Textes

M Conche
Montaigne est le seul dont j'écoute les conseils
Le Magazine Littéraire 2008/12 (n°481)




Invoqué dès les premières pages de votre livre, Montaigne est toujours d'actualité. Que représente-t-il à vos yeux ?


MARCEL CONCHE. Voyez-vous, pendant toutes mes années au lycée de Tulle, il a souvent été question de Montaigne. On l'évoquait, on en parlait, sans jamais arriver jusqu'à lui. De sorte que, ne l'ayant pas abordé les années suivantes, j'étais arrivé à l'âge de 41 ans sans avoir lu une ligne de Montaigne ! C'est alors que mon ami André Robinet - qui dirigeait aux éditions Seghers la collection « Philosophes de tous les temps » - me demande de faire un volume sur Voltaire ou sur Montaigne. Je connaissais déjà Voltaire, pas du tout Montaigne. C'est donc lui que j'ai choisi, passant l'été 1963 à lire les Essais, en tenant compte de leurs différentes « couches », pour saisir l'évolution et le mouvement d'approfondissement de l'écriture. Ce fut Montaigne ou la Conscience heureuse. Je me suis effacé devant Montaigne. Je me suis rendu compte alors que je m'étais mieux compris moi-même en comprenant Montaigne. J'avais eu tort d'« absolutiser » les grands philosophes classiques, comme Descartes, Kant ou Hegel, lorsque j'étais professeur dans l'enseignement secondaire, ne voyant la philosophie que sous l'angle de la structure ou du système. Montaigne avait raison de m'inciter à les considérer avec une certaine réserve, un certain « sait-on jamais ? ». Oui, je me suis rencontré en Montaigne, puisque je garde en moi ce regard sceptique ou critique à l'égard des auteurs que je lis ou que j'analyse. Fidèle à Montaigne et fidèle à la philosophie, puisque Montaigne est désormais considéré comme un philosophe.


On pourrait penser à Nietzsche également ?


À certains égards, on peut les comparer : il y a chez ces deux penseurs une ardeur, une audace, une liberté à l'égard de leur époque. Reste une grande différence. Montaigne possède une sûreté, une véritable justesse de jugement. En lisant Nietzsche, vous rencontrez toutes sortes de pensées, qui manifestent une très grande pénétration face aux opinions communes, mais vous n'êtes jamais certain que ce qu'il dit soit juste. Le jugement de Nietzsche va à l'aventure1 on peut se fier à celui de Montaigne. Dans des domaines aussi variés que la métaphysique, la morale, la politique, la vie quotidienne, il est le seul dont j'écoute les conseils, me donnant son opinion, me confortant ou, au contraire, me signalant le danger de glisser vers un dogmatisme intellectuel ou moral. Montaigne m'a aidé aussi par l'importance qu'il attache aux Anciens. Comme Nietzsche, il estime que c'est avec les Grecs que l'humanité atteint son sommet. Il y a Socrate, bien sûr, qui libère les Athéniens de leurs opinions fausses. Mais il y a aussi Épaminondas, confronté aux horreurs de la guerre. En le choisissant comme modèle de vertu, Montaigne rappelle à ses contemporains, aux catholiques comme aux protestants, que ce qui passe avant tout, avant les différences sociales ou les honneurs, avant ce qui flatte, ce qui brille, c'est leur humanité commune.


Comment se pose pour vous la question de la métaphysique ?


Le Tout pour Démocrite, c'est-à-dire un univers infini peuplé d'atomes, n'est pas le Tout pour Platon, c'est-à-dire un cosmos. Le réel pour Platon, c'est-à-dire les idées, n'est pas le réel pour Démocrite, c'est-à-dire les atomes. Et ainsi de suite... Comment concevoir le Tout ou le réel ? Souvenez-vous de la distinction d'Aristote : le temps infini n'est pas le temps indéfiniment périodique. Nous vivons dans un temps arithmétisé, le temps est le nombre du mouvement. Mais quel mouvement ? Le temps des heures, des jours, des années, est cyclique, c'est le temps des horloges, mais aussi celui des astres. Il y a une infinité de mondes, parce que chaque être vit dans son monde. Le chat est dans son monde, l'oiseau aussi, mais, pour tous ces vivants, il y a le jour et la nuit, c'est-à-dire le temps cosmique qui gouverne cette multitude de mondes particuliers. Et puis, il y a le temps infini, c'est le temps de la nature, qui n'est plus le temps du cosmos. Quelle est la différence entre monde et nature ? Monde - cosmos en grec -, c'est un ordre, donc une structure. Or, comme le dit Aristote, Démocrite a peut-être raison de dire qu'il y a une infinité de mondes. Étant entendu que ce que j'appelle ici « monde » correspond à ce qu'on appelle l'univers du big bang. Aujourd'hui, certains astrophysiciens envisagent qu'il existe une infinité d'univers du big bang. Hubert Reeves parle d'un sextillion d'univers. C'est la thèse à laquelle aboutissent les pluralistes grecs, ceux qui veulent expliquer le monde structuré et cohérent par le hasard. Pour qu'une structure soit le résultat du hasard, il faut forcément supposer un nombre infini de coups de dés, pour que les combinaisons se produisent. C'est pourquoi Démocrite et Épicure ont supposé un nombre infini d'atomes, dans un espace infini, depuis un temps infini. Dans la nature, le temps, disent les poètes grecs, est le « dompteur éternel ». Le temps, nous dit Héraclite, signifie le destin.


