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Aux commencements ...

Y revenir pour ce que cela fut ou bien trop, ou bien trop peu, que d'écrire combien sous le verbe, tonnait la musique.

Sans doute paressons-nous à confondre, encore et toujours, ordre logique et chronologique habitués que nous demeurons de causalités simples où, par définition, la cause surgirait évidemment avant l'effet en sorte que la montée aux origines se pique souvent d'être explication. Hume qui en récusait l'augure, s'en agaça souvent : rien dans cette précession, qui peut parfaitement n'être que contingente, aléatoire, n'indique que l'un produisît l'autre. Pourtant nous nous y entêtons, empressés que nous demeurons de trouver sens et cohérence à ce qui nous paraît irrémédiablement désordre.

Expliquer : le mot n'est pas anodin qui renvoie à la pliure de l'être. Expliquer, c'est déployer, développer ce qui donc était enveloppé, emmêlé. Figure logique qui justifie l'usage des figures, schémas et autres cartes heuristiques.

Au commencement est cette incompatibilité d'humeur : nous ne supportons pas le désordre, n'entendons rien au hasard ou au bruit ; nous avons cette exigence de cohérence [1], de clarté alors même que le monde s'offre à nous de manière confuse, désordonnée, chaotique. Quand le grec dit chaos, il énonce simplement la manière dont le monde se présente à lui, qu'il croit indépassable et à peine aménageable, localement, pour l'homme dans la cité. Mais très vite, quand même, il pensera cosmos - ordre. La Genèse dit presque la même chose : tohu-bohu - vide, néant, désert, solitude - que Rachi traduit par étonnement devant le vide. Entre les deux, gouffre immense, un dieu créateur, un principe d'ordre ; mais en même temps l'identique conscience qu'avant la création, avant tous les avants, au commencement de tous les commencements ... le désordre, le vague, le bruit de fond.

Toute la question est ici - et je crois bien que toute l'histoire de la philosophie s'y résume : cet ordre que nous trouvons par nos théories, se trouve-t-il dans le monde, mais caché sous la confusion ambiante, ou bien au contraire l'y mettons-nous, le plaquons-nous simplement , couvrons-nous simplement le brouhaha d'une mélodie plus acceptable pour nous ? En bref, nos théories parlent-elles du monde tel qu'il est, contre toute apparence mais en vérité, ou au contraire ne parlent-elles que de nous et de notre endémique soif d'ordre. Autrement dit : nos théories ne seraient-elles pas que des histoires que nous nous racontons à nous-mêmes, à la veillée des laboratoires modernes, ou sur les tréteaux désormais médiatiques ?

La réponse est dans la question et Kant y a fait justice, définitivement en faisant du noumène l'ombilic indépassable. Nous ne sortirons jamais de nous-mêmes pour aller vérifier ce qu'il en est. Circulez, il n'y a rien à voir !

Voire !

Nous venons pourtant d'abattre le mur qui se dressait fièrement d'entre les arts et les sciences : les théories fussent-elles scientifiques, rigoureuses, méthodiques et prudentes, ne sont jamais que des récits, plus universels sans doute mais moins accessibles. Homère, Hésiode ou La Fontaine disent sans doute, chacun à sa manière, la même histoire que Leibniz, Einstein ou Planck ! Le public est différent : voilà tout !

Leur point commun ? Identiquement, ils évacuent l'origine, de la déplacer ; méprisent le chaos originel qui a nom multiplicité. Pareillement, ils couvrent le bruit de fond du monde de leur lyre ou de leurs visions - théories.

Nous n'aimons décidément pas le multiple que nous ne comprenons pas et sans doute méprisons. Nous lui donnons des noms métaphoriques- hasard - ou négatif - désordre - : bref nous ne savons même pas le nommer - ce qui serait déjà commencer de le comprendre. Nous n'aimons pas ce que nous ne parvenons ni à saisir ni à nommer. Sans doute sommes-nous ivres d'unité et nous n'arrêtons pas de procéder du même au même : le multiple nous sied parce qu'il est la répétition repérable et donc calculable du même. Cet agrégat que je vois ici devant moi ne sera jamais qu'un tas, un fouillis tant que je n'y aurai pas repéré une redondance, une répétition. Des milliards de cellules ne font pas un être ; encore faut-il qu'elles soient organisées. Dès lors qu'entre ces objets je puis repérer un ordre, une relation constante, une variation même à condition qu'elle soit répétitive, nous pensons avoir saisi l'être. D'où l'idée d'ensemble. Où l'idée d'unité nous obsède deux fois : que s'y trouve la répétition du même en sorte que je puisse le nombrer ; mais qu'aussi l'ensemble ait sa cohérence. L'addition de millions d'individus ne fait pas une société : nous savons depuis Durkheim au moins qu'ici le tout est plus que la somme des parties. Il faut bien que quelque chose tienne ensemble cet agrégat : il y faut quelque chose comme un principe qui en assure la cohérence c'est-à-dire le fait que chacun de ces éléments aille dans le même sens que les autres. Comte le croyait trouver dans l'harmonie - la savante combinaison de l'ordre et du progrès - ; le grec dans l'ananké.

