Textes

C Castoriadis
La cité et les lois
séminaire du 13 avril 83 p 80-82

 

Une parenthèse ici sur la position d'Hannah Arendt. Vous avez tous lu, ou vous lirez, ce livre fondamental qu'est The Human Condition, titre malencontreusement traduit par Condition de l'homme moderne, alors qu'il s'agit de l'homme en général, et en particulier de l'homme ancien. Je vous résume la thèse fondamentale d'Hannah Arendt, mais il faudrait qu'on y revienne. Pour elle, la grandeur de la conception grecque de la politique a consisté à séparer totalement le social du politique, en laissant de côté ce qu'elle appelle l' animal laborans, c'est-à-dire l'être humain en tant que travaillant - travaillant au sens où il participe à un cycle de métabolisme biologique par lequel il produit sa nourriture, la consomme, se reproduit comme corps, etc. Tout cela, pour elle, n'appartient pas au domaine public et ne saurait être un objet légitime de préoccupation politique; les Grecs avaient donc raison de restreindre cette activité dans les limites de l'oikos et de l'oikonomia, ou gestion du ménage, au même titre que la cuisine ou l'éducation des enfants par la mère. La politique, c'est tout à fait autre chose : c'est le domaine où les hommes luttent pour parvenir à la reconnaissance, et surtout à une durée qui dépasse l'espace d'une vie mortelle, en accomplissant de grandes choses en actes et en paroles. Voilà donc le noyau des idées d'Hannah Arendt sur la question. Et corrélativement à cela, on trouve chez elle une critique de tous les mouvements démocratiques modernes, auxquels elle reproche de s'être encombrés à tort du fardeau de la question sociale, laquelle à proprement parler n'a pas sa place dans la politique. C'est ainsi qu'elle oppose la Révolution américaine, qui accompagne la guerre d'indépendance, à la Révolution française. Dans la Révolution américaine, dit-elle, la préoccupation commune à tous les acteurs, citoyens anonymes et actifs ou hommes célèbres (Jefferson, Madison, Adams, etc.), est d'établir une collectivité politique, un commonwealth politique, et non d'égaliser les conditions sociales et économiques ou d'améliorer le sort des pauvres. Au contraire, ce qui a empoisonné dès le départ la Révolution française a été cette préoccupation constante pour la question sociale et les positions économiques respectives des citoyens, qui a empêché l'établissement d'une véritable communauté politique. Inutile de vous dire l'admiration et le respect que j'ai pour Hannah Arendt ; cela ne m'empêche pas d'être radicalement opposé à cette interprétation, d'abord au point de vue des faits pour ce qui concerne les Etats-Unis et la France (nous en reparlerons l'an prochain à propos de la démocratie dans le monde moderne), ensuite et surtout à cause de la façon dont elle délimite le politique et le social. Sa définition exclusive du domaine politique par l'aspiration à la reconnaissance et à la renommée laisse de côté cet aspect fondamental qu'est l'institution de la société ; et puis sa dévalorisation du domaine de la production et de la fabrication est à mon avis erronée aussi bien politiquement que philosophiquement. Mais il est vrai qu'en parlant ainsi, Hannah Arendt traduit exactement une réalité qui est présente en Grèce ancienne. Sa position, fausse selon moi s'il s'agit de la politique comme telle, est juste comme interprétation de la façon dont les Grecs, en tout cas les Athéniens, voyaient la chose. En effet, les activités purement productives sont pour eux un domaine sans intérêt, «banausique », comme dit Aristote - banausos, c'est l'homme non cultivé, grossier. Elles le sont d'ailleurs encore plus quand elles sont tout à fait artificielles : l'artisan est plus «banausique » que le paysan, car ce dernier est en contact avec un processus naturel, il coopère, en un sens, avec la phusis, alors que l'artisan est tout entier asservi à une réalité mineure, artificielle, afin de satisfaire des besoins généralement peu prisés. Cette vision du travail, pour laquelle la vraie liberté humaine suppose de disposer de son temps, de n'être pas contraint à un travail productif pour, comme nous disons, gagner sa vie, est extrêmement répandue en Grèce ancienne ; et en un sens, la démocratie athénienne s'établit précisément contre cette idée, qui imprègne aussi bien la société dans son ensemble que les écrits des philosophes. Dans la pratique, le mouvement démocratique consistera à donner des droits politiques aux paysans et aux artisans dans la cité. C'est là la situation réelle à Athènes ; Aristote, écrivant après coup, accepte volontiers l'idée que les paysans aient des droits politiques, mais, dans le cas des artisans, cela lui pose un problème.

Il y a donc de façon générale dans la conception grecque une mise de côté tout à fait caractéristique du social et de l'économique, qui ne s'est modifiée que lorsqu'il s'est agi soit d'imposer des contributions aux citoyens, soit de prendre des dispositions spécifiques pour leur permettre de participer à l'activité politique collective. Pour résumer, on peut dire que nous avons là une situation duelle, de notre point de vue à nous, modernes : d'une part, la démocratie en Grèce ancienne implique effectivement la liberté et l'égalité - d'ailleurs on trouve très tôt les termes d'eleutheros (libre) et d' isonomia (égalité de la loi pour tous) -, mais d'un autre côté on ne peut pas dire qu'elle instaure la liberté au sens d'un statut. Elle ratifierait plutôt une liberté déjà existante, celle des hommes libres, ou elle lui donnerait sa plénitude. Ils étaient déjà libres par opposition aux esclaves ; ils deviennent aussi et surtout libres dans la mesure où personne, à l'intérieur du corps des citoyens, ne peut être vendu comme esclave dans sa propre cité. La même chose vaut pour l'égalité, qui conditionne le plein épanouissement de ce qui fait le propre de tout citoyen, à savoir l'égale participation au pouvoir politique. Et, encore une fois, c'est uniquement pour assurer cette égalité de participation que la cité peut prendre des dispositions économiques qui affectent ses membres.