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Solitude

Pourquoi parler de solitude après avoir évoqué le regard sinon pour souligner combien cette excursion hors de soi est à la fois rare et impossible. Elle fait irrésistiblement penser à cette remarque de M Serres énonçant que ne saurait se dire philosophe celui qui n'aurait tenté de tout savoir, ajoutant, c'est impossible mais il faut le faire. [1]

D'entre savoir et pouvoir

Que faire ainsi œuvre d'encyclopédie soit un travail monstrueux, un effort presque inhumain n'est pas l'essentiel qui réside plutôt dans ce cycle-ci que l'on tente de dessiner. Ce cercle ressemble à s'y méprendre à l'orbe de la Création telle que la vit J Bosch. Il n'est au reste pas une infinité de manières de tracer un cercle : il n'en est en réalité que deux :

- soit on se place au centre, à l'endroit même où se fiche la pointe du compas mais alors c'est de l'intérieur qu'on le dessine et l'on ne fait rien d'autre qu'œuvre de fondation. D'acte, sinon de pouvoir. C'est bien ceci que réalise Romulus en traçant le sillon délimitant l'espace sacré de la cité nouvelle. Il est un point, ici, à équidistance de toutes les limites, où se niche sans doute un cadavre, une boîte noire en tout cas - un testament. Ce point est étymologiquement un aiguillon, il a été percé par la pointe. Et celui qui tient en ses mains la pointe distingue, sépare, tranche. D'entre le dehors et le dedans ; l'ami et l'ennemi ; le sacré et le profane ; le proche et l'étranger. Il trace, ligne droite ou courbe, qu'importe ici, il est rex. Et donc lex. La seule différence résidant entre le mesos - μεσος - et le kentron - κεντρον - réside dans l'acte : celui-ci fiche sa pointe dans la terre dans un mouvement descendant qui le fait accroire divin ; celui-là, en revanche, surgi de la terre où il nourrit son ancrage, est ascendant et dit, pour un grec, en tout cas, l'autochtonie. Le politique ne cessera d'hésiter d'entre ces deux oscillations : société ouverte ou fermée - mais en est-il de résolument ouverte ? - disons, entre société fermée et relativement poreuse.

- soit on se place à l'extérieur de la sphère, en en mimant la posture tant elle est, on l'a vu, impossible à tenir, en prend cette distance nécessaire, ce recul sans quoi il n'est pas de regard possible, mais alors on ne fait rien d'autre qu'œuvre de savoir. Faire le tour de la question, dit la langue courante, tenter d'embrasser l'ensemble des points de la sphère, être au-dessus, à la surface et s'y maintenir - c'est ce que dit d'ailleurs ἐπιστήμη - epistêmê. Quel que soit le courant théorique auquel il se rattache - idéalisme ou matérialisme ; empirisme ou rationalisme etc - celui qui entreprend œuvre de connaissance ne peut pas ne pas se projeter ainsi hors de la sphère ne serait ce que pour la pouvoir embrasser du regard, à défaut de la pouvoir saisir ; comprendre à défaut de la cerner. Que la difficulté réside, pour lui, dans l'impossible tenure d'une ligne où il serait à la fois dedans et dehors est incontestable : il n'est pas si aisé que cela de n'être pas de ce monde quand tout vous y rappelle et enchaîne ; il n'est pas si simple d'être de ce monde quand tout en lui vous invite au voyage. Je crois bien que l'inclination au savoir trouve sa source dans cette tension-ci : d'entre le dehors et le dedans.

Peut-être tenons-nous ici à la fois de quoi penser la grande différence entre pouvoir et savoir ; entre acte et pensée et la malédiction - réelle - qui frappe tout philosophe qui se pique, à un moment ou à un autre, d'entrer dans l'arène, et d'embrasser ainsi le politique. De Platon à J-J Rousseau avec mention spéciale et douloureuse pour Nietzsche ou Heidegger. Se tenir et maintenir à califourchon sur la ligne est, sans doute, une posture théorique ; mais une imposture politique.

Chers collègues philosophes, aimerait-on écrire, surtout écartez-vous, ne vous mêlez pas de politique ! Mais en même temps, quel aveu d'impuissance : une philosophie qui tenterait d'embrasser le monde mais demeurerait ainsi en l'air, dans les nuages, de quelle valeur pourrait-elle se prévaloir ? On comprend dès lors la réticence d'H Arendt à se proclamer philosophe !

