Textes

C Castoriadis
La cité et les lois
séminaire du 4 mai 83 p 148-153

 

Le mot de politique est bien entendu extrêmement galvaudé, prostitué même; on lui donne des significations soit trop particulières, soit trop universelles. Pour moi, la seule définition possible - et elle apparaît déjà en Grèce -, c'est celle d'une activité collective qui essaie de se penser elle-même et se donne comme objet, non pas telle ou telle disposition particulière, mais l'institution de la société en tant que telle. En dehors de cela, je vous l'ai dit, on peut avoir des intrigues de cour, des clans, des révoltes, etc., mais on n'a pas de politique au sens fort de ce terme. Quant à savoir si cela coïncide avec la démocratie ... Certainement pas. Il n'y a coïncidence que dans la mesure où l'existence d'une activité politique ainsi définie ouvre la question de ce que doit être l'institution de la société : on sort alors de la pure et simple hétéronomie où l'institution de la société est donnée, que ce soit par révélation, par tradition ou même par démonstration scientifique, pseudo-scientifique bien entendu. En ce sens-là et en ce sens seulement, on peut lier ces deux notions, politique et démocratie. Il reste qu'à partir du moment où la question de l'institution de la société a été ouverte, on assiste à une sorte d'universalisation potentielle de l'objet de la politique. Dès lors, on ne peut plus prétendre réserver a priori tel ou tel domaine comme intangible, à l'écart du domaine politique. Je parle, comme dirait Kant, au niveau pur. Par exemple, que l'Etat -ou la communauté politique -n'ait pas à légiférer sur la langue est quelque chose qui doit être argumenté. Pour ma part, je suis prêt à me battre jusqu'à la mort pour que l'État ne légifère pas sur la langue; mais c'est en fonction d'un raisonnement qui relève du champ politique. Pourquoi? Parce que le langage est l'un des domaines où il est dans la nature même des choses que l'auto-institution de la société se fasse par un processus continu, de façon spontanée et non explicite. C'est aussi le cas avec la plupart des relations que nous appelons privées, pour lesquelles une législation explicite ne pourrait être qu' absurde. C'est là une position a priori ; mais elle est aussi confortée par notre expérience historique, par exemple celle des régimes totalitaires, où tout est réglementé par le pouvoir étatique. Je vous rappelle que le meilleur ouvrage théorique sur le totalitarisme, c'est encore le 1984 d'Orwell, où une sorte de circuit de télévision s'étend jusque dans les toilettes des appartements privés, puisque l'impératif est de tout surveiller. Or, à partir du moment où une telle réalité existe, et où on la combat, se repose le problème de l'universalité de la politique au niveau du fait. Car on ne peut pas se contenter d'argumenter a priori contre le totalitarisme en invoquant par exemple des lois divines ... D'autant que, pour reprendre l'exemple d'Orwell, et sans entrer dans un discours facile et vite grotesque sur le prétendu caractère totalitaire des «démocraties» occidentales, le citoyen occidental moderne, lui, mettra volontairement sa radio quand il va aux W.-C. -radio et télévision sont partout ici aussi, et de toute façon la pensée des individus y est formée à un degré considérable par la «société». Donc, quand bien même nous prétendrions soustraire telle ou telle sphère à la politique, il nous faudrait !'argumenter à un niveau politique (ou métapolitique, peu importe le terme) ; il n'existe pas de division naturelle. La mise en question de !'institué, et les faits eux-mêmes, nous ont amenés -à ce point. Face à un État qui dirait: vous ne vous marierez pas avant trente ans ; vous avez droit à un enfant et un seul (c'est le cas actuellement d'un État qui gouverne un milliard d'individus); vous ne pouvez avorter que dans tel et tel cas; vous n'avez pas le droit d'être taoïste, ou bouddhiste, ou chrétien, ou alors seulement si vos évêques parlent comme le veut le gouvernement - les réponses du libéralisme classique deviennent un peu courtes. Peut-être bien qu'il existe des sphères naturellement intangibles ; socialement, elles sont plus que tangibles, elles sont passablement ébranlées. . . Il faut donc raisonner et réfléchir au cas par cas.

