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Au commencement ...

Il n'est pas de récit, nulle de ces histoires que nous narrait un grand-père prolixe -, qui ne commençât ainsi. Il était une fois ... Illusion de la langue, structure même de notre pensée qui nous interdit d'envisager un objet ou un phénomène qui n'eût pas de cause - donc d’antécédent - nous cherchons toujours dans le passé, certes, mais dans les ultimes débuts surtout, la raison de toute chose, oublieux que nous restons de ces boucles de rétroaction qui font - horresco referens - la conséquence toujours rejaillir sur la cause. Et faire se basculer l'avant et l'après. Nous rêvons même parfois de pouvoir remonter au delà de ce point limite : mais avant cet avant absolu, qui avait-il ?

Kant a fait justice de ces questions, dans ses antinomies de la raison pure : elle forment le mur qui enserre la raison en ses limites finalement très étroites. La rhétorique en naquit ; nos légendes et contes aussi. Mais les paraboles enfin *

Fut-ce de la magie ? les ultimes ondes de choc d'un fantastique que nous aurions désappris de lire dans un monde que nous avons désenchanté ? Comment oublier ce moment, précieux entre tous, du il était une fois, qui subitement nous faisait entrer dans un univers autre que nous étions évidemment incapables de définir, un monde en tout cas qui n'avait rien à voir avec celui dont nous venions de finir une journée, un ailleurs, un au-delà où nous ressentions sûrement que quelque mystère qui nous dépasserait allait certainement nous être révélé.

Sans doute ne racontons-nous plus assez ! Et nos grand-pères, trop affairés encore du brouhaha ambiant, y perdirent le talent et l'envie.

Pourtant l'histoire méritait d'être racontée ....

Je n'arrive toujours pas à oublier que la philosophie commença avec un poème - celui de Parménide - se poursuivit avec quelque chose qui tint bien un peu du théâtre - les dialogues de Platon - avant de trouver sa forme aride des traités d'Aristote. Et dois bien avouer que mes plus grandes émotions théoriques, je les dois à quelques enseignants - rares, certes, mais tellement précieux - qui surent faire vivre les théories qu'ils présentaient comme des personnages aux aventures incroyables. Une mouche agrippée sur le bord d'un bock de bière qui soudain s'envolait en d'autant de volutes métaphysiques. Nos dramaturges classiques n'imaginaient pas de décrire, fustiger et parfois éreinter nos mœurs autrement qu'en les incarnant en des personnages légendaires et antiques - Créon, Antigone et autre César - je crois bien qu'on eût pu faire exactement l'inverse : exhausser le quotidien le plus trivial et y dénicher qui le problème philosophique le plus criant, l'angoisse existentielle la plus intense ou l'antagonisme politique le plus violent.

Dois-je l'avouer ? je rêve d'une philosophie qui ne serait que de récits entremêlée, de légendes incrustée, de quotidien mitée. Je sais bien que l'abstraction impose à un moment de s'inventer le concept, puis le jargon puis la langue enfin qu'elle mérite mais qui sert plus souvent de vecteur de reconnaissance que d'appui de connaissance. Les experts s'y retrouvent entre eux tenant à distance l'intrus, le philistin ; le vulgaire. Mais la philosophie n'est pas de distinction ; bien plutôt de lien.

Le plus émouvant est que ce il était une fois peut faire lui-même l'objet d'un récit. Il est bien un avant l'écriture, un moment rare et précieux où subitement on cesse de se raconter des histoires, on cesse de se chercher un témoin qui vous relatât un événement, un épisode, ou même le périple d'un héros pour l'aller plutôt quérir dans un écrit - on aimerait presque écrire un livre.

Ce moment, c'est encore Rembrandt qui le saisit le mieux dans cet Aristote contemplant le buste d'Homère. Émergeant à peine de cette étonnante obscurité, ces deux personnages de légende - même s'ils ne le sont pas de la même : Homère, d'une part, le prince de la poésie, l'aède par excellence dont on n'est pas même certain qu'il eût existé, mais qui concentre sur son nom invention, récit et langue ; Aristote ensuite qui deux millénaires durant fut LE Philosophe, la référence ultime, ancré dans la réalité la plus drue d'une œuvre encyclopédique dont nul, aujourd'hui encore, ne saurait se dispenser de parcourir les milliers de pages. 2

On aimerait évoquer un passage de témoin n'étaient ce geste, mais ce titre en trompe l'œil aussi. C'est qu'Aristote ne regarde pas Homère mais ailleurs. Où ? C'est qu'il ne le regarde pas mais le touche. N'était encore cette anachronique vêture du philosophe, manière sans doute de marquer la modernité toujours actuelle du philosophe, ou l'éternité de l'interrogation philosophique. N'étaient surtout deux grands absents : Socrate et Platon. Socrate n'aime pas l'écriture, non plus que Platon qui le lui fait déclarer dans le Phèdre : non pas invention des hommes mais don des dieux, don trouble assurément qui donne puissance aux hommes mais à qui Socrate reproche de les laisser en dehors de la connaissance, de la sagesse, simples répétiteurs de bruits. Que Platon fût paradoxalement le premier à laisser œuvre écrite à peu près complète ne fait ici que surajouter au mystère ... ou à l'ironie.