Votre philosophie apparaît comme un naturalisme non matérialiste, qui a le souci de la condition humaine. Cherche-t-elle la vérité, l'amour, la sagesse ?


Je m'interroge sur la faiblesse et la souffrance humaines, dans la vieillesse ou la pauvreté. Lucrèce notait déjà que les pauvres sont les plus exposés à la maladie et à la famine. C'est par obligation morale qu'il nous faut penser la finitude humaine : le temps infini amène pour les êtres finis le destin, donc la mort. Dans le temps « rétréci » de nos activités, nous nous donnons un certain temps pour faire ceci ou cela, nous oublions le temps immense de la nature. Si nous vivons dans le temps immense de la nature, nous ne pouvons plus croire que nous sommes un être, parce que, comme le dit Montaigne, pourquoi donner le nom d'« être » à cet instant qui n'est qu'un éclair dans le cours infini de la nuit éternelle... Quand Descartes dit « Je suis », il se place dans le temps rétréci et temporalisé. On peut distinguer le temps du monde, le temps de la nature, et, du côté du sujet, la temporalité, c'est-à-dire cette structure extatique comme ouverture vers le monde (In der Welt). Cette structure est constitutive de l'être de l'homme. À quoi s'ajoute la temporalisation du temps, en fonction de nos activités : « Je me donne le temps qu'il me faut pour. » C'est cela ce que j'appelle la temporalisation. Durant ce temps, j'oublie le temps immense de la nature, j'oublie ma mort.


Vous opposez souvent les éthiques grecques, multiples et particulières, à la morale absolue, une et universelle, incarnée par les droits de l'homme ?


La Nature (phusis) omni-englobante des antésocratiques, tel Anaximandre, par opposition à Platon, est la source éternelle de toutes choses, et c'est une source toujours active, toujours créatrice : la Nature invente sans cesse, c'est le Poète universel. Et pour nous, les humains, notre vérité, c'est devenir, à notre tour, poètes, et ne pas en rester à des formes fixes, ne pas rester englués dans des catégories : « Je suis professeur », « Je suis médecin ». La diversité des éthiques (grecques, modernes ou contemporaines) exprime la diversité des modes sous lesquels l'homme peut se montrer créateur. Mais la morale n'est pas au gré de chacun. Elle requiert une fixité. La morale des droits de l'homme est l'absolu de notre époque. Au temps des Mérovingiens, cela n'aurait pas eu grand sens de dire à Frédégonde : « Que faites-vous des droits de l'homme ? »


De même, vous montrez que, par souci de rigueur et de précision, l'« esprit de géométrie » a finalement privé la langue métaphysique de ses multiples résonances harmoniques qui faisaient la richesse de l'authentique « esprit de finesse »...


Les grands philosophes classiques, Descartes, Kant et Hegel, n'ont pas compris ce que c'est que la philosophie comme métaphysique. Ils ont négligé que, entre la métaphysique et la mathématique, il y a une différence essentielle. Il y a des preuves en mathématique, il n'y en a pas en métaphysique. Ils ont cru que la philosophie devait être « une science rigoureuse », comme dit Husserl. Descartes a cru que les Méditations métaphysiques étaient quelque chose de plus certain encore que les mathématiques. Kant a cru qu'il fallait que la métaphysique devienne une science et qu'elle renonce pour cela à parler de l'être absolu, qu'elle se borne à analyser les a priori de notre conception de la nature. La métaphysique, attachée à la personnalité du philosophe, reste spéculative, pas la science. Il y a donc un certain nombre de métaphysiques possibles, mutuellement irréfutables, qui jouent et se jouent de l'ignorance, de la perplexité, de l'hésitation et de l'interrogation. Faut-il retomber dans le plat domaine scientifique, où tout le monde est content, où tout le monde s'accorde ? Finalement, la science ne concerne que l'objet, c'est-à-dire le monde objectif des phénomènes, mais ne concerne pas les choses elles-mêmes dans leur vérité. Si on fait de la philosophie, c'est pour arriver à cette vérité-là.


