μεταφυσικά
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Sous la cité ...

La socialité de l'homme est un fait, pas même singulier. C'est le cas de nombreux animaux, on le sait. L'argument d'une union faisant la force est fallacieux : il ne peut avoir été un préalable, seulement une conséquence.

L'argument de la nature de la cité aura souvent joué : que cette socialité soit le propre de l'homme et alors tout isolé cesserait par là même d'être humain. On l'a vu, l'argument aura d'autant plus joué dans l'histoire qu'il avait été lié à celui de la terre.

Ce qu'il y a pourtant, sous la cité, d'incontestable, relève d'un désir, d'une espérance ou peut-être même d'une nécessité : que l'objectif soit purement défensif ou bien résolument offensif, qu'importe ici ; dans tous les cas de figure le projet de la cité revient toujours à substituer à l'ordre présent des choses, un ordre humain, qui puisse peu ou prou être maîtrisable et qui soit sinon mieux, en tout cas moins mauvais que l'existant.

Castoriadis ne dit pas autre chose : le grec savait la domination du rapport de force. Imaginer une société, et la fonder, où le puissant, le riche, le fort ne pourrait pas l'emporter qu'est-ce d'autre sinon vouloir tempérer ce que πόλεμος peut avoir de tragique. Ce n'est pas le lieu ici de dresser une théorie de la démocratie athénienne - ceci est question de politique - mais bien plutôt de comprendre ce qui sous le politique se niche de métaphysique. Deux écueils menacent invariablement le grec : d'un côté le chaos qui gouverne l'être et qui prend invariablement la figure de la guerre ; de l'autre, l'ubris qui le mènerait invariablement à l'échec mais qui loin d'être une tentation évitable à force d'éducation et de morale serait au contraire plutôt la borne inéluctable de toute trajectoire humaine.

Il faut toujours se souvenir de ces deux points si l'on veut entendre quelque chose à l'invention grecque de la démocratie : elle n'est pas une panacée mais bien au contraire un pis aller ; elle n'est pas une négation de sa force mais sa consécration.

Comprenons bien qu'il ne s'agit pas ici de brosser une théorie de la démocratie grecque, encore moins d'en relever ou les forces ou les manquements - ce qu'il est toujours aisé de faire s'agissant d'un système certes inédit alors, mais où autant qu'ailleurs esclaves et femmes notamment sont exclus. Ce pourrait être l'objet d'une politique. Mais ici, au point où nous en sommes parvenus de notre réflexion sur ce qu'être au monde signifie et notamment après avoir envisagé la notion d'habiter, ce qu'implique de métaphysique d'être de telle ou telle cité.

Il faut assurément prendre au mot Castoriadis quand il évoque l'auto-institution de la polis comme un imaginaire : elle correspond à la fois à une réalité historique - celle des colonies d'implantation notamment en Sicile et dans le Sud de l'Italie - et à une pétition de principe. Même si ces colonies importèrent rituels, dieux etc, il n'empêche qu'elles se sont immédiatement pensées comme autonomes. Mais l'autonomie n'est évidemment pas donnée, mais bien au contraire construite et, faute d'un texte révélé, faute d'une vérité transmise qui indiquât ce qu'il fallût faire ne restait que la solution de se déterminer par soi-même. Où le lien demeure étroit entre philosophie et politique : c'est toujours au nom d'une conception du monde et de l'homme, qu'une politique se définit.

Et, quand il s'agit de la démocratie, d'une conception, sinon tragique en tout cas sceptique du monde.

Remarquons combien le christianisme ne donna pas lieu - au moins dans sa version initiale - à une politique, qui se contenta longtemps du Rendez à César ce qui appartient à César avant de se convertir au principe de la religion d'Etat. Combien le judaïsme au contraire fit naître une théocratie - la loi émanant directement de la révélation au Sinaï.

