Bloc-Notes 2016
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Les premières pages du
Mépris civilisé
Carlo Stenger

Depuis le 11 septembre 2001, au moins, l'Occident est confronté à une question dont on pouvait penser qu'elle n'était plus d'actualité : comment doit-il et peut-il défendre ses valeurs fondamentales ? La fin de la guerre froide avait pourtant suscité l'espoir largement partagé que l'histoire, con1prise comme champ de bataille de vérités et d'idéologies, relevait désormais du passé et que la démocratie libérale était en train de conquérir la planète sans avoir besoin de recourir à la violence. Cette prophétie, exprimée après la chute du Mur de Berlin par le politologue américain Francis Fukuyama 1, ne s'est, hélas, pas réalisée. Nous n'avons pas assisté au début d'une ère de paix éternelle ; au contraire, le carnage a continué - bien que sous d'autres auspices. La Yougoslavie est devenue, lors de son démantèlement, le théâtre d'épurations ethniques qui ont failli prendre l'ampleur d'un génocide, comn1e ce fut finalement le cas au Rwanda en 1994, et retransmis en direct sur CNN. Le processus de paix au Proche-Orient - pourtant près d'aboutir en 1993 grâce aux accords d'Oslo signés, entre autres, par Yitzhak Rabin et Yasser Arafat - a échoué face au fanatisme de colons israéliens qui ne voulaient pas céder un seul pouce de Terre promise et à l'intransigeance du Hamas qui ne voulait pas renoncer à un seul pouce de la Grande-Palestine. Et cinq ans plus tard le sang juif et palestinien coulait de nouveau à flots. Aujourd'hui, le monde islamique est dominé par des mouvements fondamentalistes d'obédience autant sunnite que chiite ; les Syriens et les Irakiens s'entredéchirent dans des proportions effroyables. Le besoin qu'a l'homme de disposer d'identités claires et de vérités absolues a balayé l'espoir d'une nouvelle ère cosmopolite. Les religions ont fait leur retour sur la scène de l'histoire internationale et le pronostic du politologue Samuel Huntington 2 annonçant que la guerre froide allait être relayée par un choc des cultures (marquées par les religions) semble beaucoup plus réaliste que la thèse de Fukuyama proclamant la fin de l'histoire des idées politiques et le triomphe de la démocratie libérale, incarnation de la raison humaine.

Les conflits qui nous opposent à des gens ayant d'autres visions du monde sont de nouveau d'une brûlante actualité ; la politique expansionniste de Vladimir Poutine n'a jusqu'à présent guère rencontré de résistance dans le monde occidental. Les organisations djihadistes , comme al-Qaida et l'Etat islamique ont officiellement déclaré la guerre à l'Occident. Quant à la Chine, elle semble viser la suprématie en Asie du Sud-Est. D'après certains politologues, nous allons assister à une concurrence entre différents types de régimes : l'autocratie à la Poutine, le capitalisme dans le cadre d'un système de parti unique, des régimes théocratiques dominés par des clans comme en Arabie , Saoudite et dans les Etats du Golfe, des autocraties modérées comme à Singapour par exemple, des variantes néosocialistes en Amérique latine, etc. - lesquels sont néanmoins tous préférables au chaos total qui s'est emparé d'une grande partie de l'Afrique et de l'Amérique centrale, où des seigneurs de la guerre et des organisations mafieuses font régner la terreur. La démocratie libérale et l'idée des droits universels de l'homme, qui revendiquent l'indépendance face à la religion, la nationalité, le sexe et l'orientation sexuelle, n'ont finalement pas conquis le monde, même si, dans les années 1990, tout portait à croire que l'effet domino de la démocratisation ne pouvait plus être arrêté. Cela étant dit, il ne faut quand même pas oublier que la plus grande partie de l'hun1anité serait prête à échanger à tout moment son statut contre celui des plus pauvres et des plus démunis des Européens, Américains, Canadiens ou Australiens, raison pour laquelle des dizaines de milliers d'individus risquent chaque jour leur vie pour quitter l'Afrique et venir en Europe.)

Dans ce contexte, ilest étonnant de voir à quel point nombreux sont ceux qui en Occident ont du n1al (surtout à gauche sur l'échiquier politique) à défendre sérieusement leur n1ode d'existence. Comme si le seul mérite quantifiable et présentable de l'Occident consistait à pratiquer l'aide au développement et à obtenir un revenu par tête dont le reste du monde, y con1pris la Chine, ne peut que continuer à rêver. Quant aux rares tentatives d'autodéfense observées ici ou là, elles sont souvent très problén1atiques, con1me va le montrer l'exemple suivant.