Nous avons pensé ces unités, nous les avons rêvées et même posées comme principe de nos représentations. L'idéal d'une rythmique qui ne serait que des nombres entiers ou la table de Mendeleïev en sont des occurrences parfaites qui nous aurons fait accroire - vieux modèle combinatoire - selon quoi la complexité du réel ne serait jamais que la composition -elle-même répétée - d'un nombre limité mais surtout repérable d'éléments.

Sommes-nous pour autant sûrs de notre affaire ? Loin de là ! parce qu'à tout prendre, si de telles unités se donnent aisément à la pensée, elle demeurent en réalité aussi rares qu'indécises. Ces insécables-là, qu'avec le grec nous nommons atomes, ou avec le latin, individus, se révèlent à l'usage, déjà le résultat d'une combinaison et nous sommes contraints d'aller supposer toujours plus loin, plus profond, une unité de composition que nos observations refusent avec entêtement. La cellule est déjà un mixte ; l'ADN aussi ... Ne nous restent que les ensembles et les réseaux qui eux aussi regimbent : nous avons renoncé depuis quelque temps déjà à un savoir sinon unitaire du moins unifié. Le passage du local au global est décidément une impasse. Les grandes théologies jouèrent finalement le même pari : elles crurent sauver l'unité du monde grâce à la miséricorde d'un Dieu qui le sauvât du chaos initial mais si principe - unique - d'ordre il y eut, le moins que l'on puisse avouer est qu'il fut placé à telle hauteur transcendante qu'il demeurait à la fois incompréhensible et indémontrable. Ce qui revint à nommer le problème, certainement pas à le résoudre.

Le Chaos

Au commencement ... oui sans doute faut-il tout reprendre à zéro ... au tout début.

Et prendre le chaos au sérieux, pour ce qu'il est, un objet c'est-à-dire un obstacle. Non pas le nier comme nous le fîmes jusqu'à présent, en supposant qu'il n'était qu'un ordre caché qu'il fallût dénicher en ses entrailles mais un fait, initial, irrécusable et, peut-être universel.

On apprend en bonne communication qu'il n'est de message efficace sans un destinateur conscient de ce qu'il cherche à transmettre, sans un destinataire assigné à l'aune de l'attende et des compétences de qui l'on ajuste son message. Or, le récit que nous proposent tant théologies, philosophies que sciences, ne sont jamais que ceux d'une raison qui, de son point de vue, met de l'ordre, de l'invariant. Il est une perspective. Il s'en pourrait être d'autres.

Et si, finalement, ce mélange, cette confusion à quoi tous [2] s'accordent à résumer le chaos, ne provenait que de ce qu'il ne serait pas le point de vue d'un seul, pris d'une perspective précise, mais au contraire l'intégrale de toutes les perspectives possibles ou - si l'on préfère - le point de vue de Dieu. Et si ce chaos n'était que le point de vue, global, plutôt que local, de l'aède qui conte le récit, ou du peintre qui l'esquisse ? N'était que cette vision, de l'extérieur de l'orbe ?

On remarquera que la sortie de l'indécision initiale relève toujours à la fois de la séparation et du conflit. Vrai pour Ovide comme pour Hésiode et il ne serait que de relire l'histoire incroyable de la naissance de Zeus, contraint pour subsister de se cacher d'abord, puis de commettre l'acte ultime qu'est le parricide. Girard pourvoit aisément à la compréhension de la chose : l'indécision est violence et le sacrifice ne sera jamais que le déplacement sur la tête d'un seul de l'ire confuse de la tourbe, de la foule. Changement de perspective, de point de vue : sortie de crise équivaudra toujours à délaisser le global pour le local - n'importe lequel. Le conflit ne cessera pas, selon que j'adopte le point de vue de l'un ou l'autre de ces protagoniste mais au moins - fût-il violent - y a-t-il rapport de force compréhensible.

Ce qui pousse à sortir du global ?