C'est pourquoi nul homme sérieux, assurément, ne se risquera jamais à écrire sur des questions sérieuses et livrer ainsi sa réflexion à l'envie et à l'incompréhension des hommes" (Platon, Lettres, VII, 344 c 3)

Au commencement : la philosophie ne s'y niche pas, justement, mais s'en nourrit. Elle vient toujours après : après une parole originaire qu'elle se pique de prolonger, interpréter ou parasiter. Presque comme un réflexe ; une réflexion. Au commencement : la poésie. La parole pure, vivante ; créatrice de sens. Celle-ci n'a pas d'auteur : n'est-il pas révélateur que l'on soit identiquement incertain de l'existence historique d'Homère comme de Socrate ? Ceux-ci ne disent pas ceci est à moi, ceci est de moi ; ils laissent filer le sens, le laissent parcourir les cours, les ruelles et les sentiers, se réverbérer et répéter dans le récit de l'autre qui le répétera - dans la pleine naît un bruit ... l'écho la redit, écrivit Hugo - comme si la philosophie n'était que l'écho ultime, presque mort, déjà aride d'une effervescence originaire. Ceux-là augmentent le monde mais ne s'en nourrissent pas. Ils sont auteurs mais leur gloire importe peu ou alors de demeurer presque anonymes.

L'oiseau de Minerve ne s'élève qu'au crépuscule énonçait Hegel ; alle Denken sind Nachdenken affirma H Arendt : je n'irai pas jusqu'à écrire que la philosophie est lettre morte et répétitive - elle est bien réflexion - mais assurément elle ne surgit pas au point d'origine. Il faut chercher ailleurs : où se produit le sens, chez l'aède dans cette poésie - comme le souligne son étymologie.

Querelle des anciens et des modernes ? Peut-être ! Toujours est-il que s'y préfigure quelque chose comme un gué que d'aucuns franchirent - fût ce à regret comme Platon - d'autres non ; où les uns entrevirent un gain, d'autres une perte irrémédiable. Mais quelque chose en tout cas qui relève de cette grande confrontation entre la vie et la mort.

Ricœur a raison : il y a bien encore un autre personnage que l'on ne voit presque pas, qui se tapit dans ce clair-obscur de l'ornement vestimentaire : Alexandre, dont Aristote fut on le sait le précepteur, figure emblématique du héros guerrier mais du pouvoir, de l'empire et de l'emprise. Levi-Strauss l'avait vu : avec l'écriture, le pouvoir n'est jamais loin. Il était déjà présent avec Socrate, mais ce dernier resta de l'autre côté, méprisant de s'en mêler jamais, mais lui succombant à la fin. Qui n'est pas du côté du pouvoir est contre lui ! La prosopopée des lois le proclame : il n'est pas d'extérieur au politique qui envahit tout, enveloppe tout. Soumet et fait de nous, à proprement parler des sujets.

La parole du poète serait-elle précisément cette parole d'avant, celle qui s'élance et fuit, celle qui parvient encore un peu, un si tout petit peu, d'échapper au politique ? Pas sûr ! Ce qui l'est en revanche c'est combien le sens qu'elle produit, l'ordre qu'elle dessine, le rythme qu'elle calcule a sa source hors du politique.

Il faut ainsi remonter plus haut encore pour saisir le miracle de cet au commencement sachant bien que se dressera toujours un mur d'entre nous et lui qui nous interdira de le saisir pleinement.

Berechit : n'est-ce pas ainsi que débute la Genèse avec, déjà, l'infinie controverse sur le sens qu'il y faudra donner.

J'aime assez en tout cas qu'Homère fût aveugle. Comme Moïse fut bègue. Mais ce dernier était déjà dans la répétition, dans le relais ; dans la transmission. Homère produit : il est au plus près. Est-ce une illustration de la pauvreté de l'image dont on disputa si longtemps du temps de la querelle des icônes tant il importa peu à Homère de rien voir pour inventer nonobstant un monde ? Est-ce ce signe du péril que représente chacun de ceux qui voyant, voit également ce que voient les autres et ne le supporte pas ? de cette propension presque spontanée à considérer universelle sa perspective au point de la vouloir imposer à l'autre ?

