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Voir... savoir ? Non,
regarder !

Bluffé je l'avoue par certaines des photos de Pluton ; tout autant par celles prises lors de la dernière éclipse de Lune. Ce n'est dira-t-on qu'une question de perspective, d'angle, de point de vue, soit ! J'y vois l'œil du photographe dont l'art consiste précisément ici à combiner, trouver une scénographie qui raconte une histoire et en dira certainement autant sur l'objet que sur le scrutateur.

Combien fausse aura été finalement la croyance que la vue, à l'instar des autres sens, nous mît dans la posture passive d'être seulement récepteur. Non, toujours nous y mettons notre grain de sel.

C'est ce qu'on pourrait appeler - c'est ainsi du moins que je la nommais autrefois, l'expérience du quart de demi centimètre. Déplaçons-nous d'un tout espace infime, d'une distance imperceptible, et, subitement, les gestes qui nous semblaient familiers, les visages les plus aimants, les lieux les plus habituels nous deviennent étrangers, presque hostiles. Qui ne s'est jamais amusé à scruter un mot usuel, voire son propre prénom ; comme s'il ne l'avait jamais entendu ? et de constater que surgissent soudainement des sonorités insolites, presque menaçantes ?

C'est, j'imagine, ce que durent en 69 ressentir les premiers astronautes qui virent la terre, non plus en photo - ce qui depuis quelques rares années était devenu possible via les satellites artificiels - mais en vrai, telle que nul autre ne l'avait jamais vue, d'un autre sol.

Ils nous virent tels que le monde nous voit.

Il ne saurait être de perspective basculée plus intense que celle-ci. Le sujet devient objet ; l'objet, sujet. Voici que tombait le vieux reproche qu'un Comte pouvait encore intenter aux sciences dites humaines pour leur interdire toute scientificité possible : le recul, la distance y étaient désormais. Ils refirent, mais à l'envers, l'antique expérience de Thalès qui fit tant sourire la servante de Thrace : la lumière surgit toujours de l'ombre. Celui-ci dut chuter pour le découvrir ; ceux-là, s'envoler mais ceci revient au même.

Pascal s'effraya des silences éternels mais il les écoutait de son tout petit promontoire qui lui claquait comme une gifle combien peu il pesait. Qu'eût-il écrit s'il l'avait pu de l'autre côté ? La langue dit juste quand elle écrit point de vue pour signifier opinion, croyance voire même thèse que l'on défend. Qui pense, imagine toujours s'être assis en la posture du démon, en la perspective de l'absolu. Il sait la posture intenable mais la soutient nonobstant : comment faire autrement ? La vérité scientifique demeure une vérité approchée - mais une vérité quand même. Il y a toujours dans le savoir quelque chose de l'ordre de la posture - mais pas de l'imposture puisque le sait, l'admet et le reconnaît - quelque chose de l'ordre de la mégalomanie par où ce je qui pense et cherche, qui même parfois trouve, se hisse à des hauteurs insoupçonnées. Le logicien l'a toujours su qui avait repéré combien la cascade, qui fait partir du général au particulier, était déclinaison simple et propice ; combien en revanche la remontée au principe relevait toujours un peu de l'analogie ; en réalité du coup de force ; de l'essai en tout cas. Las ! les fleuves dévalent et jamais ne remontent à la source. Il n'est pas de savoir sans induction mais cette dernière cache toujours un j'ose, j'essaie qui le plombe ; définitivement.

Il n'est ainsi pas tant de différences que l'on crut d'entre la raison et les sens : les mots ne parlent pas des choses ; les images ne nous les montrent pas. Nous ne parvenons jamais à sortir de cette boîte noire que nous sommes à nous-mêmes. Ce n'est pas tant que nos représentations fussent partielles de n'être jamais que le regard si limité de cette éloise[1] dont parlait Montaigne, c'est que de surcroît elles sont aussi partiales de ne finalement parvenir à parler que de nous. J Bosch n'avait définitivement pas tort de se représenter la création comme une sphère, fermée sur elle-même. Quand bien même saurions-nous brosser l'intégrale de tous les points de vue, tant à la surface de la sphère qu'en son volume, la connaissance ainsi obtenue n'en serait pas absolue pour autant toute dirigée qu'elle demeurerait vers l'intérieur de la sphère.

Il y a, en haut à gauche, un personnage penché sur un livre : Dieu à ne s'y pas tromper tenant le livre de la vie. Ces deux mentions sur chacun des panneaux Ipse dixit et facta sunt, et à droite Ipse mandavit et creata sunt.

Mais, de surcroît, ici, le regard de l'artiste, une troisième scénographie, englobant à la fois le point de vue de Dieu et celui de l'homme. Ce tiers exclu qui constitue le miracle de l'art. A y bien regarder d'ailleurs, l'artiste ici regarde moins son tableau en en prenant distance, qu'il ne nous scrute nous ; nous interpelle ?