Sans doute est-ce Leibniz qui l'entrevit le premier : l'océan, là devant moi, agité sous la tempête qui gronde, roule brutalement ses vagues qu'il laisse se fracasser dans un vacarme tonitruant. Chaos ! Que je perçois parfaitement, en toute conscience. Sauf à considérer que ce vacarme global est bien après tout la résultante du bruit, infime sans doute mais réel assurément, que produit chacune des vagues et en elle chacune des gouttes d'eau qui la composent. Or, ici, le chemin est barré : je perçois le tout mais absolument pas les parties qui pourtant en sont la condition. Entre les deux, le seuil de la conscience. [3]

Pour la première fois, l'inconscient n'était pas que physique et l'on pouvait envisager qu'il y eût des limites à la conscience physique mais, surtout, voici qu'entre âme et matière, cette âme dont on supposait que l'attribut essentiel était la pensée, et cette matière dont toute l'essence ne semblait être qu'étendue, qu'entre ces deux-là la séparation n'était peut-être pas de nature, ni la cloison si étanche, qu'il n'était à tout prendre d'entre les deux qu'une différence de degré. La conscience naît quand l'intégration de ces petites perceptions est suffisante pour atteindre le seuil de la conscience.

Du chaos à l'ordre une question d'intégrale. Une question de point de vue.

On a beaucoup glosé, et on n'eut pas tort, sur le cogito cartésien. Mais que veux dire je pense sinon je pense à quelque chose, je pense quelque chose ou quelqu'un ; sinon cette visée, ou ce que Husserl nommait intention, où Sartre voyait même un s'éclater vers. Penser quelque chose c'est d'emblée se poser comme un sujet face à un objet, le nier comme le crut Hegel, ou l'affirmer, qu'importe au fond, puisque c'est une scène qui se met en place, un théâtre dont on installe les tréteaux, un regard, une histoire, enfin. Elle peut être mouvementée - co-agitare - elle l'est au reste le plus souvent tant l'objet me résiste, fuit, se dérobe ... ou change. Je l'aurai attrapé à coup sûr, au moment précis où je serai parvenu à lui imposer une forme. Un concept, le mot le dit, n'est jamais qu'un objet conquis, enserré dans les tenailles de mes propres règles ; soumis à mon ordre. Il n'est sans doute pas faux d'écrire que lorsqu’on pense, l'on est à ce point happé par l'objet de sa méditation qu'on en finit par s'identifier à lui. Monod affirmait qu'il sentait l'ADN dans ses entrailles ... oui sans doute.

Une chose est certaine, que l'on s'extériorise totalement dans l'objet ou qu'au contraire on l'intériorise au point de s'identifier à lui ou lui à soi, toujours est-il qu'on a subrepticement quitté cette position universelle du tiers. On n'est plus devant l'orbe mais dedans, à un endroit précis. Tellement hanté par l'obsession de dire l'objet tel qu'il est, de s'offrir de lui une représentation fidèle et juste - adaequatio rei et intellectus - que l'on n'occupe plus qu'une position, hic et nunc, même si provisoire.

Je ne sais pas si l'on peut penser sans penser quelque chose mais si tel devait être le cas, tout comme l'être auquel elle est alors indissociablement liée, la pensée serait tellement vague, générale, qu'elle ne saurait être que blanche, virtualité pure, puissance au sens de promesse, mais acte sûrement non. Je ne connais pas de philosophie qui sache se maintenir sur ce promontoire-ci ; toujours elle tient position, défend une thèse. En revanche, nombreux sont les récits qui y réussissent où d'Homère à Hésiode en passant par Ovide, les métamorphoses succèdent aux duperies, les ruses aux luttes.

Est-ce la pensée qui nous expulse ainsi de cette position géométrale, que pourtant elle n'aura de cesse de reconquérir ? Abstraite elle tentera de retrouver cet x, blanc, indifférencié, valable universellement qui lui fera accroire pouvoir penser sans nécessairement s'attarder à ceci ou cela. Ruse ou simplement détour, la pensée est ce curieux chemin qui de l'universel à l'indifférencié abstrait nous fait transiter par le réel le plus épais, le plus dru, le plus brut. Hegel y a vu la forme moderne de l'Odyssée. Celle-ci pourtant ne racontait pas autre chose. Ce qui est avéré, en tout cas, c'est combien la pensée fait toujours opérer cette translation où nous avons reconnu les signes d'une naissance : non plus seulement dans et du monde, disait Hegel mais devant et presque étranger au point d'en ressentir angoisse, l'homme erre de point en point, de scène en scène ; d'objet en objet. Mais il est en même temps devant, presque dehors en tant qu'il est pensée. Cette position d'où il fut expulsé - fut ce un Paradis pour autant ? - qui ressemble à s'y méprendre à un horizon tant il recule à mesure que nous nous en approchons, ne cesse d'être brouhaha et chaos qu'à condition de devenir virtuelle, blanche, abstraite.

