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Parole morte ... parole vivante.

Le déni socratique de l'écriture

Je ne suis pas certain que la critique acerbe de Platon contre les sophistes soit toujours justifiée ; je sais en revanche que la philosophie telle qu'elle s'enseigne encore aujourd'hui s'est instituée autour de ce réquisitoire. Il y retourne de quelque chose qui relève de la morale : les sophistes seraient disposés à n'importe quel effet pour atteindre leurs objectifs d'où le reproche, outre l'odieuse démagogie qui consisterait à flatter les bas instinct de l’auditoire pour obtenir son assentiment, de n'être qu'une mécanique sophistiquée peut-être, mais une technique seulement qui n'eût pas à se soucier de la recherche de la vérité mais uniquement de sa propre efficacité.

Il a certainement tort de considérer qu'ils ne s'intéressaient pas à l'auditoire : au contraire, ce dernier demeurait au centre de leurs préoccupations, au point justement de leur faire essuyer le reproche de manipulation et de démagogie.

Ph Breton a raison de souligner qu'un double clivage préside au débat, dès le départ, sur la valeur et la portée de la rhétorique :

Aristote, plus pragmatique que Platon, considérera que l'art de convaincre ne cesse d'être un argument et qu'il s'y agit tout au plus d'adapter ce raisonnement pour un auditoire spécifique.

En réalité le reproche de Platon ne s'entend que sur fond de sa profonde défiance à l'égard de l'écriture à quoi il reproche d'être une parole morte.

C'est que l'écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les oeuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu'ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t'expliquer ce qu'ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S'il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n'est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir
Phèdre

Le texte écrit n'a pas de destinataire, en réalité il les a tous ; s'adresse de la même manière à ceux que le propos intéresse qu'à ceux qui n'en ont cure. Viser cette universalité revient pour Socrate à ne s'adresser à personne ou, pire encore, équivaut à une indéniable prostitution [3]. On ne peut que rapprocher cette défiance de la maïeutique que Socrate définissait lui-même comme l'art de faire accoucher les esprits : toujours sous forme de dialogue, avec un jeu de questions successives faire comprendre à son interlocuteur que ce qu'il croyait savoir relevait en réalité soit de l'imprécis, soit du contradictoire soit tout simplement de l'idée reçue, mais aussi, à l'occasion, à faire prendre conscience à son interlocuteur le savoir qu'il détenait et dont il n'avait pas nécessairement conscience aiguë. L'auditoire, chez Socrate, n'est jamais un public vaste ; encore moins la foule mais un petit cénacle au sein duquel l'un ou l'autre, parfois successivement, est partie prenante du débat. Que Socrate fît à l'occasion preuve de ruse ou d'habileté dans le jeu de questions qu'il déroulait, qu'il mît un malin plaisir à mettre ses interlocuteurs en face de leurs contradictions ne fait aucun doute - signe s'il en est que le plaisir n'a jamais été absent, dans la pensée de personne, de l'art du discours. Prétendre qu'il n'y soit question que de logos serait une forfanterie mais entendre le plaisir comme finalité serait une forfaiture. Pour autant, parce qu'il est question ici de philosophie, de recherche de la vérité ou simplement de rencontre de l'autre, la parole se veut un destinataire et s'impose une destination qui seuls prévalent.

Le second reproche adressé tient à l'incapacité du texte écrit à se défendre. Il est en réalité une conséquence du précédent. Si l'on songe au fameux les morts sont la proie des vivants de Sartre, on comprendra mieux l'enjeu d'une telle observation : le texte écrit, bien vite, ne dépend pas de la thèse qu'il avance, de la rationalité dont il ferait preuve, mais de la compréhension ou de l'usage qu'en fait son lecteur. Ici le logos cède le pas et le message compte moins que le destinataire. Le texte écrit ne répond pas - il est à proprement parler irresponsable ; fragile en tout cas. Avec lui on quitte le champ de la raison philosophique pour entrer dans celui de l'interprétation - au mieux - de la manipulation - au pire. Un champ largement ouvert soit aux imbéciles soit aux parasites que seraient les commentateurs, les experts .... [4] Comment, au reste, oublier que la philosophie se réduit de plus en plus à la récollection de sa propre histoire laissant les philosophes loin derrière les professeurs de philosophie - pour ne pas évoquer les bonimenteurs qui monopolisent les tréteaux médiatiques.

