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02 - Diogène et Alexandre ; Alexandre et Aristote ; César et Jésus

 

Judéo-christianisme le gouffre de la transcendance Diogène et Alexandre le rêve de César apparentements terribles          

Episode 1 : ce Dieu qu'on n'entend pas.

« Pour moi, leur dit ce prince, si je n'étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. » Plutarque

A rapprocher du Rendez à César ce qui appartient à César - (Me 12,13-17 ; Mt 22,15-22 ; Le 20,20-26) - que nul n'a oublié

Ils cherchaient à se saisir de lui, mais ils craignaient la foule. Ils avaient compris que c'était pour eux que Jésus avait dit cette parabole. Et ils le quittèrent, et s'en allèrent.
Ils envoyèrent auprès de Jésus quelques-uns des pharisiens et des hérodiens, afin de le surprendre par ses propres paroles.
Et ils vinrent lui dire: Maître, nous savons que tu es vrai, et que tu ne t'inquiètes de personne; car tu ne regardes pas à l'apparence des hommes, et tu enseignes la voie de Dieu selon la vérité. Est-il permis, ou non, de payer le tribut à César? Devons-nous payer, ou ne pas payer?
Jésus, connaissant leur hypocrisie, leur répondit: Pourquoi me tentez-vous? Apportez-moi un denier, afin que je le voie.
Ils en apportèrent un; et Jésus leur demanda: De qui sont cette effigie et cette inscription? De César, lui répondirent-ils.
Alors il leur dit: Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Et ils furent à son égard dans l'étonnement.
Me 12,13-17

Décidément politique et pensée conversent à peu près aussi mal que politique et divin. Alors que, pourtant, leur collusion essaime toute notre histoire.

La chose peut surprendre pour les républicains que nous sommes, habitués à une séparation de l'Eglise et de l'Etat mais, après tout, celle-ci n'a qu'un peu plus d'un siècle …

Passons.

Hérodiens et pharisiens, ainsi qu'ils sont nommés, tolérés ou installés à leur place par les romains, font ici de la politique au sens le plus trivial du terme : ils œuvrent c'est-à-dire qu'ils manœuvrent. L'objectif est limpide puisqu'il vise à détourner le peuple de ce trublion qui a l'air de le séduire et risque ainsi de rompre le fragile équilibre entre le pouvoir local, ténu, et l'occupant romain qui le leur a habilement concédé. Il n'est de meilleur collaborateur que celui qui vous doit tout et à qui on a laissé quelques poussières d'illusions. Rome savait jouer de ces artifices.

A sa manière la grande crise de la Réforme l'illustrera à son tour : paradoxalement, la recherche d'autonomie par rapport à l'emprise d'une Église jugée dévoyée et engluée dans le temporel contraindra finalement les luthériens à se placer sous la protection des princes réformés et à inverser la logique jusque là en vigueur : le cujus regio ejus religio revenait purement et simplement à se placer sous la protection-domination du politique quand la tradition de l'empire romain germanique avait plutôt été de fonder la légitimité du pouvoir sur l'autorité de Rome.

Pervers - πονηρία - , hypocrite, fourbe - πανουργία - les termes disent tous l'acte, l'œuvre. Comme si le mal était affaire d'acte et non d'être. Travail où l'on se donne du mal ; énergie, force que l'on cache parfois … tous les termes vont dans le même sens.

La grande provocation des pharisiens consistait à mettre sur le même plan autorité temporelle et divine et à pousser ainsi Jésus à placer l'une devant l'autre. Elles sont présentées comme incomparables. Toute la question est là.

Mais en bonne logique ce qui est incomparable est bien ce qui ne peut être ramené à une aune commune. Et si ces deux pouvoirs étaient, plus radicalement, incompatibles ?

L'Éternel dit à Moïse: Va, descends; car ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte, s'est corrompu.
Ils se sont promptement écartés de la voie que je leur avais prescrite; ils se sont fait un veau en fonte, ils se sont prosternés devant lui, ils lui ont offert des sacrifices, et ils ont dit: Israël! voici ton dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Égypte.
L'Éternel dit à Moïse: Je vois que ce peuple est un peuple au cou roide.
Maintenant laisse-moi; ma colère va s'enflammer contre eux, et je les consumerai; mais je ferai de toi une grande nation.
Moïse implora l'Éternel, son Dieu, et dit: Pourquoi, ô Éternel! ta colère s'enflammerait-elle contre ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte par une grande puissance et par une main forte?
Pourquoi les Égyptiens diraient-ils: C'est pour leur malheur qu'il les a fait sortir, c'est pour les tuer dans les montagnes, et pour les exterminer de dessus la terre? Reviens de l'ardeur de ta colère, et repens-toi du mal que tu veux faire à ton peuple.
Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as dit, en jurant par toi-même: Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, je donnerai à vos descendants tout ce pays dont j'ai parlé, et ils le posséderont à jamais.
Et l'Éternel se repentit du mal qu'il avait déclaré vouloir faire à son peuple. Ex, 32, 7-14