Ce qui pousse à sortir du global, derechef

La mythologie le dit trois fois, sans doute plus : ce passage du chaos à l'ordre n'est pas seulement de l'ordre de la sortie mais relève surtout de la libération d'un espace étriqué où l'on est enfermé.

- Protée l'incertain, comme le nomme Ovide, est de ces divinités marines dont l'ascendance est incertaine. Il est le berger des mers, celui qui fait paître les phoques de Poséidon. Deux qualités le distinguent : il sait tout du passé, du présent et de l'avenir mais répugne à transmettre son savoir ; il sait à l'envi se métamorphoser. Homère rapporte que Ménélas, coincé sur l'ile de Protée par une malédiction divine. Soucieux de savoir quel dieu il avait offensé pour pouvoir entrer chez lui, ce que seul Protée pouvait lui dire, il le surprit durant son sommeil au milieu de ses phoques comme il tait accoutumé de le faire. Protée résiste et se transforme tour à tour en lion, serpent, léopard, cochon et même en l'eau et en arbre. En lui, l'omniscience se conjugue en terme d'indécision. Il finira par parler et permettre ainsi à Ménélas de rentrer chez lui.
Il en va plus ici que de cette passion grecque de l'autochtonie qui fait n'être quelqu'un qu'à condition d'être de quelque part, enraciné dans la terre. A chaque fois, on retrouvera ceci avec Ulysse, il est question d'exilés, de voyageurs plus ou moins volontaires, de pérégrinations qui sont autant d'épreuves devant forger le personnage et lui conférer identité forte avant que de revenir à son point de départ. Tout a l'air de se passer comme si être enfermé revenait simplement à être ailleurs, ailleurs que chez soi ; à n'être pas soi mais tout et son contraire. Le voyageur est ici moins un aventurier qu'un apatride ... un sans nom. Un objet blanc. Il est enfermé ... dehors.
La sortie marque aussi celle de l'indécision : Protée parle dès lors que contraint, il revêt son apparence de vieillard des mers ; dès lors qu'il est quelqu'un.

- Ulysse ensuite face à Polyphème, le cyclope. Homère, encore[4]. Ulysse vient de débarquer au pays des cyclopes - un pays qui n'a même pas de nom - tiens ! Découvrant victuailles à foison dans une grotte, ils s'en font bombance, ignorant que ce fût la grotte du cyclope qui a tôt fait de les y maintenir prisonniers et d'en dévorer quelques uns. Ulysse enivre Polyphème et profite de son assoupissement pour lui crever son seul œil. L'évasion devient facile alors, cachés qu'ils seront sous les moutons que le cyclope emmène paître.
Ici l'indécision est partout, du côté de chacun des protagonistes. Le cyclope a nom - qui parle trop - comme si le flot de ses paroles ne saurait avoir de sens ; Ulysse à la question posée par le cyclope de son nom répond personne tant et si bien que Polyphème ne pourra même pas compter sur l'aide de ses frères qui l'entendant dire que c'est personne qui lui a crevé l'œil, ne sauraient le prendre au sérieux et le laisseront à son vain bavardage.
Ici aussi s'évader, c'est-à-dire se libérer équivaut à sortir de l'indécision : Ulysse criera son nom, une fois hors d'atteinte, sur son bateau.

