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Le petit quart de demi centimètre ...

 

Évoquée déjà, cette expérience n'a rien d'inédit, ni d'anodin. Elle consiste, en se déplaçant à peine de subitement voir les choses, les autres, le monde de manière totalement nouvelle, insolite et, le plus souvent, dérangeante. Notre langue nous pousse à nous focaliser ici ou là et même lorsque nous parlons d'autorité et cessons de faire acception de nous-mêmes ou de l'autre, même lorsque nous feignons de nous exhausser du côté de l'absolu, nous ne pouvons pas ne pas avancer une thèse, défendre un territoire, faire que notre propos ne soit pas d'ici ou de là mais de partout. Toujours il sera d'un point de vue, d'un lieu fût-il péremptoire.

Se peut-il y avoir de récits qui les englobe tous ?

Léto Gubbio Cacus

Récit n°1

Cacus, tel était son nom. Nom bizarre - Κάκος - signifiant laid, bête, honteux. Il n'y a pas dans la mythologie grecque de divinité incarnant le mal. Il en est une, sans doute la seule, qu'on ne vénérait évidemment pas mais évitait plus que ne craignait. Il en est au reste rarement fait mention. Géant, mi-homme mi satire, il serait fils d'Héphaïstos et l'on ne s'étonne pas alors de le voir vomir des tourbillons de flammes. Laid à en être repoussant ; éloignant d'ailleurs de lui tous ceux qui tenteraient de s'approcher : l'entrée de sa caverne est ornée de têtes sanglantes.

Tite Live en fait mention pour signaler que, juste après la fondation de Rome, Romulus institua les rites albains excepté le culte à Hercule qu'il reprit des Grecs. L'histoire, narrée à cette occasion, presque par hasard, en incise en tout cas d'une autre. Presque en passant pour justifier les fondations rituelles.

Hercule repose au bord du Tibre et fait reposer et paître son troupeau de bœufs. Ils dort au milieu des bêtes. A-t-on jamais assez souligné combien le sommeil est la faiblesse même des puissants quand même les bêtes ne semblent jamais véritablement s'assoupir ? Cacus passe par là et, trouvant le bétail à son goût, le subtilise. Il ne prend pas toutes les têtes mais seulement les plus belles et, surtout, se croyant malin, les tire par la queue pour les entraîner dans sa caverne non loin de là.

Petit larcin comme il devait bien s'en produire d'entre les bergers.

Hercule se réveille, se dirige vers la caverne mais réalise que les traces laissées en viennent mais n'y mènent pas. Manquant de peu d'être dupé, il commence à s'éloigner quand de l'intérieur de la caverne des mugissements répondent à ceux des bêtes restées au-dehors. Hercule n'a pas trop de peine à forcer l'entrée et règle son compte à Cacus à coups répétés de massue.

Petite histoire de vengeance ordinaire illustrant l'engrenage de la violence.

Tout le laisserait accroire n'étaient les deux protagonistes tous deux d'extraction divine ; n'était l'histoire elle-même supposée justifier le culte grec que Rome se propose de rendre à Hercule ; n'était le lieu au bord du fleuve où furent trouvés les deux jumeaux ; au pied de l'Aventin, la colline même où Rémus monta prendre les augures.

En réalité, cette histoire peut-être entendue de multiples points de vue :

- Hercule, héros, superbe et triomphant, pris dans un de ses moments de faiblesse, face à une force ombrageuse certes, mais rusée.

- Hercule, victime, certes, mais après tout, d'où tenait-il son bétail sinon de Géryon ? Volé, oui, mais voleur en même temps. A ce jeu-ci, ils s'équivalent.

- Hercule, meurtrier, certes, il s'acharne sur sa victime au delà de toute mesure : le larcin ne méritait peut-être pas une sanction fatale. La violence dut en tout cas paraître à ce point excessive que la foule attirée par les appels à l'aide de Cacus était en train de prendre fait et cause pour lui. Oui, mais justement, meurtrier ou finalement assassiné à son tour, par foule plus haineuse encore ?

Il n'en est qu'un ici, qui semble tirer son épingle - morale - du jeu : Evandre, attiré par la foule ameutée, calme le jeu et reconnaissant en Hercule un héros - et donc un demi-dieu - lui rend hommage. Il est, par son âge, son ascendance - sa mère est prophétesse - un symbole de sagesse et de mesure

Voici un carrefour, une arête nette dans cette histoire où n'étaient que flou, ambiguïté, ombre et traces boueuses. Finalement pas si sot que cela, Hercule avait pris soin de faire avancer son troupeau dans le fleuve : l'eau efface les traces encore plus sûrement que la ruse ne les aura inversées. Finalement pas si bête que son nom le suggère, Cacus est capable de ruses lui aussi et même d'attirer la compassion de la part de la foule. Où la bête brute ? où le héros magnifique ? Evandre quant à lui est tout entier lui-même, sage et prudent. Avec lui on n'avance plus en terrain boueux, mais sur une terre ferme et ouverte sur l'horizon. L'a-t-on remarqué, avec Hercule et Cacus, l'histoire se réduit à l'espace congru qui sépare la rive du fleuve de la caverne ; se résume à une affaire de bestiaux. Avec Evandre, au contraire, l'horizon s'ouvre, on parle d'installation, de temple .

Evandre, surtout, est le seul capable d'arrêter la foule, de détourner son ire, de canaliser sa foudre meurtrière. De meurtrier, Hercule redevient héros et idole. Girard avait raison : c'est bien d'une histoire de sacralisation, donc de sacrifice dont il s'agit. Regardons-y de plus près : il aura suffi que la sagesse nomme, reconnaisse pour que l'histoire bifurque. Non, commence. La sagesse comme antidote parfait contre la violence - on aimerait y croire ; mais comme sortie de l'indécision, du chaos initial, assurément oui.

Il y a bien une relation entre la connaissance et la violence : elle ne réside sans doute pas dans un rapport remède au mal mais résulte peut-être simplement de la peur ressentie devant la foule qui s'avance. Cette foule est la forme politique que prend le chaos ; l’ambiguïté, la confusion est la forme anthropologique du chaos. Tous les récits antiques l'attestent dont les métamorphoses ne sont que les récits légendaires.

 

Récit incroyable qui en quelques lignes rassemble à peu près tous les points de vue, toutes les perspectives : celle d'Hercule, de Cacus, de la foule, d'Evandre ; les met sur un pied d'égalité. Tous les scenarii sont possibles : Evandre eût pu ne pas entendre ou avoir le courage de s'en mêler ; la foule eût pu tuer Hercule et faire de Cacus le héros de la fête ; les bœufs auraient pu ne pas mugir et Hercule se faire définitivement berner ... Il suffit de presque rien, à chaque fois.

Je cherchais un récit qui puisse dire le chaos initial : en voici un de belle facture. Il suffit de presque rien, un mot, une reconnaissance, il suffit d'à peine un geste, se déplacer un tout petit peu, un quart de demi centimètre, et, subitement, l'histoire bifurque et peut résolument débuter.

On dit vrai en énonçant que les commencements sont sortie de l'indécision. Mais on se trompe en imaginant en avoir fini pour autant avec le chaos, le bruit de fond. Nous nous sommes déplacés mais le bruit avec nous : la foule en colère vient nous le rappeler. Le chaos est ce bruit que nous portons ou emportons avec nous : le savoir nomme mais ne fait jamais taire. Nous n'en aurons jamais fini du chaos initial : d'écho en écho, le bruit de fond roule et ne s'écroule pas.