Dans le cas de la Grèce, on pourrait presque se demander s'il ne s'agit pas d'une métaphysique en creux qui, en tout cas, entend la cité comme un cocon protecteur, même si fragile et temporaire, comme une frontière mais comportant au moins les trois couches qu'avec M Serres, nous avons déjà relevées, mais qui, loin de n'être que défensive, révèle en même temps une affirmation originale de l'homme où les finalités de la cité et celles de la cité ne seraient pas séparées de par et d'autre d'une ligne qui séparerait le collectif de l'individuel, où action et pensée non plus ne seraient pas présentées comme des finalités séparées voire contradictoires.

Castoriadis (44) consacre un long développement au discours de Périclès et notamment à la première phrase du paragraphe 40 :

Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité et le goût des études avec l'énergie.

Difficile à traduire, assurément, parce que cette phrase suggère trois idées conjointes qui forment assurément la marque de la pensée politique athénienne :

- le beau comme la sagesse- ce que nous avons coutume d'appeler culture - définissent la finalité de la cité

- il n'y a pas de contradiction entre la quête de la sagesse et l'action non plus qu'il n'y en aurait entre entre la quête du beau et du bien et la simplicité

- ce sont précisément ces goûts conjugués du beau et de la sagesse qui font le lien entre la dimension intime de l'individu et celle publique du citoyen

Une lecture un peu rapide de ce passage pourrait laisser supposer une de ces figures rhétoriques tout juste bonnes à servir de plaidoyer pro domo ou de conférer quelque grandeur à des intérêts matériels et politiques plus sordides. Il est vrai que la formule tranche violemment avec les politiques contemporaines qui ne jurent que par le développement économique et y cantonnent le champ de leur action.

En réalité, ce qu'Arendt (45) avait bien vu, on est ici au cœur même de la représentation grecque du monde : on l'a rappelé à plusieurs reprises, l'oeuvre humaine est perçue comme une guerre contre des dieux qui leur auront mené la vie dure. L'âge d'or est fini depuis longtemps et quoiqu'on y fasse, travailler, la terre ou les objets, revient toujours à arracher aux dieux et à la nature ce qu'elle ne donne pas spontanément. Alors oui, qu'on l'entende sous l'aune d'Héraclite ou que tout simplement d'un point de vue anthropologique, c'est sous l'aune de la guerre que se pensent tout à la fois l'agriculture et la cité - une guerre des hommes contre les dieux, un rapport de force en tout cas où ruse, prudence certes, mais détermination résolue avaient la part belle. Rien n'est plus faux que l'image classique que l'on reproduit souvent de grecs plus soucieux de contemplation que d'action et qui pour cette raison aient si vite cédé le pas devant le pragmatisme romain : le champ d'action athénien est bel et bien ce monde-ci, un monde qui n'est pas fait pour lui, où il n'a d'autre place que celle qu'il parviendrait à arracher, un monde où règne une nécessité implacable qu'il peut tout au plus, avec quelque ruse et sagace manoeuvre, utiliser à son profit tout en n'ignorant pas combien l'ordre ainsi ménagé à son profit demeure fragile et dangereux.

Autant dire qu'il n'est pas d'angélisme grec, non plus que d'irénisme.

Néanmoins, même s'il est exact que l'humanisme, au sens où nous l'entendons encore, est plutôt un héritage romain, c'est pourtant bien de l'affirmation de l'homme dont il s'agit ici, avec tous les risques de démesure qu'une telle affirmation, Castoriadis écrirait auto-institution, que ceci implique. Dès lors la phrase prend tout son sens : goût du beau que vient tempérer la simplicité ; goût des études que vient tempérer l'énergie. Autant dire que la quête de la sagesse signifie le contraire d'un retrait mais au contraire l'implication pleine dans l'action ; que celle du beau mais donc aussi du bien est présentée comme devant être simple, au sens d'ordinaire, de bon marché.

Tout ici réside dans le nous savons concilier initial et sans doute est-ce ainsi qu'il faut entendre cette phrase étonnante qui fait d'Athènes l'école de la Grèce : la cité ne se réduit pas à une organisation des rapports sociaux ou économiques ; ne régit pas seulement par la loi les droits des uns et des autres. En réalité, la finalité de la cité est pédagogique, pour le moins ; métaphysique...