S'il est un point commun à toutes les divinités dites païennes c'est bien l'idée d'une puissance jalouse de ses prérogatives, exigeante, cruelle souvent, imposant en signe de la dévotion humaine sacrifices et holocaustes réguliers. Caractéristiques qu'ils partagent même avec le dieu de l'Ancien Testament au moins jusqu'au moment où il s'engage vis à vis de Moïse à ne plus exterminer l'humain.

Chose incroyable que sans doute ni grec ni romain ne peuvaient entendre : un dieu, lié à une promesse, ne peut plus tout-à-fait obtenir de l'homme ce qu'il veut ; ne peut plus totalement parvenir à ses fins … peut échouer même. Sans évoquer même cette sombre histoire de révolte des anges qui glisse obstinément entre les versets de toutes nos légendes.

«Moi, je connais la malice des hommes, je sais qu'ils ne supporteront pas le joug que je leur ai imposé, et qu'ils ne sèmeront pas semences que je leur ai données, mais qu'ils rejetteront mon joug et prendront un autre joug, et qu'ils sèmeront des semences de néant, et qu'ils adoreront des dieux vains et repousseront mon pouvoir monarchique, et que toute le terre s'abattra sous les iniquités, les dénis de justice, les adultères et les idolâtries. Alors j'amènerai le déluge sur la terre, et la terre elle-même s'abîmera en un grand bourbier. 2 Henoch, 34

Etrange relation en fin de compte que celle qui s'établit entre le divin et l'homme dont on pouvait aisément augurer qu'elle achopperait. D'un côté une emprise totale, un dieu qui exige une soumission totale à sa volonté ; de l'autre une humanité soucieuse de se ménager un espace de liberté. Un pouvoir qualifié de monarchique en 2Hénoch, et une humanité à la nuque raide qui s'entête à s'y dérober.

Est-il meilleure illustration de ces rencontres improbables ou impossibles que celle-ci qui est fondatrice ? Avant Paul que les Athéniens oublieront bien vite, bien avant Diogène et Alexandre, l'impossible mais pourtant incontournable rencontre entre le divin et l'humain. Incontournable sans doute puisqu'il n'est pas de culture qui ne se soit donné divinité comme figure tutélaire ; impossible parce que toutes dessinent des relations orageuses que seuls d'itératifs sacrifices parviennent à tempérer - au moins provisoirement. Quitte à les répéter ad nauseam.

On pourra toujours tenter des interprétations - philosophiques, anthropologiques voire psychologiques, de cette propension de l'homme à s'inventer mythes et représentations qui donnent sens à sa présence au monde. Je n'ai qu'une certitude c'est que nous ne pouvons pas ne pas nous construire une telle représentation et A Comte n'a sans doute pas tort de considérer qu'une théorie quelconque eût de toute manière suffi. Qu'une seule certitude : qu'entre nous et le monde s'insinue toujours une représentation qui, à la fois nous en entrouvre la perspective mais nous interdit d'un même tenant de l'atteindre jamais vraiment.

Que peut bien alors signifier non pas cette sublimation de soi en un être total comme la conçut Feuerbach mais plutôt l'impossibilité de l'atteindre et de lui complaire, sinon l'extrême précarité de l'existence, l'obligation pour l'homme de se tailler son propre espace mais de ne pouvoir le faire qu'en souillant, détruisant, niant et tuant … Ce qu'après tout dit, à sa manière, le récit de la Genèse. Mais tout aussi bien l'épisode de la tour de Babel. L'homme, par son existence même, dès lors qu'il entreprend de façonner le monde à sa main et de s'assurer de meilleures conditions d'existence, ne peut que se dresser contre le divin. S'il est une différence entre les apocryphes et les écrits canoniques, elle tient seulement à l'origine ultime du mal que ceux-là imputent à la révolte des anges quand ceux-ci en font de l'homme le seul responsable.

