Textes

Le langage [4]

 

1. L'un des enseignements qui nous est donné par la linguistique actuelle, c'est qu'il n'y a pas de langue archaïque, ou que, tout au moins, il n'y a pas de rapport entre la simplicité et l'ancienneté d'une langue : les langues anciennes peuvent être aussi complètes et aussi complexes que les langues récentes ; il n'y a pas d'histoire progressiste du langage. Donc, lorsque nous essayons de retrouver dans l'écriture moderne certaines catégories fondamentales du langage, nous ne prétendons pas mettre à jour un certain archaïsme de la « psyché » ; nous ne disons pas que l'écrivain fait retour à l'origine du langage, mais que le langage est pour lui origine.

2. Un second principe, particulièrement important en ce qui concerne la littérature, c'est que le langage ne peut être considéré comme un simple instrument, utilitaire ou décoratif, de la pensée. L'homme ne préexiste pas au langage, ni phylogénétiquement ni ontogénétiquement. Nous n'atteignons jamais un état où l'homme serait séparé du langage, qu'il élaborerait alors pour « exprimer » ce qui se passe en lui : c'est le langage qui enseigne la définition de l'homme, non le contraire.

3. De plus, d'un point de vue méthodologique, la linguistique nous accoutume à un nouveau type d'objectivité. L'objectivité que l'on a requise jusqu'à présent dans les sciences humaines est une objectivité du donné, qu'il s'agit d'accepter intégralement. La linguistique, d'une part, nous suggère de distinguer des niveaux d'analyse et de décrire les éléments distinctifs de chacun de ces niveaux, bref, de fonder la distinction du fait et non le fait lui-même ; et, d'autre part, elle nous invite à reconnaître que, contrairement aux faits physiques et biologiques, les faits de culture sont doubles, qu'ils renvoient à quelque chose d'autre : c'est, comme l'a remarqué Benveniste, la découverte de la « duplicité » du langage qui fait tout le prix de la réflexion de Saussure.

4. Ces quelques préalables se trouvent contenus dans une dernière proposition qui justifie toute recherche sémio-critique. La culture nous apparaît de plus en plus comme un système général de symboles, régi par les mêmes opérations : il y a une unité du champ symbolique, et la culture, sous tous ses aspects, est une langue. [...]

 

 


[1] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258.

[2] Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, Éditions du Seuil © 1953. Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale, Perrin © 2000, pages 602 à 604.

[3] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258, pages 11 à 19. (1967, Times Litterary Supplément. Inédit en français.)

[4] Roland Barthes, Ibidem, pages 22 et 23. (1966, Colloque Johns Hopkins. Publié en anglais in The Languages of Criticism and the Sciences of Man : the Structuralist Controverse, The Johns Hopkins Press, London and Baltimore, © 1970, pages 134 à 145. Inédit en français.)

[5] Roland Barthes, Ibidem, pages 27 et 28. (Ibidem.)

[6] [Autrement dit, lorsque j'écris, je suis en mode « output » (discours) alors que lorsqu'un autre me lit, il est en mode « input » (écoute). Le sens du texte est différent pour celui qui le reçoit que pour celui qui l'émet. De même, lorsque je me relis, c'est alors un un autre Je qui se relit. C'est en me relisant que je saurai ce que l'autre entendra. J'ai compris cette distinction en réalisant que ma compréhension de ce que je lisais est tout autre lorsque je me donne la peine de réécrire le texte d'un auteur. Ainsi, pour véritablement comprendre les écrivains, faudrait-il réécrire leurs textes? (note de F.B.)]

[7] Roland Barthes, Ibidem, pages 33 à 36. (1970, Le Figaro littéraire.)

[8] [Dont Marcel Proust : Chaque lecteur est, quand il lit... (note de F.B.)]

[9] Roland Barthes, Ibidem, pages 38 à 40. (Écrit pour la Writing Conférence de Luchon, 1975. Publié dans le Français aujourd'hui, 1976.)

[10] Roland Barthes, Ibidem, pages 46 à 48. (Ibidem.)

[11] Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1972, page 107.

[12] Roland Barthes, Ibidem, pages 67 à 69. (Roland Barthes, La mort de l'auteur, publié dans la revue Manteia no. 5, 4e trimestre 1968, pages 12 à 17 ; publié d'abord en anglais sous le titre The Death ofe the Author, Aspen Magazine, no. 5/6, 1967)