Le politique commence très exactement au moment où un groupe humain essaie de penser son action collective, essaie de se penser comme société et d'organiser la cité en fonction de cela ; la démocratie commence au moment où, plutôt que de simplement recevoir cette organisation de l'extérieur - que ce soit une Révélation, une simple coutume ou encore un rapport de force à quoi on se soumet - on tente de lui substituer un ordre qui lui soit propre, qu'il ait lui-même conçu et décidé. On ne dira jamais assez combien ce qui fonda la πόλις grecque tint à la fois à l'antagonisme d'avec les dieux et à l'absence d'une vérité qu'on fût assuré de détenir.

Il suffit de lire l'Exode et le Deutéronome pour le comprendre : si le Décalogue peut encore passer pour une déclaration de principes, comment ne pas voir que lui succèdent une série incroyable de prescriptions et de proscriptions, de lois et d'interdits qui, avant même que la cité ne fût fondée, allait en régir l'ordonnancement. La loi vient ici d'en haut, donnée une fois pour toute, à quoi il convient de se soumettre. Et s'il n'est pas faux de dire que ce sera son observance parfois stricte et littérale qui assura la cohérence du peuple juif durant les deux millénaires de sa diaspora, on ne peut pas non plus ne pas constater combien rigidité, dogmatisme en furent parfois le prix à payer ; combien aussi ceci éloigne au maximum de l'approche grecque.

Pour autant que la démocratie soit d'abord cette affirmation de l'autonomie c'est-à-dire, avant même le sens moderne de l'indépendance, cette volonté de se fixer à soi-même ses propres normes plutôt que de les recevoir de l'extérieur, il y aurait bien entre démocratie et révélation une incompatibilité qui ressemble à s'y méprendre à celle que Conche avait entrevue entre métaphysique et théologie.

Et pourtant, par ailleurs que de points communs ! De part et d'autre une identique révolte contre le divin même si Jérusalem l'entendra à l'aune de la culpabilité ; une même recherche de sens qui fît de l'existence humaine un parcours qui ne se réduise en tout cas pas à la seule entrave matérielle (46) une semblable volonté de substituer à l'implacable actuel un ordre humain plus viable, plus sensé, maîtrisé.

Nous sommes assurément les héritiers de ces deux quêtes conjuguées qui ensemble se voulurent sortie de la caverne. Est-ce pour cela que nous boitons ?

Jérusalem comme Athènes cherchèrent à sortir de la caverne, du noir épais de l'objet ; toutes deux cherchèrent ce soleil qui ne se peut regarder en face. C'est tellement évident pour Platon - qui fut si peu démocrate ; mais ce l'est éminemment pour Périclès qui le fut tant. Voici toute l'ambiguité de notre projet qui tente de se frayer un chemin d'entre la métaphysique et la théologie qui éviterait le dogmatisme ; voici toute l'ambivalence de ce chemin vers Dieu mais sans dieu qu'évoque M Conche ; toute la Rome chrétienne et la théologie médiévale après elle tenta de concilier ces deux souches n'oubliant ni que la sagesse des uns ne les conduisit pas vers dieu, ni que les signes des autres ne leur permirent de le reconnaître. Voici toute la question, terrible si l'on y songe, d'un désir de liberté qui s'épuise irrémédiablement à choisir seulement la rive où accoster, le quai où s'arrimer, le maître à qui se soumettre.

Tout est dans cet αὐτός qui constitue les trois termes du projet grec : autonomos, autodikos - qui a son propre pouvoir judiciaire - ; autotelès - qui se gouverne. A défaut d'une grille absolue de lecture, autant se déterminer par soi-même ... Mais derechef, c'est dire combien le projet politique d'Athènes serait un projet en creux, par défaut, s'il ne s'était pas donné comme objectif celui étonnant d'être l'école de la Grèce - ce qui dans l'esprit de Périclès doit bien pouvoir signifier un peu du monde. C'est bien pour cela que cette phrase, jetée presque par mégarde, dans un éloge aux morts, sonne à la fois si juste et si ambitieuse : faire de la quête du beau et du vrai le sens même de l'action, la dynamique même de l'action politique c'est ceci très exactement sortir démocratiquement de la caverne. Non pas fuir le monde, pour un quelconque arrière-refuge consolateur ; non pas délaisser l'action pour une vie à l'écart de l'autre tout entière consacrée au loisir studieux pas plus évidemment que de ne se consacrer qu'aux tâches banausiques de production des conditions matérielles de survie mais bien au contraire s'engager pleinement dans la vie publique, c'est-à-dire faire exister la cité comme une réalité vivante, par son action. L'idiot - ιδιωτης - avant d'être l'homme sans éducation et sans culture, est celui qui ne s'occuperait que de ses intérêts particuliers et ne s'impliquerait aucunement dans les affaires publiques. C'est cette boucle qui permet autant à la cité de faire le citoyen qu'au citoyen de faire la cité, mais qui donne d'abord au politique ses lettres de noblesse : sous la cité, il y a un désir, celui de devenir pleinement homme.

