...] le peuple est souverain, mais tous les pouvoirs dont sa souveraineté se compose sont délégués . (...) les choix des corps électoraux aux différents ordres de fonctions doivent partir non d’en bas, mais d’en haut
Cabanis Grand 2eloge de la nouvelle constitution (1799)
La Constituante avait ménagé toute une série de dispositifs (pétitions, délégations etc qu'elle pouvait recevoir) afin de ne pas se couper de ses commettants. C'est exactement le contraire qui surviendra avec la constitution thermidorienne qui prétendra monopoliser la légitimité reléguant loin l'expression populaire. Entre temps ... la Convention, Robespierre, la Terreur et tout ce que Cabanis nomme les inconvénients de la démocratie ! D'idée voire d'idéal, le peuple se sera entre temps mué en véritable repoussoir, tout cela pourtant au nom même des principes de 89.

Le peuple ne peut avoir de représentants, parce qu’il est impossible de s’assurer qu’ils ne substitueront point leurs volontés aux siennes, et qu’ils ne forceront point les particuliers d’obéir en son nom à des ordres qu’il n’a ni donné ni voulu donner.
Rousseau, Fragments politiques, Du pacte social, 10, t. III, p. 484.
Je dis donc que la souveraineté n’étant que l’exercice de la volonté générale ne peut jamais s’aliéner, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté
Du Contrat Social, Liv. II, Chap. 1, p. 368
Le problème de l'oxymore que constituerait une démocratie représentative, Rousseau l'aura suffisamment vu et analysé pour s'y opposer et n'accepter que l'augure d'une démocratie directe, à l'athénienne en somme. Il y a certitude, selon lui, que tout corps institué finisse par s'affirmer comme volonté particulière face à l'intérêt général et se transformer en oligarche.

Il faudra y revenir lorsque l'on abordera la question de l'exercice du pouvoir et donc de la souveraineté. Il s'agissait ici, simplement, de montrer à partir d'une seconde crise, qui était cette fois-ci un conflit de légitimité, combien effectivement le politique est toujours une circonstance où, dans un mouvement confus, aléatoire, se dessine sous l'apparente figure du désordre, un ordre nouveau. Mais en même temps, parce qu'il s'agit d'un mouvement antagoniste, d'une figure étonnamment mimétique et donc violente.

 

Troisième illustration par la crise :
la Passion du Christ

Il peut sembler curieux de faire référence ici, s'agissant du politique et, surtout, du peuple, à la Passion du Christ surtout quand on se souvient de l'attachement qu'il mit - Rendre à César ce qui appartient à César - à se tenir à distance de tout pouvoir.

Alors les principaux sacrificateurs et les pharisiens assemblèrent le sanhédrin, et dirent : Que ferons-nous ? Car cet homme fait beaucoup de miracles.
Si nous le laissons faire, tous croiront en lui, et les Romains viendront détruire et notre ville et notre nation.
L'un d'eux, Caïphe, qui était souverain sacrificateur cette année-là, leur dit : Vous n'y entendez rien ;
vous ne réfléchissez pas qu'il est dans votre intérêt qu'un seul homme meure pour le peuple, et que la nation entière ne périsse pas.
Or, il ne dit pas cela de lui-même ; mais étant souverain sacrificateur cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation.
Et ce n'était pas pour la nation seulement ; c'était aussi afin de réunir en un seul corps les enfants de Dieu dispersés.
Dès ce jour, ils résolurent de le faire mourir.
Jn, 11, 47-53
Pourtant, on peut observer ici une crise analogue en ce qu'elle est bien irruption dans l'histoire du principe fondateur. Qu'est d'autre un ministre du culte, après tout, qu'un porte-parole, un représentant du divin au même titre que le roi de France pût se glorifier d'en être l'oint ?

Figure classique, assurément, que celle du parasite que celle du pharisien qui, face au divin, ne saurait le reconnaître sans perdre tout aussitôt légitimité, raison d'être et donc fonction. A quoi pourrait donc servir de parler au nom de dieu si ce dernier est ici, présent, devant nous ? Tout à fait révélatrice est la réaction des autorités religieuses du moments - ceux que les textes évangéliques nomment les pharisiens : la question n'est pas posée en terme religieux ou spirituel ; encore moins théorique mais politique. Et, de leur point de vue, la chose est compréhensible : le peu d'autonomie, de marge de manœuvre que le pouvoir impérial reconnaissait aux Juifs tenait précisément à la chose religieuse. Qu'ils apparaissent ne pas même être capables de régler le cas d'un dissident, ils risquaient de perdre leurs prérogatives : on ne tient jamais tant au pouvoir qu'on en a peu.

Ce qu'initie Caïphe n'est rien d'autre qu'une stratégie victimaire telle que Girard l'entendit - ce que d'ailleurs le choix proposé par Ponce-Pilate entre le Christ et Barabbas illustrera parfaitement. Il s'y agit de canaliser le trouble populaire et sa haine contre un seul, n'importe lequel, afin qu'il se ressoude et se retrouve rassemblé dans sa double allégeance à Rome et à la Torah dont les pharisiens se tiennent à la fois pour défenseurs et interprètes. Ici encore le peuple, la tourbe, le trouble et la fureur qu'il s'agit de contenir. Ici encore une mise à mort, un sacrifice ; ici encore une foule qui adoubera par proclamation. C'est elle qui choisira le sacrifié comme avec Romulus dont elle avait accrédité l'apothéose plutôt que de fuir.

Une question politique parce que de légitimité.

Il n'est pas inexact de constater que dans le récit biblique, la foule apparaît moins comme un acteur que comme une masse manipulée et aisément crédule. Ce qui représente la tendance itérative qu'ont toujours les classes dirigeantes à jeter un regard méprisant sur la foule.

Ce qui montre assez combien le peuple, de fondement, de source, de principe peut aisément se révéler un problème tant moral que politique ou social.

Mais ceci relève de la question de la souveraineté.

 

De la Souveraineté

Lien ou liant ?


1) Wikipédia, par exemple, définit ainsi la presse people :

La presse people, presse à scandale ou presse à sensation, est une catégorie de publications traitant de l'actualité et de la vie privée des personnes publiques, essentiellement au moyen de reportages photographiques accompagnés de titres accrocheurs et de textes succincts. En d'autres termes, cette presse relate la vie ordinaire des gens extraordinaires ou la vie extraordinaire des gens ordinaires.

2) cf le texte du Serment du Jeu de Paume :

L’Assemblée nationale, considérant qu’appelée à fixer la constitution du royaume, opérer la régénération de l’ordre public et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu’elle continue ses délibérations dans quelque lieu qu’elle soit forcée de s’établir, et qu’enfin, partout où ses membres sont réunis, là est l’Assemblée nationale ;

Arrête que tous les membres de cette assemblée prêteront, à l’instant, serment solennel de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides, et que ledit serment étant prêté, tous les membres et chacun d’eux en particulier confirmeront, par leur signature, cette résolution inébranlable.

3) Empr. au lat. proclamare «crier fortement, pousser de grands cris; crier que [avec prop. inf.]; réclamer»

4) deux récits - complémentaires - de la mort de Romulus :

5) Voir aussi pour ce qui concerne la description de la fête Poplifugia
Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines à l'article Juno p 685

J Bodin Les six livres de la République

6) la figure de Cacus a déjà été évoquée ici