- Zeus enfin : on a souligné déjà combien sa genèse était trouble, sinon turbulente. Il faut néanmoins préciser combien elle est déjà une répétition. Fils de Rhéa et de Cronos, il ne doit sa survie qu'à sa mère qui le cache. Cronos redoutant l'oracle lui annonçant qu'il serait un jour détrôné par l'un de ses fils, avait pris pour habitude de les dévorer pour éviter toute menace. Rhéa lui donne une pierre à la place et cache son fils en Crète. Mais cette histoire n'est jamais que la répétition de celle qu'avait déjà vécue Cronos : ce dernier, en effet, fils d'Ouranos et de Gaia, avait lui-même tué son père qui avait la funeste habitude d'enfermer ses enfants dans le sein de leur mère.
Cronos profite des ébats amoureux de son père pour l'émasculer à l'aide de la faucille donnée par sa mère. Et prend sa place. Autant dire qu'il prendra d'autant plus au sérieux l'oracle lui prédisant qu'il serait détrôné par l'un de ses fils, qu'il l'avait fait lui-même.
Jeux de pouvoir dira-t-on et l'on n'aura pas tort qui laisse à entendre à la fois que la place du pouvoir n'est jamais vide mais surtout qu'elle aura toujours déjà été arrachée à quelqu'un. Être au pouvoir, être prince, c'est-à-dire au principe, au commencement, dessine tout au plus ici cet intervalle qui peut demeurer étroit entre le crime que l'on commet pour y accéder et celui dont on sera bientôt victime. L'histoire romaine est pleine ainsi de ces successions de Césars qui seront tout sauf apaisées.
Violence mimétique initiale dirait Girard - ou meurtre du père entrant si parfaitement dans le cadre de la théorie freudienne du complexe d'Œdipe !
On peut aussi considérer combien sortir de l'indécision, du brouhaha chaotique des commencements, revient toujours à effacer derrière soi toute trace ; toute réelle origine. L'histoire commence toujours au point exact où l'individu s'affirme - il est vrai qu'il le fait presque toujours sur le mode négatif de la violence - s'extirpe du lieu où il est enfermé - caché - : père ou fils qu'importe, ils se ressemblent. Pour débuter, pour être demain Prince des dieux, Zeus devra bien en finir avec cette indistinction au même titre que Romulus n'aura réellement fondé Rome qu'en éliminant son double et donc l'incertitude des augures ; au même titre enfin que Moïse ne pourra assumer son destin qu'en renonçant à l'une de ses ascendances : fils adoptif de Pharaon mais hébreux !
On remarquera encore le rôle répété de la mère qui ne peut assumer son rôle protecteur qu'en trahissant son statut d'épouse - ce qui est vrai autant de Gaïa que de Rhéa. Que le sein maternel, mais dans le cas de Gaïa il s'agit bien de la Terre, soit protecteur et géniteur d'une identité s'entend de soi : mais ici encore, il n'est question que de sortie, que d'exfiltration. Naître, devenir quelqu'un revient à s'identifier et donc à occuper une place, donnée ou arrachée, circonscrite en tout cas. L'ambivalence de la femme s'en déduit : à la fois mère et épouse, elle doit choisir et toute l'histoire grecque, mais on le sait celle de toutes les cultures méditerranéennes en tout cas, désigne trop que cette sortie de l'indécision se fera toujours au détriment de l'épouse au profit exclusif de la maternité.

L'histoire alors commence qui est négation du multiple, du complexe ; du brouhaha c'est-à-dire du chaos. Mais l'histoire est elle-même un récit, une récolte d'information et la connaissance qui en résulte. Notre histoire, nos histoires, avec ou sans majuscule, racontent cette violence abrupte résultant de ce je pense qui dit bien plus que l'acte générique de la pensée ; qui affirme en même temps une identité et donc, une pérégrination ; une méthode ou un exode.

Ce qui pousse à sortir du global, enfin

Et si, au fond, cette sortie n'était qu'affaire de répétition. Tout nous invite à l'imaginer. C'est exactement ce que laissait à penser M Serres avec la légende des termines. Tohu-bohu, brouhaha, ce que Beaumarchais suggère de la rumeur, du bruit - il germe, il rampe, il chemine ... s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne - ou encore ce qu' Hugo en dit : La rumeur approche. L'écho la redit ; ou enfin Shakespeare - Demain, et puis demain, et puis demain, Glissent à petits pas d’un jour à l’autre Jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps - tous décidément le laissent entendre. Et c'est au fond logique : sitôt que dans une multiplité je puis repérer un doublon, un standard, j'ai ce que mon entendement exige, un invariant dans la variation, un repère, un concept que je puis mesurer, quantifier ; bref un principe d'ordre.

Ces répétitions, on l'a dit sont partout : dans la gémellité des protagonistes ; dans la répétition des mêmes histoires ou meurtres ; des mêmes évasions ... Faut-il pour qu'elles apparaissent faire l'hypothèse d'une intention créatrice, d'un dieu ? Même pas ! Il n'est pas possible que dans l'espace resserré, étriqué où nous nous mouvons, où sont enfermés les héros mythiques et nous par la même occasion dans cette sphère si bien fermée que peint J Bosch, pas possible, dis-je, que ne finisse pas par se produire une quelconque répétition.

L'histoire oui bégaie - c'est même par là qu'elle peut commencer. Il suffit simplement de le repérer.


1)F Jacob Le darwinisme aujourd’hui, p. 145

Je crois que le cerveau humain a une exigence fondamentale: celle d’avoir une représentation unifiée et cohérente du monde qui l’entoure ainsi que des forces qui animent ce monde

2)lire Hésiode et Ovide

3) Leibniz

4) Homère, Odyssée, IX, 112-115