Troisième reproche, suggéré par la légende égyptienne qui ouvre cette partie du dialogue : l'écrit ferait perdre la mémoire. Force est de constater que ceci est plutôt bien vu. Du passage de l'oral à la culture de l'écrit, nous n'avons cessé en réalité d'externaliser : notre mémoire assurément s'est amenuisée au point de se réduire à presque rien depuis que nous pouvons prendre des notes aisément réutilisables ; aller chercher d'abord dans des livres de plus en plus aisément accessibles puis sur des supports numériques offerts à tout vent, les savoirs et références qui nous sont utiles. Au sens de Montaigne, ce n'est effectivement que maintenant que nous pouvons nous offrir l'opportunité d'une tête bien faite plutôt que bien pleine, celle-ci une fois débarrassée de ce qui l'encombrait. M Serres, lors d'une conférence donnée à l'occasion des 40 ans de l'INRIA, a fait justice de cette perte de mémoire, où il voit plus l'opportunité pour la pensée de se débarrasser d'une charge inutile et de se consacrer enfin à l'invention, osons le mot à l'intelligence, plutôt qu'une catastrophe. Sa thèse, on le sait, est que chaque fois qu'il y a changement dans le couple message/support du message, se produisent des révolutions culturelles, scientifiques, idéologiques, économiques etc et que, surtout ceci bouleverse à chaque fois l'acte même de comprendre. Nous en serions là : il est en tout cas évident que Socrate en était là, peu enclin à la transformation radicale qui était en train de se produire. Faut-il pour autant se résigner à voir en Socrate un philosophe déjà dépassé ?

Non car ce reproche est en réalité à double détente :

tu n'offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalitél'écriture n'engage pas l'âme : elle n'est qu'une coquille vide. Morte. Où l'on reconnaît combien, pour Socrate, la parole est certes recherche de la vérité, par interrogations successives,certes, mais qui n'ont de valeur que pour autant qu'elle engage l'âme dans l'accomplissement d'une sagesse. Or une sagesse se vit et s'accomplit. C'est le second volet : qui se conterait de lire, fussent des livres de haute philosophie ne le ferait que pour se souvenir -au lieu d'accomplir. Ici encore, il n'est que simulacre et non vérité. C'est en réalité le même reproche qui fera Platon vouloir chasser les poètes de la Cité : pour autant qu'ils n'offrent que des représentations, que des rêves, voire que des mensonges et ne s'attachent pas à dévoiler ce qui d'être se cache sous les apparences est plus nuisible que louable et n'a pas véritablement sa place dans la Cité. Qu'il y ait chez Platon un rigorisme moral pouvant à l'occasion confiner à l'autoritarisme n'est pas douteux. Au sens évoqué déjà, c'est un iconoclaste : pour lui l'image est pauvre, mais avec elle toute représentation jusque et y compris abstraite. Il n'est de réel vérité que pour celui - et ils seront rares - qui s'extirpant de la caverne, saura supporter non pas l'image du soleil mais le soleil lui-même. Pour lui, il ne saurait être de perspectives différentes ; encore moins complémentaires. Il y a une - et une seule - source qu'il faut affronter du regard et que seul l'engagement constant de l'âme peut assurer. Rigorisme moral, assurément, soif d'absolu où d'aucuns verraient aisément le risque du dogmatisme mais qui justifie en tout cas la répugnance à la démocratie et le souci d'un système dirigiste et technocrate quand bien même il serait dirigé par des philosophes.

La parole vivante, ainsi, est celle d'une âme qui cherche ou tente de faire découvrir, dans un dialogue par définition sincère.

Parole sinon morte en tout cas insincère, à ses yeux, celle de l'orateur, de l'avocat, du politique sur l'agora qui chercherait moins une vérité qu'il ne désirerait la faire partager à son auditoire quitte à utiliser des moyens douteux. Mais quoi ? Platon lui-même, soucieux de l'auditoire relie les arguments à utiliser en fonctions des passions qui l'anime et Aristote dans sa Rhétorique s'attache à placer en vis à vis des passions (pitié, indignation, envie, émulation ...) les types d'arguments à utiliser. Il faut dire qu'il avait pris soin de distinguer d'entre les discours délibératif - ayant pour fin l'action - le judiciaire - ayant pour fin le jugement juste - et l'épidictique - ayant pour fin le beau ou le vrai.

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On ne s'étonnera pas du refus socratique de la politique ; un peu moins de la séduction qu'il exerça sur Platon ; pas du tout de l'intérêt qui prit Aristote qui s'y inscrivit de plain pied. Rapports difficiles d'entre philosophie et politique [5] que souligne ici H Arendt mais qui ne sont pas sans lien avec la question de la parole. On aura en effet remarqué que l'auditoire dont se prévaut Socrate n'est jamais une foule, à peine un petit cercle de convives et qu'au sein de ce cercle, le dialogue engage essentiellement l'un d'entre eux. A l'inverse, dans le discours politique, l'auditoire est une foule et, à y bien regarder, il s'agit bien d'une relation univoque d'un émetteur vers un destinataire - jamais d'un dialogue. L'interactivité, comme on dit désormais, y est nulle.

C'est donc bien le dialogue qui fait la parole vivante au moins autant que la recherche de la vérité qui s'y insinue.

