Textes

Pertinence de la lecture [9]

 

1. Dans le champ de la lecture, il n'y a pas de pertinence d'objets : le verbe lire, apparemment bien plus transitif que le verbe parler, peut être saturé, catalysé, de mille compléments d'objets : je lis des textes, des images, des villes, des visages, des gestes, des scènes, etc. Ces objets sont si variés que je ne puis les unifier sous aucune catégorie substantielle ni même formelle ; je puis seulement leur trouver une unité intentionnelle : l'objet que je lis est seulement fondé par mon intention de lire : il est simplement : à lire, legendum, relevant d'une phénoménologie, non d'une sémiologie.

2. Dans le champ de la lecture – et c'est plus grave –, il n'y a pas non plus de pertinence de niveaux, il n'y a pas la possibilité de décrire des niveaux de lecture, parce qu'il n'y a pas la possibilité de clore la liste de ces niveaux. Certes, il y a une origine de la lecture graphique : c'est l'apprentissage des lettres, des mots écrits ; mais, d'une part, il y a des lectures sans apprentissage (les images) – du moins sans apprentissage technique, sinon culturel –, et, d'autre part, cette technè acquise, on ne sait où arrêter la profondeur et la dispersion de la lecture : à la saisie d'un sens? Quel sens? Dénoté? Connoté? Ce sont des artefacts, je dirai éthiques, puisque le sens dénoté tend à passer pour le sens simple, vrai, et à fonder une loi (combien d'hommes sont morts pour un sens?), tandis que la connotation permet (c'est son avantage moral) de poser un droit au sens multiple et de libérer la lecture : mais jusqu'où? À l'infini : il n'y a pas de contrainte structurale à clore la lecture : je puis aussi bien reculer à l'infini les limites du lisible, décider que tout est finalement lisible (si illisible que cela paraisse), mais aussi, à l'inverse, décider qu'au fond de tout texte, si lisible qu'il ait été conçu, il y a, il reste de l'illisible. Le savoir-lire peut être cerné, vérifié à son stade inaugural, mais il devient très vite sans fond, sans règles, sans degrés et sans terme.

Cette difficulté à trouver une pertinence, d'où fonder une Analyse cohérente de la lecture, nous pouvons penser que nous en sommes responsables, par manque de génie. Mais nous pouvons aussi supposer que l'im-pertinence est en quelque sorte congénitale à la lecture : quelque chose, statutairement, viendrait brouiller l'analyse des objets et des niveaux de lecture, et mettrait de la sorte en échec non seulement toute recherche d'une pertinence dans l'Analyse de la lecture, mais encore, peut-être, le concept même de pertinence (car la même aventure semble en passe d'arriver à la linguistique et à la narratologie). Ce quelque chose, je crois pouvoir le nommer (d'une façon au reste banale) : c'est le Désir. C'est parce que toute lecture est pénétrée du Désir (ou du Dégoût) que l'Anagnosologie [sa reconnaissance] est difficile, peut-être impossible – en tout cas qu'elle a chance de s'accomplir là où nous ne l'attendons pas, ou du moins pas exactement là où nous l'attendons : par tradition – récente – nous l'attendons du côté de la structure ; et nous avons sans doute en partie raison : toute lecture se passe à l'intérieur d'une structure (fût-elle multiple, ouverte) et non dans l'espace prétendument libre d'une prétendue spontanéité : il n'y a pas de lecture « naturelle », « sauvage » : la lecture ne déborde pas la structure ; elle lui est soumise : elle en a besoin, elle la respecte ; mais elle la pervertit. La lecture, ce serait le geste du corps (car bien entendu on lit avec son corps) qui d'un même mouvement pose et pervertit son ordre : un supplément intérieur de perversion.

 

 


[1] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258.

[2] Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, Éditions du Seuil © 1953. Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale, Perrin © 2000, pages 602 à 604.

[3] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258, pages 11 à 19. (1967, Times Litterary Supplément. Inédit en français.)

[4] Roland Barthes, Ibidem, pages 22 et 23. (1966, Colloque Johns Hopkins. Publié en anglais in The Languages of Criticism and the Sciences of Man : the Structuralist Controverse, The Johns Hopkins Press, London and Baltimore, © 1970, pages 134 à 145. Inédit en français.)

[5] Roland Barthes, Ibidem, pages 27 et 28. (Ibidem.)

[6] [Autrement dit, lorsque j'écris, je suis en mode « output » (discours) alors que lorsqu'un autre me lit, il est en mode « input » (écoute). Le sens du texte est différent pour celui qui le reçoit que pour celui qui l'émet. De même, lorsque je me relis, c'est alors un un autre Je qui se relit. C'est en me relisant que je saurai ce que l'autre entendra. J'ai compris cette distinction en réalisant que ma compréhension de ce que je lisais est tout autre lorsque je me donne la peine de réécrire le texte d'un auteur. Ainsi, pour véritablement comprendre les écrivains, faudrait-il réécrire leurs textes? (note de F.B.)]

[7] Roland Barthes, Ibidem, pages 33 à 36. (1970, Le Figaro littéraire.)

[8] [Dont Marcel Proust : Chaque lecteur est, quand il lit... (note de F.B.)]

[9] Roland Barthes, Ibidem, pages 38 à 40. (Écrit pour la Writing Conférence de Luchon, 1975. Publié dans le Français aujourd'hui, 1976.)

[10] Roland Barthes, Ibidem, pages 46 à 48. (Ibidem.)

[11] Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1972, page 107.

[12] Roland Barthes, Ibidem, pages 67 à 69. (Roland Barthes, La mort de l'auteur, publié dans la revue Manteia no. 5, 4e trimestre 1968, pages 12 à 17 ; publié d'abord en anglais sous le titre The Death ofe the Author, Aspen Magazine, no. 5/6, 1967)