Textes

La mort de l'auteur [12]

 

Dans sa nouvelle Sarrasine, Balzac, parlant d'un castrat déguisé en femme, écrit cette phrase : « C'était la femme, avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cause, ses bravades et sa délicieuse finesse de sentiments. » Qui parle ainsi? Est-ce le héros de la nouvelle, intéressé à ignorer le castrat qui se cache sous la femme? Est-ce l'individu Balzac, pourvu par son expérience personnelle d'une philosophie de la femme? Est-ce l'auteur Balzac, professant des idées « littéraires » sur la féminité? Est-ce la sagesse universelle? La psychologie romantique? Il sera à tout jamais impossible de le savoir, pour la bonne raison que l'écriture est destruction de toute voix, de toute origine. L'écriture, c'est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit.

Sans doute en a-t-il toujours été ainsi : dès qu'un fait est raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir directement sur le réel, c'est-à-dire finalement hors de toute fonction autre que l'exercice même du symbole, ce décrochage se produit, la voix perd son origine, l'auteur entre dans sa propre mort, l'écriture commence. [...]

[...]

Nous savons maintenant qu'un texte n'est pas fait d'une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le « message » de l'Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n'est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l'écriture, l'écrivain ne peut qu'imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l'une d'elles ; voudrait-il s'exprimer, du moins devrait-il savoir que la « chose » intérieure qu'il a la prétention de « traduire », n'est elle-même qu'un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s'expliquer qu'à travers d'autres mots, et ceci indéfiniment [...] succédant à l'Auteur, le scripteur n'a plus en lui passions, humeurs, sentiments, impressions, mais cet immense dictionnaire où il puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt : la vie ne fait jamais qu'imiter le livre, et ce livre lui-même n'est qu'un tissu de signes, imitation perdue, infiniment reculée.

L'Auteur une fois éloigné, la prétention de « déchiffrer » un texte devient tout à fait inutile. Donner un Auteur à un texte, c'est imposer à ce texte un cran d'arrêt, c'est le pourvoir d'un signifié dernier, c'est fermer l'écriture. Cette conception convient très bien à la critique, qui veut alors se donner pour tâche importante de découvrir l'Auteur (ou ses hypostases : la société, l'histoire, la psyché, la liberté) sous l'œuvre : l'Auteur trouvé, le texte est « expliqué », le critique a vaincu ; il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, historiquement, le règne de l'Auteur ait été aussi celui du Critique, mais aussi à ce que la critique (fût-elle nouvelle) soit aujourd'hui ébranlée en même temps que l'Auteur. Dans l'écriture multiple, en effet, tout est à démêler, mais rien n'est à déchiffrer ; la structure peut être suivie, « filée » (comme on dit d'une maille de bas qui part) en toutes ses reprises et à tous ses étages, mais il n'y a pas de fond ; l'espace de l'écriture est à parcourir, il n'est pas à percer ; l'écriture pose sans cesse du sens mais c'est toujours pour l'évaporer : elle procède à une exemption systématique du sens. Par là même, la littérature (il vaudrait mieux dire désormais l'écriture), en refusant d'assigner au texte (et au monde comme texte) un « secret », c'est-à-dire un sens ultime, libère une activité que l'on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d'arrêter le sens, c'est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi.

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Revenons à la phrase de Balzac. Personne (c'est-à-dire aucune « personne ») ne la dit : sa source, sa voix, n'est pas le vrai lieu de l'écriture, c'est la lecture. Un autre exemple fort précis peut le faire comprendre : des recherches récentes ( J.-P. Vernant) ont mis en lumière la nature constitutivement ambiguë de la tragédie grecque ; le texte y est tissé de mots à sens double, que chaque personnage comprend unilatéralement (ce malentendu perpétuel est précisément le « tragique ») ; il y a cependant quelqu'un qui entend chaque mot dans sa duplicité, et entend de plus, si l'on peut dire, la surdité même des personnages qui parlent devant lui : ce quelqu'un est précisément le lecteur (ou ici l'auditeur). Ainsi se dévoile l'être total de l'écriture : un texte est fait d'écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n'est pas l'auteur, comme on l'a dit jusqu'à présent, c'est le lecteur : le lecteur est l'espace même où s'inscrivent, sans qu'aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ; l'unité d'un texte n'est pas dans son origine, mais dans sa destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle : le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu'un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l'écrit. C'est pourquoi il est dérisoire d'entendre condamner la nouvelle écriture au nom d'un humanisme qui se fait hypocritement le champion des droits du lecteur. Le lecteur, la critique classique ne s'en est jamais occupée ; pour elle, il n'y a pas d'autre homme dans la littérature que celui qui écrit. Nous commençons maintenant à ne plus être dupes de ces sortes d'antiphrases, par lesquelles la bonne société récrimine superbement en faveur de ce que précisément elle écarte, ignore, étouffe ou détruit ; nous savons que, pour rendre à l'écriture son avenir, il faut en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur.

 

 


[1] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258.

[2] Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, Éditions du Seuil © 1953. Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale, Perrin © 2000, pages 602 à 604.

[3] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258, pages 11 à 19. (1967, Times Litterary Supplément. Inédit en français.)

[4] Roland Barthes, Ibidem, pages 22 et 23. (1966, Colloque Johns Hopkins. Publié en anglais in The Languages of Criticism and the Sciences of Man : the Structuralist Controverse, The Johns Hopkins Press, London and Baltimore, © 1970, pages 134 à 145. Inédit en français.)

[5] Roland Barthes, Ibidem, pages 27 et 28. (Ibidem.)

[6] [Autrement dit, lorsque j'écris, je suis en mode « output » (discours) alors que lorsqu'un autre me lit, il est en mode « input » (écoute). Le sens du texte est différent pour celui qui le reçoit que pour celui qui l'émet. De même, lorsque je me relis, c'est alors un un autre Je qui se relit. C'est en me relisant que je saurai ce que l'autre entendra. J'ai compris cette distinction en réalisant que ma compréhension de ce que je lisais est tout autre lorsque je me donne la peine de réécrire le texte d'un auteur. Ainsi, pour véritablement comprendre les écrivains, faudrait-il réécrire leurs textes? (note de F.B.)]

[7] Roland Barthes, Ibidem, pages 33 à 36. (1970, Le Figaro littéraire.)

[8] [Dont Marcel Proust : Chaque lecteur est, quand il lit... (note de F.B.)]

[9] Roland Barthes, Ibidem, pages 38 à 40. (Écrit pour la Writing Conférence de Luchon, 1975. Publié dans le Français aujourd'hui, 1976.)

[10] Roland Barthes, Ibidem, pages 46 à 48. (Ibidem.)

[11] Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1972, page 107.

[12] Roland Barthes, Ibidem, pages 67 à 69. (Roland Barthes, La mort de l'auteur, publié dans la revue Manteia no. 5, 4e trimestre 1968, pages 12 à 17 ; publié d'abord en anglais sous le titre The Death ofe the Author, Aspen Magazine, no. 5/6, 1967)