Bloc-Notes
Léto Gubbio Cacus

Retour en arrière ... ou histoires de loup

Celle de Léto désigne combien il est question ici à la fois de fondation et de passage ; celle de la louve romaine combien la fondation ne saurait avoir lieu sans son entremise, elle qui fait à la fois bifurquer une histoire qui sans elle n'aurait pu avoir lieu mais transmet en même temps aux jumeaux la force voire la férocité nécessaire à leur destin héroïque.

Récit n°3

Celle peut-être aussi du loup de Gubbio parce qu'en l'affaire celui qui vaudrait le nom de Lycurge n'est autre que François d'Assise.

On peut s'amuser évidemment, avec l'ironie de qui croit mieux savoir, de ces Fioretti qui alimentent le catalogue des images pieuses et passablement naïves que l'on distribuait autrefois aux catéchumènes, de ces histoires édifiantes supposées asseoir la foi des impétrants.

Elles ne valent assurément pas plus que les récits mythologiques. Pas moins !

Dans la représentation chrétienne du monde, le loup a cessé d'être ce qu'il fut dans la mythologie grecque - cette part de rage et de fureur venue des tréfonds enfouis du chaos originaire dont il faut à la fois se séparer pour entrer dans l'ordre humain mais encore se souvenir pour s'en mieux pouvoir éloigner mais enfin conserver les ultimes échos pour accomplir néanmoins son destin ; il devient au contraire la figure éponyme du mal, du diable, de cette part de tentation qui sans cesse nous habite - lointain écho en nos âmes du péché originel -: la logique du Aime ton prochain comme toi-même s'est substituée à la logique du héros et de la force.

Le loup et l’agneau paîtront ensemble” (Esaïe 65. 25).
Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous en vêtements de brebis, mais au dedans ce sont des loups ravisseurs. Mt, 7,15
Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents, et simples comme les colombes. Mt, 10,16

C'est donc à un vrai face à face que l'on assiste presque à chaque fois entre vrai et faux prophète, entre forces du bien et tentation du mal qui reproduit de manière analogique la tentation du désert ; où le loup peut toussi bien symboliser la violence, la méchanceté que le faux ou le mensonge.

Ce qui est remarquable dans l'épisode de Gubbio tient à ceci qu'à la fin du récit, il n'est ni vaincu ni vainqueur : François d'Assise n'est pas seulement le chantre de la pauvreté et du prêche ; il est homme de parole, pas de combat et sa parole s'adresse aux hommes comme aux animaux (cf le loup mais aussi les oiseaux. ) Ici ce sera le contrat : les villageois nourriront la bête qui dès lors cessera de les tourmenter. Bel exemple de retournement : l'homme, faible, qui s'est démuni de tout, nu hormi sa foi à toute épreuve, parvient à convaincre la puisance brutale de ne plus sévir. Il lui suffit pour cela de tracer le signe de croix. Elle est suffisante pour que l'animal ferme la gueule.

Le récit suit ensuite un intangible mouvement ternaire : réprimande d'abord à l'endroit du loup qui a tourmenté et pris des vies sans nulle autorisation ; proposition de paix prenant la forme de la compréhension - c'est la faim qui t'a fait agir ainsi non la méchanteté ; enfin conclusion du pacte par un signe tangible - le loup leva sa patte droite de devant et la posa familièrement sur la main de saint François. Mais ce pacte n'étant pas seulement noué entre François et le loup devant Dieu, mais engageant aussi les villageois de Gubbio, le même moiuvement ternaire sera repris une seconde fois. Réprimande d'abord à l'égard de ces derniers qui n'endurent leurs fléaux qu'en raison de leurs péchés ; injonction à se tourner vers Dieu et à ne pas craindre le loup qui ne s'en peut prendre qu'au corps et pas à l'âme ; proposition de paix enfin et serment prononcé d'une seule voix devant François qui s'en porte garant.

Ici encore, la foule, non pas vindicadive ni vengeresse mais simplement apeurée. Un homme seul, non pas habité de sagesse comme Evandre mais de sa seule foi, qui parvient par la seule puissance de sa foi et la seule conviction de sa parole à faire l'histoire bifurquer non plus dans le sens infernal du cycle de violence et vengeance mais dans celui vertueux de l'entraide.

Au fond, hommes et loup ici se ressemblent qui ne s'opposent qu'en raison de leurs faiblesses respectives. Les uns et l'autre ont faim et ne tuent que pour cette seule raison. Les uns comme l'autre se détournent de Dieu de ne chercher à satisfaire que leurs besoins matériels, de n'avoir pas compris qu'il n'est d'autre source om se désaltérer que Dieu. François retourne la situation : à proprement parler il convertit.

Il est bien une ligne qui dispose à l'une des extrémités le fort ; à l'autre, le faible. Que vienne à passer, à l'ombre de la ligne, ou à s'interposer ne serait ce que fugacement un tiers et brusquement les positions s'inversent. Diogène tance Alexandre d'un Ecarte toi de mon soleil vindicatif ! Créon le puissant devient aussitôt l'ignoble sitôt que la scène accepte des spectateurs qui en feront le parangon insupportable de la raison d'Etat. Passe l'ange et la bête se fait plus douce que l'agneau.

Ce que raconte ce récit c'est combien seul le refus du combat peut éviter le cycle infernal des postures s'inversant où le faible finit par persécuter le fort qui trouvera bien à se venger un jour. L'ombre minuscule du puit où tomba Thalès, tout à coup fait voir ; François ne fait que parler et ceci suffira. Ce qu'il énonce finalement, aux deux parties, revient à la vanité du combat.

Quand l'interprétation classique, où verse aussi Freud à sa façon, nous laisse entrevoir dans le loup notre part d'animalité qu'il nous faudrait abandonner pour entamer notre hominescence, François à l'inverse proclame la si grande proximité de l'animal et de l'homme se détournant des voies divines mais en même temps leur si étonnante proximité d'être à jamais des enfants de la création, qu'il ne peut inviter à autre chose qu'au pacte, à la rencontre.

A bien y regarder d'ailleurs on remarquera que le récit du prêche aux oiseaux est identique. Il leur rappelle tous les bienfaits qu'ils reçurent de Dieu eux qui ne sèment ni ne construisent leur gîte ; que tout dans leur attitude se doit d'être hommage et reconnaissance ; que leur mission, à tout prendre, est identique à celle de l'homme : embellir le monde ad majorem gloriam dei.

Elle est ici la grande leçon du christianisme qui ramène le loup au cœur de la cité ; au sein de la création. Le loup n'est plus celui qu'il faut éliminer, ou écarter ; encore moins celui qu'il faudrait répudier en soi de n'être ni plus mauvais ni meilleur que l'homme lui-même.