Ici commence toute une discussion de fond sur ce qui peut être ou non objet d'une institution explicite, avec le problème des limites. Ainsi, dans Antigone, Créon prend une décision touchant une sphère qui ne devrait pas relever de son pouvoir. Mais ce problème des limites porte également sur l'activité politique elle-même. Je vais tâcher de vous en donner une illustration. Comme je vous le disais il y a quelques semaines, la philosophie libérale de la grande époque, du xvne au début du xixe siècle, et celle d'après aussi d'ailleurs, soutient la thèse fondamentale selon laquelle dans les sociétés modernes, ce qui importe surtout à l'individu, ce sont ses intérêts en tant qu'individu privé. Tout ce que nous demandons à l'État, dit Benjamin Constant, c'est «la garantie de nos jouissances»; cela suppose évidemment que le garant n'interfère pas avec ce que nous faisons. D'où la nécessité de limiter un pouvoir perçu comme mal nécessaire et phénomène résiduel. Pour Constant _-je cite de mémoire: «Les citoyens antiques trouvaient leur plaisir à participer aux affaires communes, les citoyens modernes trouvent leur plaisir dans la sphère privée 12 • »Diagnostic perspicace d'un état de choses qui n'a fait que se développer dans des proportions incroyables. Voyant cela, Constant, qui était loin d'être un penseur insignifiant, choisit un moindre mal, à savoir un gouvernement représentatif qui limite les attributions de l'État. Cette représentation est d'ailleurs elle-même très limitée puisqu'elle repose sur un suffrage censitaire, pratique très répandue dans l'Europe de cette époque. Le suffrage universel est une conquête assez récente, ne l'oubliez pas. Constant avance une autre thèse, qui est présente dans tout ce courant de la pensée libérale: c'est qu'il est absurde et faux de croire que les lois créent quoi que ce soit, elles ne font que constater un état de fait. S'y ajoute très souvent, chez les libéraux, un corollaire selon lequel des lois qui prétendraient créer quelque chose seraient à la fois mauvaises et inefficaces. Une loi ne serait donc bonne et applicable que si elle constate une évolution déjà en cours dans la société. Il est à vrai dire assez compliqué d'analyser correctement les tenants et les aboutissants de ces idées. L'Europe est elle-même une réalité extrêmement complexe, c'est pourquoi toutes les généalogies des idées sont dans ce cas généralement fausses. Quand Constant, par exemple, invoque les droits naturels de l'individu, il s'oppose de front à une dimension essentielle de toute la tradition jusnaturaliste qui prétend déduire rationnellement un système de lois à partir des lois naturelles ; il anticipe le fameux manifeste de l'école historique du droit allemande qui soutenait, avec Savigny, que le véritable droit est le droit coutumier, que le droit se crée par l'auto-institution sourde, silencieuse et lente des peuples tout au long des siècles, et non par les actes arbitraires d'un sujet privilégié, seigneur ou autre. En un sens, c'est aussi ce que dit Constant. Dans sa perspective, toute la créativité, la productivité sociale se situe dans la société qu'on appelle déjà civile (même s'il n'utilise guère ce terme), c'està- dire la société non politique, non étatique. Mais la question qui se pose alors, c'est de savoir jusqu'où peut aller la politique une fois reconnu le fait que l'essentiel de l'institution de la société est toujours une auto-institution qui se fait de façon silencieuse, anonyme et collective au fil des siècles. Au moment même où nous parlons, un nouveau mot d'argot est en train d'être créé quelque part en France, aux États-Unis ... En tout cas, nous ne pouvons pas nous satisfaire de l'idée de la loi comme simple sanction d'une évolution de l'opinion. La société ne peut avoir vis-à-vis d'elle-même une attitude purement passive, voire passéiste. Après tout, lorsque les Athéniens, avec Clisthène, modifient le système d'organisation des tribus, cela correspond bel et bien à un surgissement soudain, à un changement dans la société -une société qui veut se donner les moyens de s' auto gouverner démocratiquement.

