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04 - le leurre du despote éclairé
Episode 3 : Quand le politique se pique de penser

Judéo-christianisme le gouffre de la transcendance Diogène et Alexandre le rêve de César apparentements terribles          

 

Les histoires, je crois bien, se doivent toujours être racontées plusieurs fois : les enfants ne s'en lassent jamais ; ils ont raison. Jamais nous ne les racontons de la même façon et sans doute devrions-nous les aborder à partir notamment des perspectives propres à chaque protagoniste. Je ne suis pas certain qu'entendue du côté du loup, l'histoire du chaperon rouge fût tout à fait la même !

Il faudrait être un démon pour embrasser d'un seul tenant, tous les points de vue sur un objet …ou un dieu. Omniscient comme l'eût rêvé Laplace. Voici ce qu'implique aussi d'être d'ici et de maintenant. Nos perceptions comme nos théories sont tronquées. Notre histoire dont nous saluons avec respect la rigueur scientifique n'est jamais que celle d'une moitié de l'humanité et encore seulement européenne ! Nous n'embrassons jamais la totalité de l'être ; n'entrevoyons que la surface des choses, ne comprenons que quelques règles lassantes d'être si besogneusement répétitives.

Nous n'avons jamais été disposés à accueillir l'insolite. Il est si aisé d'être servilement conventionnel et de hurler avec les loups.

Mais, je l'avoue, je n'ai finalement envisagé la rencontre entre le politique et le philosophe que du point de vue de ce dernier ; et même quand j'esquissais la rencontre entre le Christ et le diable, ici encore ne le fis que du côté de celui-là. Sans finalement comprendre ni celui-ci ni celui-là.

Pourtant Alexandre n'eût pas détesté être Diogène et, sinon les dieux, en tout cas leurs cultes auront toujours été le ciment de la puissance romaine. On ne sépare pas si aisément l'être et l'agir … Il n'est pas tout-à-fait faux de suggérer qu'en tout politique il y a un penseur raté ; en tout philosophe, un prince éconduit.

Frédéric courtisa autant les philosophes que les muses et le mythe du despote éclairé en dupa plus d'un.

Même s'il entre nécessairement une part de démesure dans l'ambition politique - croire qu'on puisse changer le cours des choses, transformer l'organisation d'une cité et améliorer l'existence des individus suppose, quoiqu'on dise, une étonnante disposition d'esprit - il n'est pas de politique qui vaille sans une idée préalable. Que cette représentation soit fausse ou exacte ; qu'elle soit inspirée de motifs humanistes ou seulement animée d'ambitions personnelles, la volonté d'agir s'inspire de principes qui lui semblent bons … au moins pour elle.

Bref le politique, lui aussi pense ! Développe une métaphysique implicite. Une représentation du monde. C'est bien pour cette raison que Heidegger a raison en sa critique de la XIe thèse sur Feuerbach.

C'est bien aussi pour ceci que le politique cherchera toujours une caution, une justification dans les théories ambiantes, dans les sciences - dussent-elles être mécomprises ou dévoyées - voire dans le bon sens - supposé infaillible. L'extrême-droite des années trente crut se trouver ainsi un paravent dans le darwinisme ; le nazisme dans une biologie préalablement racialisée et une philosophie dévoyée ; le stalinisme dans un matérialisme historique exhaussé en Science … Dans tous les cas de figure, la même instrumentalisation de la connaissance, le même contresens - subtilement mais sciemment perpétré - sur la nature absolue, définitive et universelle des connaissances scientifiques.

En fait, il faudrait plutôt écrire : le politique a pensé. Vient tout juste de cesser de penser pour pouvoir agir.

C'est ici l'essentiel qui concerne au reste autant l'acteur que le penseur. Je ne puis pas agir si je continue à douter de la pertinence de mes motifs, raisons ou désirs. Agir c'est au moins suspendre provisoirement sa réflexion et donc supposer que les conclusions auxquelles on a abouti sont vraies. Je ne puis parler si je doute de la véracité de mes propos : ce serait mentir ou être imprudent. Je ne puis enseigner si je doute de l'exactitude des savoirs que je cherche à transmettre : ou bien je me tais et retourne à ma recherche ; ou bien je professe et fige, même temporairement mes questions et doutes en vérités péremptoires.

On ne peut pas dans le même moment, d'un même tenant penser et agir.

Car la principale caractéristique de la pensée est d'interrompre toute action, toute activité normale, quelle qu'elle soit. Qu'importent les théories erronées des deux mondes, elles proviennent d'authentiques expériences. Parce qu'il est vrai qu'au moment même où nous commençons de penser à un sujet, quel qu'il soit, nous arrêtons toute activité, et, inversement, une quelconque activité interrompt le processus de pensée; c'est comme si nous nous déplacions dans un monde différent. Faire et vivre, au sens le plus général de inter homines esse, « être parmi les hommes» -l'équivalent latin d'être en vie -, empêchent sans nul doute la pensée. Comme dit Valéry : « Tantôt je suis, tantôt je pense. » H Arendt Considérations morales p 34

A sa manière le politique est toujours intempestif : il agi en vertu de considérations qu'il a tenues ; sans doute toujours dépassées. L'homme qui prépare l'avenir le veut faire avec des recettes éculées. Entendre nos politiques actuels ne pas prendre la mesure de la singularité de la crise climatique autant que sanitaire, vouloir préparer la transition énergétique mais revenir à des mesures héritées du passé sitôt la crise aggravée, le laisse assez aisément augurer.

