Bloc-Notes 2016
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Morosité

Que voici un joli vocable tout à fait approprié à l'actualité ! De morositas - humeur chagrine, mais aussi raffinement, purisme - ou de morosus - dont l'humeur est difficile, exigeante ou, en parlant des choses, difficile, pénible - eux mêmes dérivés de mos, d'où nous tenons mœurs - volonté, désir, caprice ; usage, coutume ; genre de vie, mœurs, caractère. L'idée est assez plaisante que se nichent ainsi aux antipodes l'humeur difficile et le raffinement extrême ; le caractère et le caprice !

Deux articles dans la presse de la semaine : une ITV de Badiou qui ne donne pas toujours dans la nuance, et un article présentation d'un ouvrage de C Stenger qui tentent chacun à leur façon de donner un sens à une actualité autant inquiétante que désarmante. La presse frétille du débat sur la déchéance de nationalité et même si elle le fait parfois de manière superficielle, elle ne saurait avoir tort tant on semble à gauche franchir un Rubicon détestable.

Il ne s’agit pas de ma part d’un entêtement, ni même d’une tradition. J’affirme seulement que tant qu’il n’y aura pas un cadre stratégique quelconque, un dispositif politique permettant notamment à la jeunesse de penser qu’autre chose est possible que le monde tel qu’il est, nous aurons des symptômes pathologiques tels que le 13 Novembre.Badiou [1] voit dans les récents événements les signes patents de notre incapacité à concevoir une quelconque alternative au régime capitaliste moderne. La remarque en elle-même n'a rien de bien original qui constate simplement que depuis l'effondrement du bloc soviétique, en face de l'idéologie dominante, quelque nom qu'elle porte ou qu'on veuille bien lui donner - libérale voire ultra-libérale, bourgeoise, capitaliste - il n'y a plus aucun projet ni aucun modèle qui puisse consoler, faire rêver ou mobiliser suscitant ainsi désolation ou résignation. Est-ce à dire qu'il faille regretter feu le communisme soviétique ?

L'occasion est trop belle pour le journaliste de pointer le supposé anachronisme de Badiou. Ce n'est en réalité pas tout à fait cela : où se joue en partie ce que j'ai appelé le déni du politique et non seulement la trahison des clercs passés avec armes et bagages du côté de l'ordre établi, où s'est jouée l'illusion d'un Fukuyama ayant pu affirmer contre toute attente la fin de l'histoire, parce que, submergé par le diktat du fait, subitement on n'aura plus vu dans les conflits, les crises et les problèmes que des circonvolutions nécessaires du réel, parce que tout simplement on aura cru inutile de se battre ou même seulement de s'indigner.

De l'autre côté Stenger en appelle aux Lumières dont nous aurions délaissé les fondamentaux. Perspective exactement inverse - mais peut-être pas tant qu'il pourrait y paraître - où l'on va chercher dans le passé un logiciel roboratif qui nous rappellerait à nous même.

J'y reviens - morose : car, oui, la réalité est indécise ; difficile, pénible. Je ne vois pas sans effroi la logique identitaire l'emporter, étape après étape - et sans conteste le troublant Je suis Charlie de Janvier n'en fut qu'un signe supplémentaire - comme s'il s'agissait non de défendre une organisation de la cité, un projet égalitaire ... mais seulement de défendre une identité dont nous aurions à être fiers.

Je crois cette époque de croisée - mais ne le sont-elles pas toutes ? - où toutes les tentations sont offertes, où chacun semble jouer à front renversé et où l'on s'imagine pouvoir lutter avec les armes des autres. Le parallèle a déjà été mené avec d'autres époques (cf Boulanger) mais il y a quelque chose dans cette croisée qui fait irrésistiblement penser à la crise fin de siècle que connut la France à partir des années 1890 ainsi que l'Allemagne, sourdement jusqu'en 18, et très explicitement jusqu'en 33. voici que ce qui avait paru le socle du développement des sociétés et la marque de la modernité - triomphe de la raison, développement rapide des sciences et des techniques, humanisme émancipateur, idéaux de 89 etc - allait être perçu comme la cause même de la décadence - puisqu'aussi bien c'est toujours en terme de chute que la question est soulevée. On va bientôt suspecter la Révolution de se réduire à sa vérité que serait la Terreur ; égalité, citoyen de n'être que des abstractions qui ruineraient l'âme des peuples etc. Le fond théorique du nazisme n'est d'ailleurs pas ailleurs [2] Il n'est qu'à lire un Carl Schmitt qui en vint même, après guerre, dans le Nomos de la Terre, à imputer à l'humanisme et plus généralement à l'ordre mondial issu des Lumières, dans sa prétention à l'universalisme, la responsabilité du génocide pour comprendre l'enjeu d'un tel retournement que l'on retrouve ici et là aujourd'hui ...

Que nous nous accoutumions ainsi lentement, paresseusement mais inexorablement - à ce délitement de la République et cessions autant d'espérer qu'il y eût seulement quelque chose à faire, oui, c'est bien un déni, non de notre identité mais de notre histoire. Il m'arrive de rêver d'un Saint Georges terrassant le dragon mais même l'espérance d'un homme providentiel est funeste.

Ce n'est certainement pas la première fois dans l'histoire que surviennent de grandes mutations ou de tels tournants ni non plus que les menaces paraissent ainsi se concrétiser avec une telle précision. J'ignore pourtant s'il est déjà arrivé, à ce point, que nous ne sachions pas par quoi remplacer ceci même que nous venons d'abattre. Jamais l'heure n'a été aussi impérieuse d'une veille scrupuleuse ... las les intellectuels se taisent ou pire ... cautionnent. La sottise monte et, avec elle, la violence la plus obscène. Et nous feignons de nous y accoutumer ! Et quand, bouleversés, choqués, parfois nous nous levons c'est pour invoquer la défense d'une identité aussi fallacieuse que dévastatrice.

Je n'aime pas les rapprochements hâtifs non plus que les analogies toujours approximatives mais quand même ! De 1890 à 14 il n'y eut qu'un tout petit quart de siècle ; de 18 à 39 encore moins....

Ces croisées-ci sont toujours guerrières ; toujours mortifères ! et les prurits racistes de plus en plus nombreux l'attestent avec une détestable obstination

 


1) on retrouvera quelques références à Badiou ici :

2) lire à ce propos Johann Chapoutot Le «peuple», principe et fin du droit