μεταφυσικά

M Conche p 53

Pyrrhon n'a rien écrit (D. L., I, 16). Est-ce accidentel? Non sans doute, car on en voit plusieurs raisons:

1/ Une raison d'abord tenant à la nature générale de la sagesse: la non-sagesse dit quelque chose et fait autre chose, mais . la sagesse veut le parfait accord du discours et des actes. Or, à la différence du langage qui n'est qu'un simple accompagnement de l'action, l'écrit a sa réalité indépendante et sa vie propre: ce que je dis se sépare alors de ce que je fais. Si je n'écris rien, je signifie par ma vie seulement, et non, parallèlement, par mes écrits et par ma vie : je ne me dépars pas de l'unité de signification exigée par la sagesse. Il semble donc y avoir une contradiction entre la sagesse et l'écriture : on ne peut être, à la fois, un sage et un auteur 1 •

2/ Ensuite une raison tenant à la philosophie de Pyrrhon et à l'aphasie (αφασια) qui en est l'aboutissement. L'être est la catégorie fondamentale du langage, celle même que Pyrrhon, nous le verrons, met en question. Dès lors le discours, à moins de céder la place à une autre forme de langage comme la pantomime l, doit dire et ne pas dire ce qu'il dit, ce qui se peut, oralement, par le renversement ironique (nous y reviendrons) 2, où, disant l'être, on fait entendre le contraire -l'apparence -, mais c'est ce qui est fort difficile au plan de l'écriture, surtout si l'on n'a pas le talent d'un Voltaire ou d'un Montaigne3, et sans doute Pyrrhon ne l'avait-il pas. Il a craint que sa doctrine ne subisse, par l'effet de l'écrit, une déformation dogmatique\ et c'est du reste, chez les sceptiques postérieurs, ce qui est arrivé. Car on a vu se réintroduire la distinction, qu'il avait voulu abolir, mais qui est imposée par le langage, de l'apparence et de l'être, distinction qui lui fut ensuite rétrospectivement attribuée 5. De là l'interprétation phénoméniste du pyrrhonisme 6, aussi classique que fausse, qui, inévitablement, confond les différentes générations de sceptiques, laissant échapper l'originalité de Pyrrhon.

3/ Enfin, si Pyrrhon a atteint son but -le bonheur -, comment eût-il pu vouloir écrire? Le bonheur ne fait-il pas obstacle à l'écriture? Si l'on écrit, n'est-ce pas parce que, à ce qu'il semble, il manque, ou il nous manque, quelque chose? L'écrit sert à combler un vide. Ni la réalité, ni notre vie ne nous satisfont pleinement, puisque nous éprouvons le besoin de leur ajouter quelque chose -l'écrit. Or, que Pyrrhon ait atteint son but, c'est en tout cas ce qu'a cru Timon, son disciple, puisque ce qu'il voudrait, dit-il, apprendre de lui, c'est le secret d'une « vie si facile et si paisible» (D. L., IX, 65), autrement dit d'une vie heureuse, se suffisant parfaitement à elle-même et n'éprouvant pas le besoin d'un ajout quelconque.

 


1. Reste l'exception de Montaigne. Mais Pascal a écrit: «On s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme» (Pensées, fr. 29 Brunschvicg)..

2 Pyrrhon, nous le verrons, en fait usage. Cf. p. 135.

3 Cf. ci-dessous, p. 117.

4) Mais, chez Montaigne, il s'agit plutôt d'humour -et d'humour « ~ l'anglaise» selon R. Escarpit (L'Humour, PUF, 1960, p. 47) -que d'ironie.

5) C'est pour la même raison que Ménédème n'a laissé aucun écrit (sinon, peut-être, un traité de sténographie): «Antigone de Caryste rapporte qu'il n'écrivit rien, pas le moindre traité, de manière à ne pas même devoir se fIxer sur une opinion déterminée» (D. L., II, 136; trad. D. Knoepfler).

6) Et par là furent induits en erreur les historiens de la philosophie, tel F. Picavet écrivant : « Après Pyrrhon, on distingue la connaissance du phénomène, de ce ~ui nous apparaît, de la connaissance de ce qui est, de l'être. Toutes les écoles s'accordent pour affIrmer la vérité des phénomènes: elles diflèrent d'opinion en ce qui concerne l'être» (éd. de Cic'éron, De natura deorum, II, Paris, Félix Alcan, 1886, Introduction, p. 49).

7) Entendant par «pyrrhonisme» la seule philosophie de Pyrrhon -ce que J.-P. Dumont appelle «le pyrrhonisme stricto sensu », et qui n'est pas, dit-il, l'objet de son livre Le scepticisme et le phénomène (<< la matière de ce livre n'est pas le pyrrhonisme stricto sensu, et encore moins Pyrrhon », 2c éd., p. VII).