C'est que voir n'est pas regarder : s'y joue quelque chose de la réciprocité ; de la veille également - au sens du veillez et priez. Ce qui est vrai de l'écriture, l'est tout autant de la vue. De la même manière que l'on commence toujours à écrire à quelqu'un, pour quelqu'un, quitte à oublier à la fin le destinataire initial ; qu'il est faux qu'on puisse s'adresser jamais à tout le monde mais que demeure toujours en nous, comme un point de mire un lecteur idéal à qui l'on s'adresse ; de la même manière, on ne regarde jamais en l'air, pour rien ou personne : l'œil que l'on jette vise toujours quelqu'un ou quelque chose, est celui d'une conscience curieuse, inquiète, qui cherche en l'autre ou en l'ailleurs, une réponse, un apaisement, un don. Qu'il soit peintre ou photographe, son regard est construit et le renverra toujours à un moment, une émotion, un doute même s'il combine son intuition et son savoir-faire pour échafauder une vue qui pût interpeller tout le monde. Ce regard extérieur, ce deus ex machina, c'est l'ombilic, le point au delà de quoi l'on ne peut errer et que, d'ailleurs, l'on n'atteint jamais. Celui de qui nous regarde nous regarder. La vision pure ; absolue - comme on évoque une oreille absolue.

Joë Bousquet assurément pointait juste quand il énonça : Voir bien, c'est voir de loin. Qui mieux que lui eût pu le percevoir qui demeura son existence durant cloîtré et cloué au lit de ses souffrances ? Au delà de cette évidence optique qu'à vouloir scruter le détail on en viendrait non seulement à perdre de vue le global mais encore à ce même plus savoir ce que l'on regarde, il y a cette exigence - que je devine métaphysique - d'une extériorité, d'une étrangeté ; d'un étrangement. Comment écrire cela que suggère assez bien l'allemand en écrivant Entfremdung mais que le français aliénation est trop négativement connoté pour exprimer ? Elle réside bien en ceci ma petite expérience du quart de demi centimètre : dans l'opportunité enfin ouverte, dans la grâce enfin offerte mais à la pesanteur entremêlée, d'un tableau qui fût une extase. Non pas derechef une incursion mais bel et bien cette excursion incroyable. Je l'ai écrit déjà : nous ne parlons jamais que de nous-mêmes et de notre appréhension du monde. Il est bien plus pesant encore : l'être nous colle à la peau en d'invisibles mais inaltérables chaînes. Nous ne pouvons nous débarrasser de nous-mêmes, jamais ; en nul instant. A la fois sujet et objet, victime et persécuteur, nous ne pouvons nous extirper de ce cloître étriqué : je comprends mieux pourquoi angoisse porte encore en elle le sens antique d'angustus - l'étroitesse. Le regard, ce regard-ci, superbe d'aventure, triomphant de témérité, vacillant d'angoisse et épouvanté de lui-même, c'est celui sans doute inaugural de toute création, de toute œuvre. Celui, sans doute, qui fit Rimbaud écrire et j'ai vu quelque fois ce que l'homme a cru voir.

J'ignore si Jean eût raison d'écrire qu'au commencement était le Verbe ; peut-être fut ce une image. Peut être fut ce seulement de l'étincelle du regard divin subitement porté au loin dans les ténèbres que jaillit la Lumière. Mais je crois bien que la Parole dut bien être dessiné sur la Table, plutôt qu'écrite Il réside peut-être ici le secret de ces tables, brisées de colère par Moïse devant l'égarement de son peuple. Le verbe vint plus tard, seconde mouture affaiblie d'une vision aveuglante ?

De loin, de si loin prises ces photos de Pluton ! de près, de si près celles de la Lune ! Pourtant, à chaque fois, l'homme absent. Faudrait-il à ce point éloigner notre regard des hommes pour trouver le monde enfin beau ?

J'ignore encore ce que peut impliquer ce regard étrange du monde porté sur nous. J'en sais juste l'écrin ; en devine seulement l'écran. Un filtre seulement qui nous permettrait de lever les yeux au ciel et de prier - c'est en tout cas ce que supposa Maître Eckart. L'invitation au voyage, en somme. Non pas celui, sot, dont on dit qu'il forme la jeunesse mais se résume au mieux au déplacement fat de son ego ; celui au contraire qui vous interdit de plus vous sentir jamais chez vous nulle part d'avoir senti les griffes du vent vous claquer le visage.

Regarder, oui, c'est sortir, dénicher avec une patience d'archéologue cette infime particule de ciel qui vous désentrave, désenclave ; désimbrique - enfin.

 

 


1) Montaigne

Pourquoy prenons nous titre d'estre, de cet instant qui n'est qu'une eloise dans le cours infini d'une nuict éternelle ?