Est-ce ici dilemme ou aporie ? ou pire encore impasse ?

Je ne puis agir sans être pris aussitôt dans un engrenage de contraintes qui m'enferme dans la spirale de l'efficacité et m'empêche de réfléchir, de me recueillir ; qui m'éparpille et m'égare. Je ne puis penser sans renoncer à agir m'enfermant dans le monde si étroit des controverses, critiques, doutes et incertitudes qu'il m'écarte des autres et me laisse, frustré, impuissant. Inutile aux yeux de tous. Il semble bien que je ne puisse avancer ici sans y perdre là.

Goethe a beau se demander si, en définitive, au commencement n'était pas plutôt l'acte que le Verbe. Il se trompe. Au commencement, aussi insaisissable que demeure ce commencement, ce que nous savons au moins depuis Kant, au commencement, dis-je, est ce subtil entrelacs des deux. Où l'on comprend ce que signifie le divin : celui en qui pensée et action coïncident. Où l'une ne suspend pas l'autre, comme c'est le cas pour chacun de nous mais la parachève.

Les textes canoniques comme apocryphes suggèrent ceci à la perfection : Dieu demande à sa sagesse d'intervenir et ce sont les anges qui jouent les intermédiaires ; ou bien cède à Adam le rôle de nommer les créatures comme s'il n'agissait jamais directement. Enfin dans la Kabbale, il se retire pour laisser sa place au monde. En tout état de cause la plénitude de l'être se manifeste par cette identité, en cette simultanéité de l'être, du Verbe et de l'acte.

Nul interstice ne se peut glisser entre le Que la Lumière soit et La Lumière fut !

Cette coalescence si intime du pouvoir et du savoir qu'ambitionne tout Prince est la forme même de la démesure. Mais peut-il ne pas y sombrer ? Avoir le pouvoir c'est justement dire, parler, édicter et commander à l'exécution de ses ordres, par … d'autres. Le Pouvoir est affaire de parole, de discours, d'écrits parfois ! rarement d'actes. Même quand il fut guerrier, le Prince demeurait à l'écart, au dessus sur son promontoire. Il est rare que le général demeure, ferraillant, au sein de ses troupes. Le Prince n'agit que pour prendre le pouvoir … ou le garder.

N'agit pas mais fait agir ! le moteur immobile.

Il faut écouter Goebbels : il dit toujours plus qu'il ne croit. En cette scène effrayante de 1933 où est mis en scène un autodafé de tous les ouvrages déclarés sulfureux et donc d'auteurs juifs, il ne révèle pas seulement un antisémitisme d’État qui s'installe progressivement à tous les étages de la société, il proclame la fin de l'intellectualisme ( juif, s'entend) au profit de l'homme de volonté, d'action, de guerre. En tout cas pas du livre. Cette ivresse de l'action, cette fuite en avant dans la guerre au nom d'on ne sait quelles valeurs sottement viriles. C'est ici trait caractéristique du fascisme : il ne tente pas la synthèse de la pensée et de l'acte mais se veut acte pur. Eschatologique par définition. Le nazisme aura joué sur tous les registres, autant païens que chrétiens. D'à la fin, jouer les juges suprêmes en envoyant par le monde ses quatre cavaliers mortifères, lui sied finalement assez bien. Il se réserve - c'est bien le sens du Führerprinzip - le privilège de la pensée, de la vérité et du sens - j'allais écrire du chemin, de la vérité et de la vie - en lui seul Verbe et acte coïncident. Oui, manifestement bien au delà) du guide, ici on s'approprie les attributs du divins. Mars se fait Jupiter.

Il en va bien autrement pour le léninisme qui d'ailleurs insiste toujours pour se définir marxisme-léninisme. C'est avec lui que se préfigure ces vocables à tiroir qui presque toujours cachent, mal, une escroquerie intellectuelle. Lénine se proclame et présente comme Le Révolutionnaire, l'homme d'action. L'homme du Que faire ? A Marx - et dans une moindre mesure Engels - la charge et le mérite de la pensée ; à lui de la mise en application.

