Textes

C Castoriadis
La cité et les lois
séminaire du 16 mars 83
p38-39

 

Comment se fait-il, dira-t-on, que dans cette société où apparaissent cette notion de liberté et aussi ce qu'on peut appeler effectivement un universalisme - nous en avons déjà parlé à propos d'Homère -, la question de l'esclavage, telle que nous pour­ rions la formuler, ne se soit pas posée ? Rappelons d'abord que, en un sens, il y a eu mise en question, puisqu'on trouvera chez certains sophistes une critique de l'esclavager ; mais ils apportent cette critique - il n'y a contradiction qu'en apparence, nous reviendrons longuement là-dessus - dans un monde dans lequel, en un sens plus profond, la question que nous posons, celle de la justification de l'esclavage, ne se pose pas, ne peut pas se poser. C'est un monde où la force, l'état de fait, est une catégorie politique fondamentale. J'y ai déjà fait allusion à propos du fragment d'Héraclite qui dit : polemos pantôn men patèr esti, la guerre est père de toute chose, et c'est la guerre qui a montré que les uns sont des dieux, les autres des hommes. Et c'est aussi la guerre qui a fait (epoièse) des uns des hommes libres et des autres des esclaves. Ici, la guerre ne révèle aucune essence préexistante, elle constitue, par le jeu de la force et de l'inégalité des forces, la domination des uns sur les autres. Ce qui est du reste, que vous soyez héraclitéen ou pas, la pure et simple vérité. Cette guerre est donc point de départ, en tout cas voie d'accès privilégiée, pour penser la constitution politique. C'est parce qu'il y a d'abord ce fait et cette vérité - et contre ce fait et cette vérité - que nous avons à faire quelque chose politiquement : le monde politique se constitue comme un monde où la force est souveraine. Et on peut d'ailleurs dire que, aussi radicale que puisse être la transformation de la société, il ne cessera jamai s d'en être ainsi.

Parenthèse : de là le caractère fallacieux de l'élimination de la question non pas de l'État mais du pouvoir dans un certain discours politique « radical ». On ne peut pas éliminer la question du pouvoir. On ne peut pas éliminer finalement la question de savoir - si on en vient à une crise, à une situation où tout se joue - sur quoi repose en dernier ressort l'institution de la société que vous voulez. Car celle­ ci doit bien reposer sur quelque chose. Même si l'on parvenait à incorporer cette institution, ultime sécurité en apparence, dans le comportement des individus, c'est encore d'un rapport de force qu'il s'agirait. Et il ne faut surtout pas croire que tout est alors résolu : si vous avez incorporé cette institution à tel point que l'individu ne puisse même pas prendre de recul et s'en dégager, vous avez à nouveau instauré une servitude. Quel que soit le bout par lequel on aborde la question, on ne peut pas esquiver le problème de la force. La grande supériorité de la pensée politique grecque sur ce qui a suivi - en particulier par rapport à l'évolution qui s'est faite sous l'influence du christianisme -, c'est que la question de la force a toujours été là comme présupposé fondamental.