Je suis en général très fier de la culture politique de la Suisse, pays où je suis né et où j'ai grandi, et je n'ai pas la moindre envie de renoncer à ma nationalité. Lorsqu'en 2007 le parti xénophobe UDC (Union dén1ocratique du centre) a lancé une initiative populaire contre la construction de n1inarets, j 'avais du n1al à in1aginer que les Suisses (à l'époque il n'y avait que trois ou quatre minarets dans tout le pays) allaient approuver cette initiative. Ce qu'ils firent pourtant en 2009. Il devait y avoir un problème quelque part. Les Suisses étaient-ils à ce point inquiets pour leur culture politique et leur identité nationale qu'ils se sentaient menacés par quelques minarets (présentés sur les affiches du comité d'initiative sous forme de missiles) ? Il n'y avait pas lieu d'être surpris, pourtant. Avais-je oublié que l'UDC constituait depuis 2003 la plus grande fraction au Conseil national, l'une des deux chambres, qui représente la population à l'Assemblée fédérale suisse ? Et, surtout, que nous n'étions pas du tout une exception ? En effet, lors de l'élection présidentielle française de 2002, le représentant de l'extrême droite, Jean-Marie Le Pen, avait distancé le candidat socialiste Lionel Jospin au premier tour, parvenant ainsi à se maintenir au second tour contre Jacques Chirac. Certes, il n'avait pas réussi son pari d'accéder au pouvoir, mais il avait prouvé que son parti n'était plus un phénomène marginal - évolution qui s'est amplifiée avec sa fille, Marine Le Pen, devenue entre-temps une candidate sérieuse pour la prochaine présidentielle de 2017. Il ne faut pas sous-estimer la montée de la droite en Europe : la xénophobie, l'islamophobie ont fait tache d'huile et l'on voit grandir partout en Europe la peur face à l'avenir. En Allemagne, le livre de Thilo Sarrazin paru en 2010, L'Allemagne disparaît 5 où l'auteur affirme entre autres que dans quelques décennies il y aura en Allen1agne une majorité de n1usuln1ans, s'est vendu jusqu 'ici à 1,5 million d'exen1plaires, et c'est l'un des plus grands best-sellers de non-fiction depuis la création de la République fédérale. Les peurs exprimées par Sarrazin ne sont pas totalen1ent infondées dans la mesure où la population allemande se réduit de façon importante (on assiste au n1ême phénomène dans la plupart des pays européens), ce qui signifie que l'économie ne pourrait plus du tout fonctionner sans l'apport de l'in1migration. Mais nombre de thèses défendues par Thilo Sarrazin (« l'infériorité » génétique des immigrés musulmans, par exemple, qui les empêcherait de s'élever au-dessus du niveau des couches les plus basses de la société) ont été réfutées par • • des experts qui les considèrent comme totalement arbitraires 6 Il est possible que Sarrazin ait mis le doigt sur des points importants, mais en fin de compte le succès de son livre vient davantage du fait qu'il joue avec la peur de l'étranger que de la pertinence et de la cohérence de son argumentation .

Le grand malaise qui prévauten Occident - surtout en Europe - et image qui se manifeste par la montée des partis de droite, le développement de l'islan1ophobie et de la xénophobie, a un fondement bien plus profond. Ce malaise, tel est le point de vue que je soutiens, tient au fait que la plupart des Européens ne sont plus en mesure, pour défendre leur culture, de présenter des arguments solides allant au-delà de la simple efficacité de leurs économies et de la paix politique et sociale qui, en Occident et au cœur du continent, a pu en effet être préservée depuis pratiquen1ent la fin de la Deuxième Guerre n1ondiale. Dans certains cas, cette incapacité à valoriser la culture occidentale se mue en une sorte de désespoir dont l'illustration la plus marquante est donnée depuis bientôt vingt ans par l'œuvre de Michel Houellebecq. Pour lui, les Lumières sont synonymes de faillite, et la modernité occidentale sombre dans une orgie de consommation et d'auto­ anesthésie où la vacuité des divertissements le dispute à la malbouffe. Il y aurait bien encore la possibilité de rejoindre la tradition catholique, comme dans Soumission 7 où l'antihéros de Houellebecq cherche désespérément dans un couvent une illumination religieuse qu'il ne trouve pas au fond de lui-mên1e. Pour Houellebecq, la conséquence logique est qu'il ne reste d'autre choix à la France que de se vendre à l'islan1. C'est cette incapacité à défendre de façon argumentée son propre mode d'existence et ses valeurs, qui ouvre la voie aux partis de droite tournés vers le passé, dont les progran1mes tournent tous autour de l'idée que la France appartient aux Français, l'Allemagne aux Allemands, et la Suisse aux Suisses. Il ne s'agit pas de dénier à quiconque le droit d'aimer sa culture et de veiller à sa préservation, mais le nationalisme ne constitue pas l'essence de l'Occident, au contraire : ilest l'une de ses inventions les plus destructrices.