Écrire la lecture [7]
Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d'idées, d'excitations, d'associations? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête?
C'est cette lecture-là, à la fois irrespectueuse, puisqu'elle coupe le texte, et éprise, puisqu'elle y revient et s'en nourrit, que j'ai essayé d'écrire. Pour l'écrire, pour que ma lecture devienne à son tour l'objet d'une nouvelle lecture (celle des lecteurs de S/Z), il m'a fallu évidemment entreprendre de systématiser tous ces moments où l'on « lève la tête ». Autrement dit, interroger ma propre lecture, c'était essayer de saisir la forme de toutes les lectures (la forme : seul lieu de la science), ou encore : appeler une théorie de la lecture.
J'ai donc pris un texte court (cela était nécessaire à la minutie de l'entreprise), le Sarrasine de Balzac, nouvelle peu connue [...], et, ce texte, je me suis sans cesse arrêté de le lire. La critique fonctionne ordinairement (et ce n'est pas un reproche) soit au microscope (en éclaircissant avec patience le détail philologique, autobiographique ou psychologique de l'œuvre), soit au télescope (en scrutant le grand espace historique qui entoure l'auteur). Je me suis privé de ces deux instruments : je n'ai parlé ni de Balzac ni de son temps, je n'ai fait ni la psychologie de ses personnages, ni la thématique du texte, ni la sociologie de l'anecdote. Me reportant aux premières prouesses de la caméra, capable de décomposer le trot d'un cheval, j'ai en quelque sorte tenté de filmer la lecture de Sarrasine au ralenti : le résultat, je crois, n'est ni tout à fait une analyse (je n'ai pas cherché à saisir le secret de ce texte étrange) ni tout à fait une image (je ne pense pas m'être projeté dans ma lecture ; ou, si cela est, c'est à partir d'un lieu inconscient qui est bien en deçà de « moi-même »). Qu'est-ce donc que S/Z? Simplement un texte, ce texte que nous écrivons dans notre tête quand nous la levons.
Ce texte-là, qu'il faudrait pouvoir appeler d'un seul mot : un texte-lecture, est mal connu parce que depuis des siècles nous nous intéressons démesurément à l'auteur et pas du tout au lecteur, la plupart des théories critiques cherchent à expliquer pourquoi l'auteur a écrit son œuvre, selon quelles pulsions, quelles contraintes, quelles limites. Ce privilège exorbitant accordé au lieu d'où est partie l'œuvre (personne ou Histoire), cette censure portée sur le lieu où elle va et se disperse (la lecture) déterminent une économie très particulière (quoique déjà ancienne) : l'auteur est considéré comme le propriétaire éternel de son œuvre, et nous autres, ses lecteurs, comme de simples usufruitiers ; cette économie implique évidemment un thème d'autorité : l'auteur, pense-t-on, a des droits sur le lecteur, il le contraint à un certain sens de l'œuvre, et ce sens est naturellement le bon, le vrai sens : d'où une morale critique du sens droit (et de sa faute, le « contre-sens ») : on cherche à établir ce que l'auteur a voulu dire, et nullement ce que le lecteur entend.
Bien que certains auteurs nous aient eux-mêmes avertis que nous étions libres de lire leur texte à notre guise et qu'en somme ils se désintéressaient de notre choix (Valéry) [8], nous percevons mal, encore, à quel point la logique de la lecture est différente des règles de la composition [6]. Celles-ci, héritées de la rhétorique, passent toujours pour se rapporter à un modèle déductif, c'est-à-dire rationnel : il s'agit, comme dans le syllogisme, de contraindre le lecteur à un sens ou à une issue : la composition canalise ; la lecture au contraire (ce texte que nous écrivons en nous quand nous lisons) disperse, dissémine ; ou du moins, devant une histoire (comme celle du sculpteur Sarrasine), nous voyons bien qu'une certaine contrainte du cheminement (du « suspense ») lutte sans cesse en nous avec la force explosive du texte, son énergie digressive : à la logique de la raison (qui fait que cette histoire est lisible) s'entremêle une logique du symbole. Cette logique-là n'est pas déductive, mais associative : elle associe au texte matériel (à chacune de ses phrases) d'autres idées, d'autres images, d'autres significations. « Le texte, le texte seul », nous dit-on, mais le texte seul ça n'existe pas : il y a immédiatement dans cette nouvelle, ce roman, ce poème que je lis, un supplément de sens, dont ni le dictionnaire ni la grammaire ne peuvent rendre compte. C'est ce supplément dont j'ai voulu tracer l'espace, en écrivant ma lecture du Sarrasine de Balzac.