Quel est alors le point de départ de votre philosophie, votre « intuition première » ?


Il y a cette perception que j'ai eue de la souffrance des enfants, incompatible avec ce qui avait été jusque-là ma vision des choses, incompatible avec toutes les philosophies théologisées, qu'il s'agisse de celles de Descartes ou de Kant ! C'est ainsi que je me suis tourné vers les Grecs. En étudiant Héraclite, Anaximandre, Épicure, je me suis senti chez moi : j'ai adhéré fondamentalement à leur perception des choses. J'ai trouvé chez Anaximandre cette idée de la Nature qui produit des germes, dont chacun engendre un monde. Ce qui revient à dire que mon intuition fondamentale, c'est la créativité. Cette créativité rejoint, d'une certaine façon, le dogme traditionnel du Dieu créateur. Je n'admets pas Dieu, je n'admets pas la Création au sens de la Bible, mais il y a une incapacité radicale de la pensée causale à rendre compte du réel. La pensée causale tend à expliquer, à résoudre, à réduire. Et nous avons affaire continuellement à du nouveau. Prenez la fleur jaune des forsythias de mon jardin. Bien sûr, il faut des conditions, de l'humus, des sels minéraux, de l'eau, etc., mais ces conditions ne rendent pas compte de la couleur jaune. La couleur jaune est quelque chose qui a surgi. Ici, ma conception des organes sensoriels est radicalement différente de la conception traditionnelle ou même de celle des phénoménologues. Je ne crois pas du tout que ce que l'on voit soit relatif à nos organes sensoriels. Pas du tout. C'est comme si vous regardiez la Lune dans un télescope et que vous disiez : « Oh, ce n'est que la Lune relative à ce télescope. » Non. Les organes sensoriels sont révélateurs des aspects du réel. Ce qu'ils nous révèlent fait partie du réel, ce n'est pas relatif à nous.


Revenons à la morale, au bien-vivre, à la question du bonheur sur laquelle vous insistez dans votre Journal.


Quant à l'éthique, il y en a autant qu'il y a de valeurs que l'homme peut choisir : la gloire, le dévouement, le pouvoir1 ce peut être aussi le bonheur. Je ne crois pas, comme on l'entend dire, que « les hommes ne recherchent que le bonheur », parce qu'il y a une quantité de choses qu'ils ne feraient pas. Et puis, de toute façon, il y a plusieurs bonheurs : il y a le bonheur d'Épicure par la sagesse. Il y a le petit bonheur quotidien du retraité qui fait son jardin. Il y a le grand bonheur, dont je parle souvent dans mes livres, ce bonheur que je n'ai pas connu, qui est le bonheur des amants, dans la réciprocité de l'amour ! Je comprends ce mot de Stendhal : « Je ne respecte rien au monde comme le bonheur. »


Pourtant, dans De l'amour, vous écrivez : « Qui lira un récit de la vie expurgé de mes amours n'aura qu'une idée incomplète et fausse de moi-même. »


Il y a les amours d'affection mutuelle et de tendresse familiale. Ma soeur, mon frère, mes petits-enfants, je sais que je les aime, mais je ne pense pas à eux à toutes les heures du jour. Il y a aussi l'amour passion, obsession permanente, fatalité atroce. Je hais cet amour passion, mais je ne hais pas eros, car on peut l'entendre d'une manière plus douce. L'amour que je préfère, c'est ce que Cicéron appelle l'amor amicitiae, l'amour de l'amitié, distinct de l'amitié, filia. Évidemment, j'éprouve de l'amitié pour mes amis, mais « l'amour de l'amitié », je l'éprouve uniquement pour les natures féminines, avec la dimension de séduction qu'elle implique, non pas quelque chose qui provoque le désir, mais qui contient un « désir hypothétique », qui joue dans le domaine de virtualité.


Quelles sont les rencontres qui vous auront marqué ?


