palimpseste Chroniques

M Serres, Hominescence, p 337

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Crise de Conscience

Quand s'évanouissent ses vibrations dans le silence qui le précède, la suit ou la pénètre comme l'eau calcaire percole par les stalactites et les stalagmites dont les pointes sculptent les détails d'une caverne, la musique construit la conscience du temps. Notre durée propre nous traverse comme file une note, vole une mélodie, comme des appoggiatures en griffent les intervales, comme des bruits et des sons entrent et sortent de la mutité ; ces passages laissent des traces comme le fleuve chargé d'alluvions construit peu à peu ses propres rives ; mais, s'écroulant par affouillements, remous et tourbillons, celles-ci coulent comme l'eau, quoique à un autre rythme ; on peut même dire que par évaporation et pluies, le liquide revient constamment, mais que la terre fuit, plus fluide encore que l'écoulement ; au sein de ces mélanges aussi raffinés que des symbioses, un composant se solidifie et l'autre coule au long des traces ainsi stabilisées ; mais ils peuvent échanger rôle et fonction, de sorte que la conscience percole dans le temps et le temps dans la conscience , comme la musique dans le silence et celui-ci en celle-là ; ainsi la terre dans l'eau et l'eau dans la terre. Les épousailles de la musique et du silence construisent la cathédrale interne où se marient ensemble la conscience et le temps. Nous devons même aux clameurs et au calme plus de conscience que ne nous donne la parole, parce que le sens de celle-ci habite la maison fluctuante que ceux-là bâtissent ou démantèlent en partie.

Tout changement dans l'écoute ou l'audition, dans la syntaxe des partitions, provoque donc des turbulences dans cette conscience mêlée ou formée de temps. Or, pour entendre de la musique, naguère, nous devions jouer du violon, de la harpe, du cor, écouter un pianiste de passage, savoir déchiffrer des motets ou des sonates, expertises rares. Radios, disques, chaînes, baladeurs remplissent désormais la ville et je jour d'une crue de bruit sans île de silence, de sorte qu'a changé brusquement la conscience interne du temps, au moins celle des contemporains. Les ouvrages de Bergson, Husserl et Heidegger sur ce sujet, je ne les entends plus comme philosophiques, mais les lis avec intérêt, comme des descriptions d'un passé dont s'occupera bientôt une ethnologie curieuse de décrire comment nos prédécesseurs expérimentaient l'écoulement de leur durée, jadis.

Car une autre conscience apparaît, dès que manque le silence, dès que la musique, obligatoire, capte notre temps et nous chasse, diraient ces Anciens, vers un esclavage extérieur. Changer la durée, la conscience, , et, au total, la conscience interne de la durée ne peut pas, en effet, ne pas faire muter le moi, puisque le temps le sculpte et que le bruit, la musique et la parole sonore modèlent ensemble et pilotent le temps. Qui suis-je, en effet, sinon un invariant par variations, un résidu de permanence par de multiples fluctuations, un repos, un calme, un silence par vibrations ? Qui suis-je sinon un équilibre intérieur stabilisé par l'oreille interne, dont l'oreille externe, sa plus proche voisine, reçoit au creux de son pavillon, la mobilité bruyante de l'univers extérieur, sinon une invariance muette martelée par ces mobilités variables claironnées ? Le moi procède du temps, mais le temps procède lui-même du vide et du tohu-bohu, commencement absolu.

Archéologie du moi et nouveaux sujets

Jadis, le temps lent et long, adagio e piano, construisait un "je" dans le silence permanent troué de musique ou de bruits rarissimes et par le verbe souverain descendant, plus rare encore, faible et mortel, parmi ces rumeurs fortes et, par rapport à lui, perpétuelles. Connaissez-vous en effet un seul mot que l'on puisse filer comme une note, un seul sens traversant le bruit sans s'aider du son ? Ainsi j'histoire du "je" commence avec Saint Augustin, puis Descartes, auteurs tous deux de traités sur la musique, de même que Rousseau, devin du village passionné, lui aussi, par son petit ego pour s'évanouir aujourd'hui dans le tonnerre des tuners. Avant eux, avant le christianisme, avant que l'on chante (ego) credo, je crois avant qu'advienne le Verbe incarné, il n'y en avait pas. Oui, le "je" se définit par une Incarnation du Verbe - le bruit et le son composent sa première chair -, incarnation dont Descartes, solitaire dans son poêle silencieux, trouve une variante rare, dans l'énoncé verbal de la pensée.

L'inondation universelle de noise : bruit, musique et discours mêlés, presto e fortissimo, effacent le silence, détruit l'ancienne instance du "je", comme un vase mince et fragile exploserait à force de trépidations, au profit d'une transparence, jetée vers le présent perpétuel, formant un extérieur sans intérieur, tissant des relations sans se réserver de substance, des multiplicités scintillantes sans noyau. Jadis graine dense ou gravillon sombre, uniques et durs, le moi devient multiple, traversé, mosaïque et chatoyant.

Voilà le charme de nos petits-enfants, plus proches de Montaigne et de La Fontaine, arlequins, que de Descartes et de Kant, sombres, tristes et profonds. Ils n'ont plus ou ne sont plus les mêmes sujets. Quoi d'inquiétant à cela, puisque de tels changements ont si souvent modulé l'âme blanche et fluide, aquatique et modulable, possible et contingente ? Ce matin, au vieil enfermement serré, succède leur sourire innombrable.

Je leur lègue la musique rare et le silence.