Comme s'il n'était que deux manières de tout voir : celle de Dieu qui, embrassant toutes les perspectives puisque ubiquiste, voit tout ; celle de l'aveugle qui n'occupant nulle place ni devant l'orbe ni dedans, serait lui aussi partout ! Berechit : Rachi a raison ; l'expression ne désigne pas un commencement absolu mais le début seulement d'un processus ; celui de la création et donc de la séparation de l'ombre et de la lumière. Il n'est pas de début absolu finalement mais qui la raconte en simule la posture : miracle du récit. Où est-il celui qui écrit au commencement ?

Qui racontera jamais l'effroi de qui, arraché brutalement à la tendre moiteur initiale, subitement aveuglé, n'aura de cesse de rêver se calfeutrer ; mais qui dira qu'en réalité il ne passe pas d'ombre à lumière mais d'ombre à ombre tout juste plus tumultueuse, contraint qu'il demeure de maintenir ses yeux clos pour seulement pouvoir supporter son état. Dira-t-on jamais que ce qui, pour le monde, est commencement, ne sera jamais pour lui que funeste translation, heureuse parfois, si le terme avait un sens.

Platon rêva d'une conversion qui extirpât de l'ombrageuse illusion et menât à force répétée d'efforts à l'illumination. La Vérité, toujours présentée comme une, était affaire d'extériorité autant que de transcendance. A sa façon, il configurait l'odyssée de la conscience et de la pensée. Image faible ? Sans doute ! En bon grec, il ne rêva que d'extase de si peu aimer la vie et même à l'occasion la mépriser ; n'aspira qu'aux coulisses promesses de fuite empressée de tant craindre s'empêtrer au monde. Conçût-il jamais que d'ainsi entonner l'immuable ce fut à la mort qu'il adressait ses louanges ? Fallait-il vraiment pour payer son écot à la fatalité célébrer ainsi les épousailles de la pensée et de la mort ? Il dut bien un peu le pressentir pourtant de mitonner la redescente contrainte du philosophe.

Or, qui advient célèbre plutôt l'incarnation, cette étonnante poignée d'être parsemée en autant de déclinaisons aléatoires. C'est bien de cascades dont il s'agit, certainement pas d'apothéoses. D'exil parfois mais de descente toujours. Homère dut bien un peu le savoir, lui qui fit son héros, errer en autant de stations éprouvantes qu'il est de conjugaisons fines du verbe être ; du verbe chercher. Celui qui advient erre, tente et chute, se relève, parfois aidé, parfois non, à peine éclairé par une myriade d'étoiles. Platon avait tort : c'est la caverne qui aveugle, non le ciel. Il n'importe pas d'en sortir mais d'y entrer. La béatitude originaire que nous portons en nous est trop étale pour ne pas nous consumer ; juste assez quiète pour nous fixer un horizon.

Cette musique intérieure qu'Homère portait en lui n'était pas lueur mais rythme qui scandait ces pas à peine guidés par l'épaule d'un jeune éphèbe. Naître disais-je, n'est pas sortir mais entrer ; tout juste se déplacer. Pour qui mieux que pour l'aveugle s'efface ainsi la frontière douloureuse entre l'intimité moite et sereine et la réalité brutale ? Pour lui, d'ombre à ombre, sans muraille hérissée ni douleur infligée, l'espace simplement élargi et le temps trouvé de l'œuvre. Lui seul peut ainsi occuper cette place incroyable d'où l'on verrait tout, ici, là, qu'importe puisque tout revient au même - cet écho ultime, ce ressac de l'être qui a nom œuvre : ποίησις.