Avant de faire la connaissance de mon ami Éric Weil, auteur d'un grand livre d'inspiration hégélienne, Logique de la philosophie, j'avais eu un maître, Jean Wahl, qui parle plutôt d'« antésocratiques » que de « présocratiques », préférence qui m'est restée. Wahl m'a initié à l'histoire de la pensée allemande. À son cours en Sorbonne, étaient avec moi François Châtelet, Michel Butor, René Schérer, Gilles Deleuze, que j'admirais beaucoup. Nous nous retrouvions au cours sur Spinoza de Martial Gueroult, le maître incontesté. Je me souviens d'avoir expliqué la proposition 11 du livre I de L'Éthique1 Jean d'Ormesson avait expliqué la proposition 7. Gueroult avait la droiture de l'idéaliste sans la rigidité. Il était notre Heidegger à nous. Devenu maître-assistant à la faculté de Lille, en 1969, je reçois dans le train Paris-Lille un télégramme - on recevait alors des télégrammes dans le train - d'un ami, Robert Misrahi, avec qui je n'avais plus eu de rapport depuis dix-neuf ans. Il m'annonce qu'un poste à la Sorbonne est libre. Et j'ai été élu. Mon directeur de thèse, Yvon Belaval, ne m'avait rien dit. Ce brillant professeur était souvent dans la lune, je ne lui en veux pas. Avec Pierre Macherey et Françoise Dastur, nous faisions partie de l'équipe de Belaval, pour la métaphysique. Macherey avait même mis au programme Le Petit Livre rouge de Mao Tsé-toung. Belaval aurait préféré La Monadologie de Leibniz !


Avez-vous croisé le chemin de Sartre ?


En 1943, j'étais encore en Corrèze, et j'ai vu L'Être et le Néant en librairie. Même si La Nausée m'avait ennuyé, je voulais lire L'Être et le Néant, mais je n'avais pas les moyens de me l'acheter. Il m'a fallu attendre deux ans ! Sartre nous a influencés : tous les étudiants lisaient L'Être et le Néant, mais pas tous les professeurs. La lecture de ce grand livre nous a libérés de tout prétendu déterminisme psychologique. Cette lecture a fait de nous des êtres libres. À cette époque, je suivais le précepte sartrien : « Tout anticommuniste est un chien »1 j'étais proche des communistes, parce que les Russes avaient payé le prix lourd pour la victoire contre les nazis : il y avait une reconnaissance pour l'URSS. Mais mon jugement, à ce moment-là, aurait bien eu besoin de Montaigne ! La puissance de rectification est venue plus tard.


Quelle serait votre leçon de sagesse ?


Pour avoir un esprit équilibré et un bon jugement, il faut veiller à sa propre santé, dans la mesure où cela dépend de nous. Si la fatalité peut nous frapper, il faut éviter tout ce qui est destructeur et tout excès. Il y a deux sortes d'hygiène, l'hygiène du corps et l'hygiène d'esprit. Il faut préserver et l'une et l'autre. L'esprit peut être maltraité par tout ce qui manque de légèreté, de pudeur et de sobriété. Garder son esprit ouvert, généreux et disponible, inspiré par la bonté à l'égard d'autrui, et considérer la vie comme un bienfait : c'est mon éthique personnelle. Quelle est la valeur suprême ? Pour moi, c'est la vérité. Dire que la philosophie n'est là que pour nous délivrer de la crainte de la mort ou pour initier au bonheur, non, pas du tout ! La philosophie n'a rien à voir avec la recherche du bonheur, étant donné qu'on ne sait pas du tout si la vérité va nous rendre heureux. Au contraire ! La vérité peut nous priver d'un bonheur que l'on avait auparavant, lorsqu'on pouvait croire par exemple qu'un Dieu s'occupait de nous et qu'un paradis nous attendait si on vivait vertueusement. Il se peut que la vérité fasse souffrir, mais il faut toujours la choisir. C'est là mon éthique.


Quand l'avez-vous élaborée ?


Dès l'âge de 6 ans ! Je me suis prononcé sur la première des antinomies kantiennes : en Corrèze, dans la petite cité de Beaulieu-sur-Dordogne, où j'ai fait mes études catastrophiques au cours complémentaire, il y a là une petite route qui rejoint Saint-Céré, dans le Lot. Mes parents avaient un pré au bord de cette route. Un jour où ils faisaient les foins, je regardais passer les voitures jusqu'à un tournant très lointain. Je me demandais : « Le monde finit-il au tournant ? », et je suis alors parti d'un bon pas pour vérifier. Le monde continue-t-il au-delà, ou est-ce après un grand précipice ? Ma vocation était née. Enfant, je posais toujours des questions au prêtre qui nous enseignait le catéchisme, mais je n'avais pas de réponse. Et j'ai quitté la croyance et la religion. La prétendue providence avait fait mourir ma mère à ma naissance, et j'avais besoin d'une explication. Pourquoi n'ai-je pas connu ma mère ? Je voulais que Dieu me le dise et me l'explique. Toute ma vie a été marquée par ce manque. Ma mère est morte à l'âge de 28 ans. Pour moi, elle est la jeune fille. Finalement, je n'ai trouvé aucune jeune fille qui satisfasse à ma préconception de la femme. Mais laissons cela aux psychanalystes. Mon père avait du ressentiment et regrettait la mort de sa femme, qu'il aimait d'un amour fou ! D'où son ambivalence à mon égard. C'est très compliqué, mais moi, je me suis sauvé, je me suis tiré d'affaire.