Déréliction

Je ne sais ce qui peut pousser un individu à verser ainsi dans la pensée, la méditation et cet incontournable retrait : pas plus que Jankélévitch, je ne crois à une quelconque vocation - qui vous eût ainsi appelé ? - mais n'imagine pas pour autant qu'il faille y soupçonner une atavique débilité à saisir le monde ou quelque sublimation d'une inavouable impuissance. En outre ces imputations psychologisantes demeurent toujours dangereuses et partielles - elles ne rendront de toute manière pas compte de l'orientation théorique adoptée. Je l'ignore et n'en ai cure parce que ceci ne dirait rien de la position où se met celui qui décide (?) d'entreprendre un tel voyage.

Je ne parviens pas à détourner mon regard de ces deux toiles de Rembrandt Saint Anastase et le Philosophe.

Saint Anastase d'abord : mais le tableau prend aussi le nom de philosophe lisant. Est-ce un hasard mais cet Anastase-ci représente la figure de la règle chrétienne qui est moins celle du moine se retirant dans une communauté pour vivre au mieux selon sa foi, que celle même de l'ermite se retirant de tout et de tous. Anastase a vécu à Cluny, a même reçu mission de Grégoire VII de convertir les sarrazins en Espagne, sans beaucoup de succès d'ailleurs. Remarquable que ce personnage n'eut d'influence réelle et de puissance charismatique que dans ses périodes de retrait absolu. On le voit ici, seul, près de la seule fenêtre qui porte quelque éclairage, lisant. La table est drapée mais c'est le seul élément d'un quelconque mobilier. Tout ici respire l'austérité. Le plafond voûté pourrait laisser à penser à quelque recoin d'un prieuré ou d'un couvent . Mais il est seul. Il ne regarde pas par la fenêtre, non plus que dans le tableau suivant, contrairement au St Augustin de Carpaccio. Nulle révélation à espérer d'un au-delà, d'un extérieur. La méditation est intense mais le voyage est tout intérieur. Une incursion dans la connaissance sans doute, assurément pas l'excursion du regard.

Le philosophe ensuite :

Rien, dans la seconde, qui pût au reste, laisser penser au philosophe. Nul livre, peut-être sur la table de travail, en tout cas pas de bibliothèque, rien de ces objets qui puissent suggérer une curiosité encyclopédique quelconque. Chez Carpaccio, on voyait livres, chaise, lutrin et œuvres d'art, d'un côté, mais aussi plume, encrier, cahier, globe terrestre, de l'autre ... rien de tout cela ici. Le cadre est épuré à l'extrême : si le philosophe s'accoude près de la fenêtre pour user de la lumière que lui offre encore le monde, il n'en demeure pas moins seul à en profiter : le noir paraît devoir tout dévorer - une bande verticale à gauche, une autre horizontale en bas - laissant le reste de l'espace dans une incroyable pénombre. Un espace, au reste, scindé en deux comme si le personnage principal n'était pas le philosophe méditant ou lisant, mais cet énorme escalier en colimaçon qui paraît devoir dévorer tout l'espace, en tout cas empêcher la lumière de projeter plus avant ses ultimes rayons. A droite, une femme tisonnant un feu paraissant bien fragile, qui en tout cas n'éclaire rien. Ces deux là sont séparés à l'extrême, comme le ciel et la terre ; le monde des Idées et la Caverne, l'idéal et le prosaïque. Qu'ils le soient par l'escalier ne saurait être anodin : faut-il y voir la représentation des constructions conceptuelles, de la méditation qui mène à la lumière par retournements successifs ? Ceci rendrait assez bien compte des inévitables hésitations, errements, éblouissements successifs, à la montée comme à la descente à quoi Platon fait allusion. Mais il y a plus : il sépare assez radicalement le monde de la pensée, faiblement éclairé certes, mais éclairé tout de même, de celui du réel, du quotidien qui, lui, non seulement est sombre mais où même le feu pourtant tisonné, semble ne rien éclairer. On notera par ailleurs que ces deux personnages ne se regardent pas comme si leurs univers étaient étrangers l'un à l'autre, ou que ces personnages n'eussent rien à se dire non plus qu'à se montrer.

