Bloc-Notes
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Qui parle ? qui écoute ?

Peut-on entendre la position de Platon sans au moins la situer dans le double mouvement qui vient de bouleverser la cité athénienne ?

  1. Politique d'abord, qui marque la fin de la démocratie qui, par excellence, est le régime de la parole, du dialogue ou de la confrontation. Le modèle que propose Platon dans la République, pour flatteur qu'il soit à l'endroit de la philosophie à qui il accorde le rôle dominant, est tout sauf démocratique et, au risque de l'anachronisme, ressemble à s'y méprendre à ce que l'on appellerait aujourd'hui technocratie. Au reste ses tentatives de conseils auprès de Denys de Syracuse ne plaident pas véritablement pour ses prédispositions démocratiques. Il est plus que vraisemblable qu'il y ait un lien entre son approche de la philosophie entendue comme recherche de la sophia et ses inclinations autoritaires.
  2. Culturel ensuite, pour la domination de l'écrit qui s'impose définitivement avec Aristote.

 

Le moment Lycurgue

Étonnant personnage que ce Lycurgue - qui écarte les loups. A moitié mythique, Plutarque le reconnaît lui-même, peut-être même à moitié divin, il passe néanmoins pour le grand législateur de Sparte. Du lycée d'Aristote à la louve romaine, il y a décidément beaucoup de loups dans ces histoires antiques. Beaucoup trop pour que ceci n'ait pas de sens.

Léto Gubbio Cacus

Retour en arrière ... ou histoires de loup

Comment ne pas songer à ce passage de Machiavel que commente Derrida dans le loup oublié ? Le propre de l'homme, écrit Machiavel, est de respecter ses engagements, de tenir parole, de rester fidèle au serment prêté et l'on a écrit déjà combien cette fidélité, au delà du lien qui constitue la socialité est en même temps ce qui consacre le langage. (Agamben) Sauf à considérer que ce qui distingue l'homme en son essence de l'animalité et en forme la dignité, est précisément ce que les princes ne respectent pas, et ne doivent surtout pas respecter selon Machiavel si cela devait nuire à leurs intérêts. S'il est humain de régner par la loi plutôt que de dominer par la force, les puissants de ce monde semblent bien devoir se tenir à l'intersection des deux règnes.

L'homme de pouvoir ne peut faire taire la bête qui rugit en lui et si le loup reste la figure de l'ennemi qu'il importe d'éliminer, il doit alors lui opposer la ruse du renard et la force du lion. Bref épouvanter la figure même de l'épouvante.

La métamorphose semble ici changer de camp : elle n'est en tout cas pas subie : chez l'homme elle a nom ruse, subterfuge, mensonge qui sont vertu chez le puissant.

Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet 17 accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l'ont déterminé à promettre n'existent plus : tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien ; mais comme ils sont méchants, et qu'assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? Et d'ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l'inexécution de ce qu'il a promis ? A ce propos, on peut citer une infinité d'exemples modernes, et alléguer un très grand nombre de traités de paix, d'accords de toute espèce, devenus vains et inutiles par l'infidélité des princes qui les avaient conclus. On peut faire voir que ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré. Mais pour cela, ce qui est absolument nécessaire, c'est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l'art et de simuler et de dissimuler. Les hommes sont si aveugles, si entraînés par le besoin du moment, qu'un trompeur trouve toujours quelqu'un qui se laisse tromper. On comprend mieux pourquoi ici ou là le grand conseil prodigué à l'homme de foi demeure de s'écarter du pouvoir ; des puissants. Qui dîne à leur table sait au moins que dieu ne s'y trouve point.

Michna 10. Chemaya et Abtalion reçurent d'eux. Chemayadit : Aime le travail, hais la fonction dirigeante et ne cherche pas à être connu du pouvoir.

Éloge plus de la ruse que de la force, au demeurant c'est bien pour cela que le loup reste le dindon de la farce et le renard le vainqueur de la légende. J'aime assez qu'Ysengrin, un rien trop benêt, y perde sa queue !

Ce que Machiavel aide à comprendre c'est combien celui qui écarte le loup, de trop le traquer, finit par lui ressembler ; que c'est sur la ligne qui sépare le bien du mal, l'approche de l'autre et la violence ; l'humanité et l'animalité, que se juche l'homme de pouvoir.

Il est l'homme du droit, de la loi, de la parole mais, souvent, de la parole manquante ; défaillante.

De la parole au texte

Plutarque rapporte qu'agacé de voir les textes des grandes tragédies déformés à chaque représentation prit décret afin qu'on fixât les textes d'Eschyle, Sophocle et Euripide et les conservât avec interdiction aux acteurs de le modifier en rien lors des représentations. Il fit ainsi copier un unique exemplaire de chaque pièce retenue, le texte le plus fidèle possible à l’original et le confia aux archives de la cité. Selon Plutarque dans ses Vies, le secrétaire de la cité devait lire aux acteurs cette version officielle, qu’ils devaient apprendre et jouer exactement sous peine d’amende.

Ce moment est décisif : bien sûr il est caractéristique de tout législateur qui fixe la loi, le chemin rectiligne - entre rex et lex la proximité est si forte et même de sa tendance à l'étendre à des domaines qu'on eût pu croire lui être étrangers comme le théâtre. Cette loi, il l'a donne et l'écrit - comme les athéniens écriront la leur. On passe, incontinent, de la parole à l'écrit, de cette loi si ancienne, si coutumière que sans doute elle fut donnée par les dieux, à une règle, écrite, dure comme la pierre sur laquelle elle est inscrite ; maniable comme le rouleau sur quoi on l'a reproduit. Elle est là ; on la voit ! Moïse avait déjà accompli cette révolution-là et l'on insistera toujours sur le fait que les tables étaient gravées des deux côtés si bien qu'on les pût voir et lire de quelque endroit où l'on se trouve. Il en ira de même pour les textes tragiques. Qui ont désormais un modèle, une référence ; indiscutable. Quand, bien plus tard, on cherchera à imposer le système métrique, on ne fit pas autre chose en installant aux quatre coins de Paris des exemplaires de mètre étalon - ici au 36 rue de Vaugirard.

La référence n'est plus vivante ; mais figée, dans la pierre, le marbre. L'imprimerie s'en souviendra avec ses type, marbre et cliché. Les paroles s'envolent les écrits restent. Ils demeureront, figés. Ne demeurera bientôt plus que la marge, immense reconnaissons-le, de l'interprétation.

Socrate a perdu ! D'ailleurs Platon, lui-même, pour en perpétuer la filiation devra bien écrire à son tour, même s'il conserve la forme théâtrale, vivante du dialogue.

Bientôt il ne suffira plus de prêter serment, il faudra l'écrire ; bientôt signer au bas de nos documents. Nos paroles fussent-elles d'honneur ne suffisent plus. Le loup de Gubbio pouvait encore se contenter d'un geste, la patte placée dans la main de François et les villageois promettre d'une seule voix (lire texte) désormais ce sera devant le législateur, éternel médiateur d'entre les hommes, qu'il importera de s'engager.