La doctrine de Marx est toute-puissante, parce qu'elle est juste. Elle est harmonieuse et complète ; elle donne aux hommes une conception cohérente du monde, inconciliable avec toute superstition, avec toute réaction, avec toute défense de l'oppression bourgeoise, Elle est le successeur légitime de tout ce que l'humanité a créé de meilleur au XIX° siècle : la philosophie allemande, l'économie politique anglaise et le socialisme français. C'est à ces trois sources, à ces trois parties constitutives du marxisme, que nous nous arrêterons brièvement. Lénine, les 3 sources

On verra plus tard se succéder doctrinaires, - dogmatiques, - révisionnistes, apostats et autres dissidents prendre le relais à coup de diatribes ; on verra même des puristes invitant à revenir aux sources en relisant le Capital ; et donc se reformer une sorte de religion avec ses églises, ses rites, ses textes sacrés et apocryphes … tout l'arsenal des courtisans, suiveurs, féaux de toute engeance, parasites de tout poil.

Ce qui s'invente alors à Moscou sous l'égide de ce marxisme-léninisme c'est justement, forme totalitaire achevée, la fusion de la pensée et de l'acte ; l'apothéose - au sens littéral - du Grand Timonier, conducator ou autre Génie des Carpates.

A la grande différence du nazisme qui n'avait pas de grande pensée - ni de grand penseur il suffit de parcourir quelques pages de Mein Kampf pour deviner la pâte informe dont cette pensée infâme est revêtue -un nazisme contraint dès lors d'aller chercher dans d'absurdes falsifications (Nietzsche) ou d'insanes élucubrations völkish et autres mystiques de pacotille, en une véritable théologie de la race en vérité , de quoi légitimer son projet, quitte à le renforcer de l'incroyable oxymore qu'est le national-socialisme le soviétisme à l'inverse trouva à la fois dans l'histoire et dans la théorie de Marx de quoi fonder son action. Marx avait toujours pris soin de ne pas trop préciser ce qu'il entendait par communisme : il était le penseur de la réalité présente et, d'ailleurs, même s'il prit des initiatives (Ie Internationale par exemple) ce fut loin d'avoir jamais été un militant et il avait toujours quelque raison de ne pas soutenir les mouvements révolutionnaires en cours (cf la Commune de 1870) les jugeant toujours prématurés, les conditions révolutionnaires n'étant pas réunies selon lui.

Lénine, lui, donnait un manuel pratique. Des consignes ! Il lui fallait une insurrection pour adouber le mouvement. Il n'y avait plus qu'à exécuter.

Quand paresseusement on s'entête à répéter que le pouvoir corrompt, on oublie de dire que c'est le politique d'abord et l'esprit du politique qu'il corrompt. Comment résister - qui d'ailleurs y parvint ? - à cette tentation de faire ployer sous sa volonté non seulement choses, cités, mais les âmes ; surtout les âmes ? Ce fut bien la grande nouveauté de ce que l'on nomma, à juste titre, totalitarisme : accoucher d'une humanité nouvelle ; modifier non seulement les rapports sociaux mais bouleverser les caractères eux-mêmes. La violence s'en déduira d'elle-même : il y aura toujours, ici ou là, parasites, récalcitrants, mauvais esprits, accapareurs et profiteurs, voleurs, délinquants, pervers et asociaux qu'il faudra surveiller, isoler, éliminer.

Le pouvoir, poussé à son extrême, est affaire de pureté. Donc d'épuration.

Ceux-ci se prirent pour des dieux ! Nous l'avons payé très cher.

De ceci on peut déduire quelque chose de ce Credo in unum deum Patrem omnipotentem

Les grecs avaient fait de Zeus un dieu folâtre, adorant se métamorphoser pour courir la gueuse. Il prend toutes les formes : tout lui est bon pour séduire la gueuse ou circonvenir la bergère. A sa façon, il est l'équivalent général, comme l'argent ; comme n'importe quel joker. Cygne ; taureau ; pluie d'or : il est l'essence de toutes ces métamorphoses que narre Ovide. Il est la virtualité pure : la vertu ? La puissance en tout cas au sens où elle s'oppose à l'acte. Au grand dam d'Héra, son épouse qui entreprend, pour le surprendre à son propre piège, de le faire surveiller par Argus (Panoptès) qui avait cette particularité d'avoir le corps couvert d'yeux en sorte que si une partie de ceux-ci sommeillaient, l'autre moitié assurait correctement sa mission.

Deux êtres d'exception donc, se tenant face à face : Zeus qui prend toutes les valeurs, capable de se substituer à tout et à tous, de l'amant le plus inconstant à la générosité accomplie face au veilleur absolu - le surveillant par excellence. Ce sera quand même Zeus qui l'emportera, on le sait, Panoptès ému par la musique d'Hermès, pleura et ne vit pas le coup fatal que celui-ci lui administra. L'histoire commence avec la première détermination, dans ce passage de la puissance à l'acte. Le divin d'être puissance absolue, dessine ce commencement radical, ce point ou cet instant - comment savoir ? - ou pensée, être et action coïncident encore. Bientôt il faudra choisir, d'incliner de ci ou de là.

C'est pour cela que le Prince est toujours mortifère : il veut remonter à ce point originel celui d'avant le premier souffle.