Cette solitude, ou plus exactement, cet isolement a deux facettes assez différentes :

- d'un côté cette disposition de la pensée qui s’accommode mal du bruit ambiant et de la foule, que dessinent assez bien le poêle de Descartes, ou la librairie de Montaigne. Toutes les représentations de l'individu se rejoignent ici qui ne se peut construire qu'à l'écart - dans l'espace ou le temps. L'ego classique est une affaire de calme et de silence2. Il est vrai que désormais ce serait plutôt le brouhaha qui prédomine. Sans doute, les jeunes générations se sont-elles accoutumées à ce bruit de fond ambiant ; ont-elles appris dans l'échange, la discussion, le dialogue et le partage d'information de quoi nourrir leurs interrogations. Je n'imagine pourtant pas que la réflexion puisse se dispenser à un moment ou à un autre du silence de l'intimité, de cet espace intérieur où se juche le doute comme l'affirmation, la négation comme le jugement, où précisément l'on procède à ce serment à soi qu'évoque Alain. Que nos ego se modifient, et la conscience qu'ils ont de la durée au milieu de ce bruit de fond est peu discutable mais assurément lorsque Serres achève en déclarant léguer le silence, il baptise assurément plus le problème qu'il ne lui offre de réponse.

On ne fera pas, par ailleurs, que l'on puisse d'un seul tenant agir et penser et, quoiqu'on imagine cette pause-ci met à l'écart ; invariablement.

Solitude

- d'un autre côté, qui entreprend ce voyage de la pensée, encourt tout ensemble les risques du doute et de la fatuité ; du dogmatisme et de l'erreur ; de l'incertitude et du scepticisme. De l'aveuglement ou du fanatisme. Qu'est-il d'ailleurs de plus dangereux que le fraîchement converti ? Celui-ci qui tente l'aventure en revient mystique, ou fou de Dieu au pire, aveuglé, les yeux comme brûlés par cette Lumière qu'il ne put supporter ; celui-là, qui redescend de la montagne, blanchi, soudainement vieilli, voûté comme les cieux qu'il approcha, comme aspiré vers le haut, regarde les siens, ses proches, avec étonnement, colère ou simplement incompréhension. Il est passé de l'autre côté, lui aussi, et ne parle plus tout à fait la même langue. Il ne s'agit pas ici de ce modèle - romantique à souhait autant que mystique - que l'on retrouve dans Mort à Venise de Th Mann ou le Livre de Sable de Borgès où l'artiste dépérirait d'avoir transgressé l'interdit majeur : regarder la Beauté en face ! la vérité ou Dieu. Ce n'est pas même cette angoisse qui saisit au milieu du gué, où ce que l'on a délaissé est trop éloigné désormais pour pouvoir encore renoncer et revenir en arrière, où cette berge que l'on a tant guettée, rêvée, imaginée est trop lointaine encore pour espérer s'y soutenir, où tout, l'un et son contraire paraissent identiquement désirables ou haïssables, où même le mot le plus simple ressemble au signe cabalistique le plus abstrus, où plus rien ni personne ne vous semble proche. Non, la certitude seulement d'être allé trop loin.

Déréliction.

 

Instant baroque où tout en ce monde chante, susurre, entonne et déclame mais où rien, vraiment plus rien ne vous parle. Où le monde bruisse de mille clameurs que l'on n'entend déjà plus. Abandon que j'ai déjà évoqué, pire encore que la solitude pour ce qu'il marque violemment ce qui fut perdu. Il en va finalement de la connaissance comme de la vieillesse : à mesure que l'on avance, les compagnons se font plus rares ; le sentier y est jonché de disparus.

Qui, ainsi s'écarte tant, pour embrasser d'une seule tenure, l'être et l'image de l'être ; l'être et le nom de l'être ; celui-là rend assurément le monde habitable. Ici réside toute la grâce de l'artiste. Pour tout autre que lui, mais pas pour lui. On ne subtilise pas impunément le verbe du créateur, les doigts agiles du potier ou les vocalises de la nymphe.

 

 


1) voir

2) cf ce passage d'Hominescence