Je n'ai pas reconstitué un lecteur (fût-ce vous ou moi), mais la lecture. Je veux dire que toute lecture dérive de formes transindividuelles : les associations engendrées par la lettre du texte (mais où est cette lettre?) ne sont jamais, quoi qu'on fasse, anarchiques ; elles sont toujours prises (prélevées et insérées) dans certains codes, dans certaines langues, dans certaines listes de stéréotypes. La lecture la plus subjective qu'on puisse imaginer n'est jamais qu'un jeu mené à partir de certaines règles. D'où viennent ces règles? Certainement pas de l'auteur, qui ne fait que les appliquer à sa façon (elle peut être géniale, chez Balzac par exemple) ; visibles bien en deçà de lui, ces règles viennent d'une logique millénaire du récit, d'une forme symbolique qui nous constitue avant même notre naissance, en un mot de cet immense espace culturel dont notre personne (d'auteur, de lecteur) n'est qu'un passage. Ouvrir le texte, poser le système de sa lecture, n'est donc pas seulement demander et montrer qu'on peut l'interpréter librement ; c'est surtout, et bien plus radicalement, amener à reconnaître qu'il n'y a pas de vérité objective ou subjective de la lecture, mais seulement une vérité ludique ; encore le jeu ne doit-il pas être compris ici comme une distraction, mais comme un travail – d'où cependant toute peine serait évaporée : lire, c'est faire travailler notre corps (on sait depuis la psychanalyse que ce corps excède de beaucoup notre mémoire et notre conscience) à l'appel des signes du texte, de tous les langages qui le traversent et qui forment comme la profondeur moirée des phrases.
J'imagine assez bien le récit lisible (celui que nous pouvons lire sans le déclarer « illisible » : qui ne comprend Balzac?) sous les traits de l'une de ces figurines subtilement et élégamment articulées dont les peintres se servent (ou se servaient) pour apprendre à « croquer » les différentes postures du corps humain ; en lisant, nous aussi nous imprimons une certaine posture au texte, et c'est pour cela qu'il est vivant ; mais cette posture, qui est notre invention, elle n'est possible que parce qu'il y a entre les éléments du texte un rapport réglé, bref une proportion : j'ai essayé d'analyser cette proportion, de décrire la disposition topologique qui donne à la lecture du texte classique à la fois son tracé et sa liberté.
[1] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258.
[2] Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, Éditions du Seuil © 1953. Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale, Perrin © 2000, pages 602 à 604.
[3] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Éditions du Seuil © 1984, Collection Points #258, pages 11 à 19. (1967, Times Litterary Supplément. Inédit en français.)
[4] Roland Barthes, Ibidem, pages 22 et 23. (1966, Colloque Johns Hopkins. Publié en anglais in The Languages of Criticism and the Sciences of Man : the Structuralist Controverse, The Johns Hopkins Press, London and Baltimore, © 1970, pages 134 à 145. Inédit en français.)
[5] Roland Barthes, Ibidem, pages 27 et 28. (Ibidem.)
[6] [Autrement dit, lorsque j'écris, je suis en mode « output » (discours) alors que lorsqu'un autre me lit, il est en mode « input » (écoute). Le sens du texte est différent pour celui qui le reçoit que pour celui qui l'émet. De même, lorsque je me relis, c'est alors un un autre Je qui se relit. C'est en me relisant que je saurai ce que l'autre entendra. J'ai compris cette distinction en réalisant que ma compréhension de ce que je lisais est tout autre lorsque je me donne la peine de réécrire le texte d'un auteur. Ainsi, pour véritablement comprendre les écrivains, faudrait-il réécrire leurs textes? (note de F.B.)]
[7] Roland Barthes, Ibidem, pages 33 à 36. (1970, Le Figaro littéraire.)
[8] [Dont Marcel Proust : Chaque lecteur est, quand il lit... (note de F.B.)]
[9] Roland Barthes, Ibidem, pages 38 à 40. (Écrit pour la Writing Conférence de Luchon, 1975. Publié dans le Français aujourd'hui, 1976.)
[10] Roland Barthes, Ibidem, pages 46 à 48. (Ibidem.)
[11] Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1972, page 107.
[12] Roland Barthes, Ibidem, pages 67 à 69. (Roland Barthes, La mort de l'auteur, publié dans la revue Manteia no. 5, 4e trimestre 1968, pages 12 à 17 ; publié d'abord en anglais sous le titre The Death ofe the Author, Aspen Magazine, no. 5/6, 1967)