Bloc-Notes 2016
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->2015

- >2016

L’urgence de réhabiliter les Lumières
Le Monde 13janvier 16

A l’ONU, Chinois et Russes mènent une bataille idéologique. Ils défendent l’autoritarisme politique – le régime autocratique. Il faut retirer à la démocratie libérale, « à l’occidentale », toute prétention à l’universalité. Les grands principes inscrits dans la Charte – liberté de conscience, de pensée, d’expression – doivent s’entendre de manière relative : il y a une façon russe et une manière chinoise de les interpréter.

Discours partagé par nombre de pays émergents : l’Occident n’a pas à imposer « sa » version des droits de l’homme. Les grandes théocraties islamiques, l’Arabie saoudite et l’Iran, sont, pour une fois, d’accord : la charia est une affaire « culturelle », n’est-ce pas ?

Dans un petit livre aussi didactique que combatif, un homme s’insurge, Carlo Strenger. Professeur de philosophie, double nationalité, suisse et israélienne, il veut réhabiliter l’esprit des Lumières. Il y a urgence, dit-il, de passage à Paris, début janvier : contre la barbarie djihadiste, la bataille est aussi idéologique. Elle suppose d’en revenir à ce noyau dur hérité des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles européens d’où va naître la démocratie libérale. Carlo Strenger souligne qu’il y a eu ailleurs qu’en Europe des mouvements du type des Lumières. Plus qu’une idéologie, c’est une attitude intellectuelle : esprit critique, aptitude à l’autocritique, capacité d’innovation fondée sur le droit à remettre en question toute croyance ou toute autorité instituées.

Trahison des idéaux

Carlo Strenger n’ignore rien des détournements auxquels les Lumières ont donné lieu du temps de la toute-puissance européenne – racisme et colonialisme. Mais il veut en finir avec un politiquement correct qui, couplé à la révolte antiautoritaire des années 1960, a conduit à une série de catastrophes : relativisme culturel absolu ; retour des fondamentalismes religieux ; explosion du « populisme » né d’une contestation systématique des élites.

Ce n’est pas parce que les Occidentaux n’ont cessé de trahir leurs idéaux que ceux-ci ont perdu de leur universalité. La question est de savoir si l’ADN des Lumières est spécifiquement occidental, dit-il, « ou s’il est l’expression d’une raison humaine universelle ». La deuxième réponse est la bonne.

Alors, contre toutes les « pathologies de la croyance » – l’expression est de Jean-Claude Guillebaud –, celles qui, au nom de la religion, de l’idéologie, de telle ou telle « culture », justifient l’emprisonnement, la torture, l’assassinat, Carlo Strenger prône « le mépris civilisé ». Il entend par là le retour à la raison, au savoir scientifique, à l’éducation, à la tolérance, bref, au libéralisme et au combat politique incessant contre l’asservissement au nom d’une idée, d’une « culture », d’une croyance.

Par les temps qui courent, où la complexité de nos sociétés génère fondamentalisme et populisme, ce livre arrive comme un carré d’as en fin de partie de poker : à point nommé.

Carlo Strenger, « Le mépris civilisé », Belfond, 150 pages, 14 euros