J'aime que la forme la plus éthérée de l'écriture trouve sa source dans ce faire qui désigne à la fois le geste artisanal de la main travaillant la terre ou confectionnant un objet, autant que celui, plus abstrait disons plus subtil, de la création. Tous avaient vu, Aristote bien sûr avec sa théorie des quatre causes, Platon évidemment avec la théorie des Idées éternelles et séparées, que le créateur, qu'il fût simple artisan ou divin, ne pouvait réaliser son œuvre que d'après un modèle préalable, une forme préconçue. Sartre en déduisit que nous ne saurions alors être libres de n'être ainsi que l’occurrence serve mais imparfaite d'une essence préalable ; les religion révélées en conclurent de la sagesse omnipotente du Créateur. Tous se trompèrent et, sans doute, est-ce encore Platon qui s'approcha le moins mal de l'évidence sous le truchement de sa théorie de la réminiscence. Nos âmes ne sont jamais vierges et ne sauraient demeurer jamais cire prompte à recevoir empreinte car il n'est nul commencement radical ; seulement cette infime inclinaison de l'axe du être 3. D'être aveugle, Homère eut seulement la grâce, n'étant bousculé par rien ni ébloui par aucun ciel, d'emporter avec lui l’algorithme de l'être. Mais Platon se trompe : ce ne sont ni images ni formes encore moins idées que nous transportons et exposons autour de nous en entrant dans la caverne mais des sons ; mieux encore des rythmes. Homère n'est pas porteur de lumière - il coûte tant, d'errances comme de tentations ; d'erreurs comme de provocations ; d'empire que d'emprise d'en porter le nom ! Non il est porteur de musique. Il est logophore non au sens où logos signifierait raison, sens ou savoir, mais en celui, bien plus originaire où d'être rapport et rythme, le Λόγος ouvre l'espace du recueillement et du lien.

Peut-être avons-nous mal lu Jean : oui, au commencement est bien le Verbe, mais non pas celui que l'on voit, vénère, non pas celui qui vous éblouirait tant qu'il fût nécessaire de détourner le regard et voiler sa face, non pas celui qui vous rejette à distance, au pied de la montagne, mais celui que nous portons en nous comme intime rémanence de la mélodie originelle de l'être.

Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
Elle était au commencement avec Dieu.
Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle.
En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue.

Ce Verbe-ci, n'est assurément pas un discours, pas même une parole mais une œuvre, au sens où l'opéra est ce mixte étrange et accompli de la parole et du chant : ce verbe est opus, quelque chose comme le bras agissant ou cette main qui pointe et déplace l'axe. Ce verbe est acte et non pas contemplation : il ne divise pas l'espace, ne consacre nulle portion des cieux, mais embrassant tout ensemble, fait se mouvoir l'être. Acte et principe de l'acte. Poésie au sens plein !

Au commencement, ce léger déplacement que promène en lui l'aède au gré patient et généreux de ses vers et que lui seul sait exhausser en ode, louange ou frémissement. Jean n'écrit pas fait mais engendre - ἐγένετο : le Verbe laisse émerger, fait surgir et s'il est vérité, oui, c'est au sens où il fait apparaître, laisse scintiller, fait chanter l'être.

Je comprends alors pourquoi Aristote touche mais ne regarde pas Homère. Pourquoi le peintre ne regarde pas son œuvre, mais ailleurs ... Le tiers, en réalité, est ici ; pour une fois il n'est pas exclu mais occupe la place centrale, à l'extérieur du tableau ; à l'extérieur de l'orbe de Bosch. Est-ce moi qui suis ainsi pris à témoin, moi le spectateur, moi le lecteur, moi le destinataire ultime de ces œuvres, de ces gestes, de ces infimes déplacements ... Est-ce seulement cette position improbable, démoniaque où tout serait embrassé d'un seul tenant ? Et si, plus simplement, c'était pour nous dire qu'il n'est pas de position extérieure, que nous sommes le tableau, que nous résumons le monde. Qu'il n'est ici qu'inversion du regard, légère translation de l'autre côté du miroir ou simple renversement de l'image à l'instar de celle qu'offre une loupe sitôt qu'on l'éloigne ...

Nous les auditeurs, nous spectateurs, lecteurs occupons la place du monde en cette posture où ce ne serait plus nous qui le regardons, mais au contraire lui qui nous observe.

La poésie est mélopée du monde. Harmonia mundi

la lettre enseigne les faits, l'allégorie ce que tu dois croire, la morale ce que tu dois faire, l'anagogie ce que tu dois viser 4

 


Jésus dit à la foule toutes ces choses en paraboles, et il ne lui parlait point sans parabole,
13.35
afin que s'accomplît ce qui avait été annoncé par le prophète:
J'ouvrirai ma bouche en paraboles, Je publierai des choses cachées depuis la création du monde.( Mt, 13,34 )

P Ricoeur ne s'y est pas trompé au reste qui avait placé une reproduction de ce tableau sur sa table de travail

JJ Rousseau

Celui qui voulut que l'homme fût sociable toucha du doigt l'axe du globe et l'inclina sur l'axe de l'univers. A ce léger mouvement, je vois changer la face de la terre et décider la vocation du genre humain

Cité par Henri de Lubac, Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture, t. I, Paris, Aubier-Montaigne, 1959, p. 23.