Textes

C Castoriadis La cité et les lois séminaire du 23 mars 83 p 52-55

 

 

Essayons d'abord de donner une définition provisoire de la polis, en distinguant quatre aspects essentiels. Premier point, la polis n'est pas la ville. La ville, le centre urbain, c'est l'astu ; le mot polis peut être employé pour la désigner, mais la polis, c'est l'unité d'un territoire urbain et d'un territoire rural. Exemple classique - mais très mauvais, d'ailleurs, parce qu'il s'agit d'un cas assez exceptionnel à beaucoup d'égards -, Athènes, ce n'est pas l'astu Athènes ; Athènes, c'est l'Attique. Vous voyez tout de suite le lien avec un thème qui revient sans cesse chez les auteurs de l'Antiquité, du moins jusqu'à la fin du IVe siècle, et en particulier chez Platon et Aristote, ceux-ci ne faisant d'ailleurs que formuler de façon explicite ce qui va de soi pour les Grecs : une polis est fondamentalement, nécessairement autarcique. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu'elle trouve tout ce dont elle a besoin sur son territoire. Athènes ou d'autres cités peuvent manquer de blé ; et il y a bien entendu des échanges commerciaux avec l'extérieur. Il n'empêche que la cité est une unité qui doit, en principe, pouvoir se suffire à elle-même, parce que c'est là la condition de l'autonomie. Si la polis, c'est l'unité d'un territoire urbain et d'un territoire rural - le refus précisément, pour employer le langage du XIXe siècle, de la division entre la ville et la campagne -, en même le temps la polis n'est pas le territoire. Le territoire est certes très important : on y trouve des sanctuaires, et des traces du passage des dieux ; mais la polis, ce sont les citoyens. Thucydide le dit explicitement : andres gar polis. Mais de nombreux autres témoignages montrent que l'essentiel, c'est le corps des citoyens, qui peut à la limite quitter le territoire sans que la polis disparaisse. Le troisième aspect est en un sens très connu, c'est si l'on veut une banalité, mais il me semble qu'on n'en comprend pas en général la signification : la société grecque s'institue en tant que société relativement une et homogène, en tant que société au sens que nous donnons ici à ce terme, moyennant quelques centaines au moins de poleis autonomes. Il s'agit tout compte fait d'une nation, certes, parce qu'il y a une langue et une tradition communes, un sentiment de solidarité et une opposition par rapport à ce qui n'est pas grec, à ceux qu'on appellera peu de temps après les « barbares ». Mais cette nation ne peut s'instituer, on peut même dire qu'elle ne conçoit son existence, que comme la coexistence de centaines d'unités politiques autonomes. Bien entendu, cet élément est considéré par tous les historiens comme la grande faiblesse du monde grec. Nous devrions y voir plutôt non seulement l'un des aspects les plus importants pour nous mais aussi, oserai-je dire, l'un des plus positifs. Les historiens modernes - grecs, bien sûr, mais aussi occidentaux en général - trouvent difficilement compréhensible cette incapacité des Grecs à constituer un seul État. Kitto - un helléniste anglais, auteur d'un livre remarquable, The Greeks, qui a été, me semble-t-il, traduit en français - a observé avec humour que demander à un Grec pourquoi ces poleis ne s'unissaient pas pour former un État reviendrait à demander à un Anglais faisant partie d'un club pourquoi tous les clubs anglais ne s'unissent pas pour former un seul club. La réponse de l'Anglais étant, bien entendu : parce qu'alors il ne s'agirait plus de clubs. Je ne connais pas de cas comparable, du moins avec ce degré d'unité et cette durée, de société qui s'institue ainsi par la médiation de centaines - car, si l'on tient compte des colonies sur le pourtour de la Méditerranée, il s'agit bien de centaines - d'unités politiques absolument autonomes. On peut le déplorer, on peut rêver de liens plus forts, regretter que les cités aient constamment guerroyé entre elles et n'aient manifesté leur solidarité qu'à de rares moments de leur histoire. C'est un aspect de cette institution qu'il ne s'agit pas de passer sous silence. Mais regretter ici ne sert à rien. Ce qu'il faut comprendre, c'est cette position fondamentale : il ne s'agit pas de créer un État en général, il s'agit de créer des communautés politiques qui peuvent être autonomes, c'est-à-dire en fait s'autogouverner. C'est pourquoi le nombre adéquat de citoyens d'une cité fut un sujet de préoccupation permanente pour les réformateurs politiques, ce qu'Aristote formule parfaitement quand il dit -je résume - qu'on ne peut pas faire une polis de mille individus ni d'un million d'individus : mille c'est trop peu, un million ce n'est plus une polis, c'est Babylone.

Quatrième trait, sur lequel j'aurai sans doute à revenir: pour la période qui nous intéresse, la polis n'est pas un État au sens moderne du terme, c'est-à-dire qu'on n'y trouve pas d'appareil séparé concentrant l'essentiel des pouvoirs, chargé à la fois des principales décisions et de leur exécution. La polis, c'est la communauté des citoyens libres qui, du moins dans la cité démocratique, font leurs lois, jugent et gouvernent. Trois fonctions, trois mots que l'on retrouve chez Thucydide pour désigner une cité indépendante : autonomos, autodikos (qui a son propre pouvoir judiciaire) et autotelès (qui se gouverne). Il est tout à fait caractéristique que ce que les modernes appellent le pouvoir exécutif soit, dans l'Athènes de l'époque classique, confié pour l'essentiel à des esclaves, considéré comme de la pure administration : les policiers, les scribes, les conservateurs des archives, les trésoriers sont des esclaves. M. Delors aurait été un esclave athénien particulièrement compétent et rigoureux dans la gestion des finances de la cité. Ce qui intéresse le citoyen, ce n'est pas de compter les sous, c'est de prendre des décisions : augmenter les impôts payés par les alliés ou les Athéniens eux-mêmes, affecter telle somme à la construction de trirèmes, de temples sur le Parthénon ... Ce dernier trait nous renvoie à une remarque plus générale : contrairement à ce que la théorie politique moderne nous rabâche, les trois fonctions du pouvoir politique sont le législatif, le judiciaire et le gouvernemental, et non l'exécutif. Quand un gouvernement déclare la guerre, il n'exécute aucune loi, il utilise simplement la possibilité que lui donne une loi. L'exécution, au sens d'administration, n'est pas une fonction du pouvoir. On peut même dire que, dans les sociétés modernes, c'est une industrie comme n'importe quelle autre, indûment confondue avec l'État pour des raisons historiques, et qu'à Athènes c'est une activité tout à fait subalterne effectivement confiée à des esclaves. Tels sont donc les quatre aspects essentiels de la Polis.