Car la parole de Dieu est vivante et efficace, plus tranchante qu'une épée quelconque à deux tranchants, pénétrante jusqu'à partager âme et esprit, jointures et moelles ; elle juge les sentiments et les pensées du cœur.
Hébreux 4:12
puisque vous avez été régénérés, non par une semence corruptible, mais par une semence incorruptible, par la parole vivante et permanente de Dieu.
1Pierre 1:23
Il est pourtant, dans un tout autre registre, une Parole qui se veut vivante : celle que Jean nomme le λόγος ; celle que justement les ténèbres n'ont pas reçue : seuls deux versets - et encore sont-ils dans le NT - associent aussi étroitement parole et vie.

Simple analogie ? je ne crois pas ! Ici, aussi, il s'agit d'une Parole qui invite à l'engagement de l'âme, à une réelle conversion comme celle qu'on eût pu observer dans la caverne. Ici aussi, elle engage un individu ; jamais une foule. Et il s'y agit d'une sagesse à accomplir et non seulement d'une connaissance à mémoriser ou à utiliser.

Mais la logique du prêche est bien pourtant une logique unilatérale. Ici tout dialogue serait incongru. S'il arrive à Jésus de répondre aux questions comme lors de la rencontre des pharisiens dans le Temple, le plus souvent la prédication impose silence ou vénération. C'est pourtant le même objectif d'entraîner, de convaincre mais ici la Parole est incarnée : c'est le Verbe qui se fait chair et non l'inverse. Et il s'oppose parfois farouchement à la parole écrite, suivie obséquieusement. L'esprit vivifie, la lettre tue, on le sait. L'écrit autorise cette extériorisation, cette mise à distance ; et donc aussi le simulacre. J'aime assez, qu'au moins en ceci, celui qui s'enracine au plus profond dans la terre grecque rejoigne le peuple du Livre.

La critique de l'écrit n'était donc pas au centre ; n'était elle-même qu'un prétexte cachant bien autre chose : le rapport que l'on entretient avec le savoir. Socrate est trop philosophe dans l'âme pour supporter qu'une quelconque technique vienne s'interposer entre lui et la sagesse ; entre lui et l'autre. Surtout, à aucun moment, la connaissance ne saurait elle même être entendue comme une technique, comme un truchement prêt à l'emploi.

Au fond, Socrate et les sophistes ne parlent tout simplement pas de la même chose, ni d'ailleurs le même langage.

Reste posée la seule question qui vaille : si le dialogue est bien la rencontre de l'autre et suppose ainsi qu'on tente de le connaître pour le mieux approcher ; que, par ailleurs, le soucis de convaincre ou même seulement de faire réfléchir s'accommode parfaitement du choix de l'argument ajusté à l'autre ; qu'enfin le souci de la belle langue participe de ce plaisir sans quoi il n'est pas de rencontre, où se trouve la frontière qui sépare le bien parler de la manipulation, la recherche du vrai de la communication vulgaire ?

Il est bien une ligne, souvent observée, où l'artifice se retourne contre l'artificier et où ce qui devait mettre de l'huile dans les rouages le fait brusquement gripper. Il est bien un moment où l'exhibition se fait obscène, où tout s'étale sur la place. François s'éloignait pour parler aux hirondelles ; pour pactiser avec le loup. Entre les deux toute la différence qui peut exister entre la méditation dans le désert et ... les Lupercales.

Serait ce que la parole ne serait vivante qu'intime ? Il est des traditions taiseuses où chaque mot pèse d'autant qu'il est plus rare : dis oui dis non le reste vient du Malin ! Je sais des campagnes où, encore, la parole s'arrache et se force tant elle paraît être déjà une perte. Non décidément ce n'est pas l'écrit qui serait plus simulacre que la parole : c'est la parole inutile, creuse ou vainement boursouflée.

La communication ?

Mais de quoi parle-t-on alors ?

 


* Nous utilisons ici le passage du Phèdre (274-278) où Platon évoque l'écriture

1) forme que l'on avait déjà repérée dans ce passage (Ex 4, 10-17) où Moïse encourt la colère divine d'hésiter, parce que bègue, à revêtir la fonction de porte-parole. Que son intention fût louable n'est pas discutable mais un intermédiaire ne discute pas sa place d'intermédiaire. La fonction de messager tient à la place occupée ...

2) dans le cas du discours de Nétanyahou s'agissait-il vraiment de manipulation, la ficelle étant tellement grosse ?

3) où l'on retrouve la louve. Femme de tout le monde, femme de personne ; discours pour tout le monde, discours pour rien ni personne ...

4) l'illustration la plus criante en étant encore les présocratiques dont les seules traces demeurent les citations relevées chez Aristote ou Platon eux-mêmes voire même postérieures dont l'interprétation ne peut pas ne pas relever en partie du moins de l'extrapolation

5) j'avais consacré à la question de ces rapports si difficiles du politique et de la philosophie une série de quatre pages lors de la présidentielle de 2012