Textes

Paradoxe du lecteur [10]

 

[...] une lecture qui assumerait son affirmation, serait une lecture folle, non en ce qu'elle inventerait des sens improbables (des « contresens »), non en ce qu'elle « délirerait », mais en ce qu'elle percevrait la multiplicité simultanée des sens, des points de vue, des structures, comme un espace étendu hors des lois qui proscrivent la contradiction (le « Texte » est la postulation même de cet espace).

Cette imagination d'un lecteur total – c'est-à-dire totalement multiple, paragrammatique [à côté de l'écriture] – a peut-être ceci d'utile, qu'elle permet d'entrevoir ce qu'on pourrait appeler le Paradoxe du lecteur : il est communément admis que lire, c'est décoder : des lettres, des mots, des sens, des structures, et cela est incontestable ; mais en accumulant les décodages, puisque la lecture est de droit infinie, en ôtant le cran d'arrêt du sens, en mettant la lecture en roue libre (ce qui est sa vocation structurelle), le lecteur est pris dans un renversement dialectique : finalement, il ne décode pas, il surcode ; il ne déchiffre pas, il produit, il entasse des langages, il se laisse infiniment et inlassablement traverser par eux : il est cette traversée.

Or, c'est la situation même du sujet humain, tel du moins que l'épistémologie psychanalytique essaie de le comprendre : un sujet qui n'est plus le sujet pensant de la philosophie idéaliste, mais bien plutôt dépris de toute unité, perdu dans la double méconnaissance de son inconscient et de son idéologie, et ne se soutenant que d'un carrousel de langages. Je veux dire par là que le lecteur, c'est le sujet tout entier, que le champ de la lecture, c'est celui de la subjectivité absolue (au sens matérialiste que ce vieux mot idéaliste peut avoir désormais) : toute lecture procède d'un sujet, et elle n'est séparée de ce sujet que par des médiations rares et ténues, l'apprentissage des lettres, quelques protocoles rhétoriques, au-delà desquels très vite c'est le sujet qui se retrouve dans sa structure propre, individuelle : ou désirante, ou perverse, ou paranoïaque, ou imaginaire, ou névrotique – et bien entendu aussi dans sa structure historique : aliéné par l'idéologie, par des routines de codes.

Ceci est pour indiquer qu'on ne peut raisonnablement espérer une Science de la lecture, une Sémiologie de la lecture, à moins de concevoir qu'un jour soit possible – contradiction dans les termes – une Science de l'Inépuisement, du Déplacement infini : la lecture, c'est précisément cette énergie, cette action qui va saisir dans ce texte, dans ce livre, cela même « qui ne se laisse pas épuiser par les catégories de la Poétique [11] » ; la lecture, ce serait en somme l'hémorragie permanente, par où la structure – patiemment et utilement décrite par l'Analyse structurale – s'écroulerait, s'ouvrirait, se perdrait, conforme en cela à tout système logique qu'en définitive rien ne peut fermer – laissant intact ce qu'il faut bien appeler le mouvement du sujet et de l'histoire : la lecture, ce serait là où la structure s'affole.

 

 


[1] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258.

[2] Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, Éditions du Seuil © 1953. Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale, Perrin © 2000, pages 602 à 604.

[3] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258, pages 11 à 19. (1967, Times Litterary Supplément. Inédit en français.)

[4] Roland Barthes, Ibidem, pages 22 et 23. (1966, Colloque Johns Hopkins. Publié en anglais in The Languages of Criticism and the Sciences of Man : the Structuralist Controverse, The Johns Hopkins Press, London and Baltimore, © 1970, pages 134 à 145. Inédit en français.)

[5] Roland Barthes, Ibidem, pages 27 et 28. (Ibidem.)

[6] [Autrement dit, lorsque j'écris, je suis en mode « output » (discours) alors que lorsqu'un autre me lit, il est en mode « input » (écoute). Le sens du texte est différent pour celui qui le reçoit que pour celui qui l'émet. De même, lorsque je me relis, c'est alors un un autre Je qui se relit. C'est en me relisant que je saurai ce que l'autre entendra. J'ai compris cette distinction en réalisant que ma compréhension de ce que je lisais est tout autre lorsque je me donne la peine de réécrire le texte d'un auteur. Ainsi, pour véritablement comprendre les écrivains, faudrait-il réécrire leurs textes? (note de F.B.)]

[7] Roland Barthes, Ibidem, pages 33 à 36. (1970, Le Figaro littéraire.)

[8] [Dont Marcel Proust : Chaque lecteur est, quand il lit... (note de F.B.)]

[9] Roland Barthes, Ibidem, pages 38 à 40. (Écrit pour la Writing Conférence de Luchon, 1975. Publié dans le Français aujourd'hui, 1976.)

[10] Roland Barthes, Ibidem, pages 46 à 48. (Ibidem.)

[11] Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1972, page 107.

[12] Roland Barthes, Ibidem, pages 67 à 69. (Roland Barthes, La mort de l'auteur, publié dans la revue Manteia no. 5, 4e trimestre 1968, pages 12 à 17 ; publié d'abord en anglais sous le titre The Death ofe the Author, Aspen Magazine, no. 5/6, 1967)