Bien sûr, Athènes rejette hors du politique tout ce que nous nommons aujourd'hui économie et social, en le maintenant dans cette sphère privée du banal - ce qui est une autre manière de rappeler combien le rapport de force est au centre de la pensée grecque : il ne s'agit pas ici de bouleverser une inégalité de fait. Il s'agit de rendre plus libre ceux qui le sont déjà, assurément pas de libérer ceux qui ne le sont pas. La question des esclaves ou des femmes - qui n'entrent aucunement dans la visée démocratique - demeure l'objection classique que l'on oppose à l'idéal démocratique grec. Mais, outre que notre propos n'est pas ici politique mais bien métaphysique - comprendre ce qu'il y a de métaphysique dans les présupposés athéniens de la πόλις - encore faut-il se prémunir contre les illusions rétrospectives et ne pas juger la démocratie grecque avec les canons de la nôtre.

Mais, après tout fûmes nous si glorieux, nous qui dûmes attendre 1848 - pas même 89 - pour abolir définitivement l'esclavage ? 1946, pour accorder le droit de vote aux femmes ? mais après tout est-ce si différent du Rendez à César du christianisme ? Non, dans les deux cas je lis un projet - celui de la réalisation de sa propre humanité ; non parce que la chrétienté la verra plutôt dans une vie intérieure qui dût s'accommoder de la vie sociale et politique comme une épreuve à subir ou une faute à racheter quand Athènes la construira dans l'espace même de la cité.

Athènes, en inventant la démocratie invente d'abord la dignité du politique. Invente un espace - l'agora - un acteur - le démos - invente un objectif : faire de la quête du beau, du bien et de la sagesse non pas une figure exceptionnelle mais la forme simple de la vie sociale.

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44) H Arendt a elle aussi consacré une analyse à ce passage dans La crise de la culture, p 777

45) ibid,

La raison pour laquelle il n'y a pas d'équivalent grec au concept romain de culture réside en la prédominance des arts de fabrication dans la civilisation grecque. Tandis que les Romains tendaient à considérer même l'art comme une espèce d'agriculture, de culture de la nature, les Grecs tendaient à considérer même l'agriculture comme un élément de la fabrication, comme appartenant aux artifices «techniques» ingénieux et adroits par lesquels l'homme, plus terrifiant que tout ce qui est, domestique et domine la nature. Ce que nous considérons, sous l'emprise encore de l'héritage romain, comme la plus naturelle et la plus paisible des activités humaines, labourer la terre, les Grecs le comprenaient comme une entreprise audacieuse, violente dans laquelle, année après année, la terre, inépuisable et infatigable, est dérangée et violée. Les Grecs ne savaient pas ce qu'est la culture parce qu'ils ne cultivaient pas la nature mais plutôt arrachaient aux entrailles de la terre les fruits que les dieux avaient cachés aux hommes (Hésiode); et étroitement lié à cela, le grand respect romain pour le témoignage du passé en tant que tel, auquel nous devons non seulement la conservation de l'héritage grec mais la continuité même de notre tradition, leur était tout à fait étranger.

46) comment ne pas songer au Ex,19,5

Désormais, si vous êtes dociles à Ma voix, si vous gardez Mon alliance, vous serez mon trésor entre tous les peuple s! Car toute la terre est à Moi, mais vous, vous serez pour moi une dynastie de pontifes et une nation sainte.