Textes

De la science à la littérature [3]

 

« L'homme ne peut parler sa pensée sans penser sa parole. » Bonald.

Les facultés françaises possèdent une liste officielle des sciences, sociales et humaines, qui font l'objet d'un enseignement reconnu, obligeant de la sorte à limiter la spécialité des diplômes qu'elles confèrent : vous pouvez être docteur en esthétique, en psychologie, en sociologie, vous ne pouvez l'être en héraldique, en sémantique ou en victimologie. Ainsi, l'institution détermine directement la nature du savoir humain, en imposant ses modes de division et de classement, exactement comme une langue, par ses « rubriques obligatoires » (et non seulement par ses exclusions), oblige à penser d'une certaine façon. Autrement dit, ce qui définit la science (on entendra désormais par ce mot, ici, l'ensemble des sciences sociales et humaines), ce n'est ni son contenu (il est souvent mal limité et labile), ni sa méthode (elle varie d'une science à l'autre : quoi de commun entre la science historique et la psychologie expérimentale?), ni sa morale (le sérieux ni la rigueur ne sont la propriété de la science), ni son mode de communication (la science s'imprime dans des livres, comme tout le reste), mais seulement son statut, c'est-à-dire sa détermination sociale : est l'objet de science toute matière que la société juge digne d'être transmise. En un mot, la science, c'est ce qui s'enseigne.

[...]

[...] le langage est l'être de la littérature, son monde même : toute la littérature est contenue dans l'acte d'écrire, et non plus dans celui de « penser », de « peindre », de « raconter », de « sentir ». Techniquement, selon la définition de Roman Jakobson, le « poétique » (c'est-à-dire le littéraire) désigne ce type de message qui prend sa propre forme pour objet, et non ses contenus. Éthiquement, c'est par la seule traversée du langage que la littérature poursuit l'ébranlement des concepts essentiels de notre culture, au premier rang desquels celui de « réel ». Politiquement, c'est en professant et illustrant qu'aucun langage n'est innocent, c'est en pratiquant ce que l'on pourrait appeler le « langage intégral », que la littérature est révolutionnaire. [...]

[...] Portant essentiellement sur une certaine façon de prendre le langage, ici escamoté et là assumé, l'opposition de la science et de la littérature importe très particulièrement au structuralisme. Certes, ce mot, imposé le plus souvent de l'extérieur, recouvre actuellement des entreprises très diverses, parfois divergentes, parfois même ennemies, et nul ne peut s'attribuer le droit de parler en son nom ; l'auteur de ces lignes n'y prétend pas ; il retient seulement du « structuralisme » actuel sa version la plus spéciale et par conséquent la plus pertinente, entendant sous ce nom un certain mode d'analyse des œuvres culturelles, pour autant que ce mode s'inspire des méthodes de la linguistique actuelle. C'est dire que issu lui-même d'un modèle linguistique, le structuralisme trouve dans la littérature, œuvre du langage, un objet bien plus qu'affinitaire : homogène à lui-même. Cette coïncidence n'exclut pas un certain embarras, voire un certain déchirement, selon que le structuralisme entend garder par rapport à son objet la distance d'une science, ou qu'il accepte, au contraire, de compromettre et de perdre l'analyse dont il est porteur dans cette infinitude du langage dont la littérature est aujourd'hui le passage, en un mot selon qu'il se veut science ou écriture.

[...]

[...] le structuralisme ne sera jamais qu'une « science » de plus (il en naît quelques-unes par siècle, dont certaines passagères), s'il ne parvient à placer au centre de son entreprise la subversion même du langage scientifique, c'est-à-dire, en un mot, à « s'écrire » : comment ne mettrait-il pas en cause le langage même qui lui sert à connaître le langage? Le prolongement logique du structuralisme ne peut être que de rejoindre la littérature non plus comme « objet » d'analyse, mais comme activité d'écriture, d'abolir la distinction, issue de la logique, qui fait de l'œuvre un langage-objet et de la science un méta-langage, et de risquer ainsi le privilège illusoire attaché par la science à la propriété d'un langage esclave.