Ce n'est pas le lieu ici de s'interroger ni sur la nature du mal ni sur son origine : il y a pourtant tout lieu de supposer que si rencontre improbable il y a, avant d'être celle de deux cultures (Jérusalem et Athènes) ainsi que Paul pourrait nous le laisser accroire ; d'entre le pouvoir et le savoir telle que Diogène et son péremptoire mais si méprisant Ecarte-toi de mon soleil le laisserait supposer, elle tiendrait plus radicalement à notre rencontre sempiternellement ratée avec l'Être.

Ni le soleil, ni la mort ; ni Dieu !

Il n'est, dans les textes canoniques, question que d'errances, de fautes, de pardon ! d'allers et retours.

Question que d'Alliance.

Or, on ne désire se rapprocher que d'avec qui s'est éloigné ou l'est resté ! s'allier qu'avec celui qui n'est pas immédiatement avec vous, mais en face de vous. Obstacle ou objet.

Qu'il y ait, dès le Décalogue et, peut-être bien dès l'épisode noachide, un véritable renversement de perspective où amour, pardon et alliance viennent remplacer colère, destruction, déluge et élimination, j'en suis persuadé : l'interdit de la violence s'applique aussi au divin. C'est une révolution. Pour autant ce n'est pas une romance platement niaise. Les exhortations succèdent aux commandements ; les promesses aux avertissements ; les prophètes aux prophètes. Rarement entendus ; parfois éliminés.

Crucifié.

Et les ténèbres ne l'ont point reçue … et le monde ne l'a pas connu … et les siens ne l'ont point accueilli. Jean, Prologue

C'est en ce gué infranchissable, cette distance qu'on croit sans cesse accrue, qui ne l'est peut-être pas mais qui ne s'en résorbe pas pour autant, en cette séparation qui sonne autant comme une malédiction que comme une opportunité que je lis la finitude de l'humain.

D'un côté l'impossibilité pour moi d'appréhender le réel autrement que par une pensée qui de procéder par représentations, abstractions et logique, n'entend que le même et ne me proposera jamais qu'une idée tronquée, même si vraisemblable, du réel … et de moi-même ; l'impuissance à agir sans au moins provisoirement suspendre mon jugement et faire comme si je ne doutais plus comme si je ne pouvais agir qu'au nom d'une théorie dépassée d'être ainsi suspendue ou que les images que je m'en fisse, prissent autant d'interminables années que les lointains échos qui me parviennent des confins de l'univers ; la puissance débilitante d'une raison qui ne me permet même pas de reconnaître erreurs et horreurs les plus criantes pourtant ; une action enfin qui s'enroule en une interminable boucle autour de mes jugements aussi hésitante que ces derniers tremblotent d'incertitudes. De l'autre un Etre total et qui l'est d'abord parce qu'en Lui coïncident éternellement pensée, parole et acte ; à qui il suffit de proclamer sa Sagesse pour que les choses s'enclenchent et que les archanges officient en son nom.

Cette rencontre improbable, décidément, dit deux choses qui, ensemble, signe l'humanité de l'homme en ses ombres autant qu'en ses lueurs parfois si fragiles.

Notre limite d'abord, qui ne tient pas véritablement à la mort, mais à l'incapacité où nous demeurons de percer la forteresse où nous nous enfermons qui nous empêche de saisir le réel expurgé des prismes et préventions que nous intercalons entre nous et lui. C'est affaire d'autant d'entendement que de désirs ; de convoitises que d'ambitions. Qu'importe ! Ce n'est pas seulement Dieu qui se dérobe à nos yeux ! mais le monde entier.

Mais celle du divin tout autant. Nombreux sont les textes qui rappellent qu'il ne se peut regarder en face et qu'il n'est d'autre bien que nous puissions espérer que d'obéir ; de servir. Comme s'il n'était tout-puissant que de s'être préalablement écarté ; retiré. Pour autant, ce dieu échoue à se faire entendre. La puissance de notre volonté - oui, Descartes avait raison - l'impérieuse aspiration à exister par soi et à être libre résiste. J'y lis combien la puissance - et laquelle pourrait être plus infinie que celle d'un Dieu créateur ? - ne peut rien contre l'appel de l'être.

Alors, non, d'entre le pouvoir et spiritualité, ontologie ou simplement désir d'exister, il n'y a rien de commun ; aucune passerelle. Aucun lien.