Ou encore, prenez la Révolution française, que la mode de ces temps-ci voudrait réduide aux 16 000 victimes de la Terreur, en oubliant le fantastique travail législatif de la Constituante et surtout de-la Convention, qui a véritablement jeté les bases de la vie juridique française moderne, et au-delà. Quand la Convention institue les poids et mesures, les départements, les municipalités, la protection sociale des aveugles et des sourds-muets, enfin des milliers de choses de la plus haute importance, elle ne constate pas un état de l'opinion ; elle crée des choses -qui certes correspondent à ce que l'opinion veut, ou est prête à accepter. Il y a donc là ce problème concret que doit affronter la politique : celui de la relation entre l' implicite, la création perpétuelle qui a lieu dans la société, et l' explicite, l'action lucide <et publique de la collectivité>. Et nous ne pouvons pas renoncer au deuxième terme, car, encore une fois, cela reviendrait à intervenir, d'une autre façon, sur le premier, en affirmant que la tradition reçue est bonne telle qu'elle est. Je ne vais pas aborder maintenant la question de la non-démonstrabilité ultime des choix politiques ; mais il reste qu'à partir de certains présupposés on peut dire, au contraire: non, la tradition telle qu'elle existe n'est pas bonne, nous n'en voulons pas. Après tout, c'est la tradition qui établit, malgré toutes les dispositions légales en sens inverse, l'inégalité de facto entre holnmes et femmes dans la société contemporaine, y compris au niveau le plus évident et immédiat, le niveau économique -on connaît la répartition des salaires selon le sexe : en droit, toute femme peut occuper n'importe quel emploi; en fait, les femmes occupent massivement les couches inférieures de la pyramide des emplois et des revenus.

Voilà pour ce qui est du problème politique en général. Mais aujourd'hui, la question qui se pose au plan pratique, c'est qùe nous héritons d'un long développement historique au terme duquel il est devenu habituel de considérer les affaires communes et publiques comme la tâche d'une certaine catégorie de professionnels que l'on contrôle vaguement par des élections tous les cinq ans, étant entendu que les intérêts essentiels de la vie sont ailleurs.

Effectivement, un tel état de choses pose de multiples questions, ne serait-ce que dans la mesure où, dans la société contemporaine, il est périodiquement remis en cause. Nous connaissons tous ces moments où la mobilisation politique collective prend le dessus. Dans ces circonstances, que doit viser l'action politique? Elle ne peut pas vouloir beaucoup plus que ce que veulent les gens euxmêmes -et c'est d'ailleurs là tout le problème: que veulent les gens, jusqu'à quel point le veulent-ils vraiment? Thème étroitement lié avec la question des révolutions (avec ou sans guillemets), et de leur dégénérescence. C'est un problème en soi. Mais il y a aussi une autre chose, également importante, à considérer, et je m'arrêterai provisoirement là-dessus : on peut se demander si la visée idéale des libéraux façon Constant ou même Locke, à savoir limiter l'État en laissant la plus grande place à la société civile, est applicable aujourd'hui dans les faits. Tout d'abord, on pourrait dire que le développement de nouvelles dimensions de l'activité sociale rend cet objectif caduc, voire en démontre l'inanité de principe - c'est la critique marxiste classique, qui est vraie : pour elle, dans une société où certains possèdent tout et d'autres rien, il ne saurait y avoir de mécanisme d'État neutre, ni de représentants politiques neutres. D'autre part, la prolifération monstrueuse d'un appareil d'État bureaucratique, la fragmentation de la vie sociale et politique, bref, ce que j'appelle la décomposition des sociétés politiques modernes tend à rendre celles-ci de plus en plus ingouvernables, y compris au sens le plus empirique

Nous avons donc à tenir compte de tout cela pour juger l'idée d'une séparation entre une sphère étroitement politique et une sphère sociale censée s'autoréguler. Mais là je laisse de côté les considérations les plus essentielles: qu'attendons-nous de la vie en société, de nous-mêmes et des autres en tant qu'êtres humains? Posons-nous comme but à la vie humaine d'avoir quatre téléviseurs couleurs par foyer, plus un nombre illimité de jeux vidéo? La question est bien sûr étroitement liée à l' autonomisation de la sphère socio-économique. Et ce qu'est devenue cette sphère socio-économique détermine d'ailleurs à son tour une relative autonomisation de la sphère politique, qui devient l'apanage de quelques professionnels, d'où l'aliénation politique de la société ... Nous reprendrons cette discussion la prochaine fois.