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[...] Toute énonciation suppose son propre sujet, que ce sujet s'exprime d'une façon apparemment directe, en disant je, ou indirecte, en se désignant comme il, ou nulle, en ayant recours à des tours impersonnels ; il s'agit là de leurres purement grammaticaux, variant simplement la façon dont le sujet se constitue dans le discours, c'est-à-dire se donne, théâtralement ou fantasmatiquement, aux autres ; ils désignent donc tous des formes de l'imaginaire. De ces formes, la plus captieuse est la forme privative, celle précisément qui est d'ordinaire pratiquée dans le discours scientifique, dont le savant s'exclut par souci d'objectivité ; ce qui est exclu n'est cependant jamais que la « personne » (psychologique, passionnelle, biographique), nullement le sujet ; bien plus, ce sujet se remplit, si l'on peut dire, de toute l'exclusion qu'il impose spectaculairement à sa personne, en sorte que l'objectivité, au niveau du discours – niveau fatal, il ne faut pas l'oublier –, est un imaginaire comme un autre. À vrai dire, seule une formalisation intégrale du discours scientifique (celui des sciences humaines, s'entend, car pour les autres sciences cela est déjà largement acquis) pourrait éviter à la science les risques de l'imaginaire – à moins, bien entendu, qu'elle n'accepte de pratiquer cet imaginaire en toute connaissance de cause, connaissance qui ne peut être atteinte que dans l'écriture : seule l'écriture a chance de lever la mauvaise foi qui s'attache à tout langage qui s'ignore.

[...] Le discours scientifique croit être un code supérieur ; l'écriture veut être un code total, comportant ses propres forces de destruction. Il s'ensuit que seule l'écriture peut briser l'image théologique imposée par la science, refuser la terreur paternelle répandue par la « vérité » abusive des contenus et des raisonnements, ouvrir à la recherche l'espace complet du langage, avec ses subversions logiques, le brassage de ses codes, avec ses glissements, ses dialogues, ses parodies ; seule l'écriture peut opposer à l'assurance du savant – pour autant qu'il « exprime » sa science – ce que Lautréamont appelait la « modestie » de l'écrivain.

[...]

[...] le rôle de la littérature est de représenter activement à l'institution scientifique ce qu'elle refuse, à savoir la souveraineté du langage. Et le structuralisme devrait être bien placé pour susciter ce scandale ; car, conscient, à un degré aigu, de la nature linguistique des œuvres humaines, lui seul aujourd'hui peut rouvrir le problème du statut linguistique de la science ; ayant pour objet le langage – tous les langages –, il en est très vite venu à se définir comme le méta-langage de notre culture. [...] Face à cette vérité entière de l'écriture, les « sciences humaines », constituées tardivement dans le sillage du positivisme bourgeois, apparaissent comme les alibis techniques que notre société se donne pour maintenir en elle la fiction d'une vérité théologique, superbement – abusivement – dégagée du langage.

 

 


[1] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258.

[2] Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, Éditions du Seuil © 1953. Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale, Perrin © 2000, pages 602 à 604.

[3] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258, pages 11 à 19. (1967, Times Litterary Supplément. Inédit en français.)

[4] Roland Barthes, Ibidem, pages 22 et 23. (1966, Colloque Johns Hopkins. Publié en anglais in The Languages of Criticism and the Sciences of Man : the Structuralist Controverse, The Johns Hopkins Press, London and Baltimore, © 1970, pages 134 à 145. Inédit en français.)

[5] Roland Barthes, Ibidem, pages 27 et 28. (Ibidem.)

[6] [Autrement dit, lorsque j'écris, je suis en mode « output » (discours) alors que lorsqu'un autre me lit, il est en mode « input » (écoute). Le sens du texte est différent pour celui qui le reçoit que pour celui qui l'émet. De même, lorsque je me relis, c'est alors un un autre Je qui se relit. C'est en me relisant que je saurai ce que l'autre entendra. J'ai compris cette distinction en réalisant que ma compréhension de ce que je lisais est tout autre lorsque je me donne la peine de réécrire le texte d'un auteur. Ainsi, pour véritablement comprendre les écrivains, faudrait-il réécrire leurs textes? (note de F.B.)]

[7] Roland Barthes, Ibidem, pages 33 à 36. (1970, Le Figaro littéraire.)

[8] [Dont Marcel Proust : Chaque lecteur est, quand il lit... (note de F.B.)]

[9] Roland Barthes, Ibidem, pages 38 à 40. (Écrit pour la Writing Conférence de Luchon, 1975. Publié dans le Français aujourd'hui, 1976.)

[10] Roland Barthes, Ibidem, pages 46 à 48. (Ibidem.)

[11] Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1972, page 107.

[12] Roland Barthes, Ibidem, pages 67 à 69. (Roland Barthes, La mort de l'auteur, publié dans la revue Manteia no. 5, 4e trimestre 1968, pages 12 à 17 ; publié d'abord en anglais sous le titre The Death ofe the Author, Aspen Magazine, no. 5/6, 1967)