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10 mai …

On peut de tout bois faire flèche : comment l'Obs n'aurait-il pas consacré une partie de l'édition de cette semaine à l'anniversaire - 40 ans - de l'accession au pouvoir de la gauche ? Caractéristique de l'époque - on n'eût pas fait cela il y a seulement vingt ans - le dossier commence par le Mitterrand intime qui d'ailleurs fait l'objet de la couverture. L'affaissement de la pensée politique c'est exactement à ceci que je le reconnais : plutôt qu'une analyse de ce qui fut réalisé, une remise en perspective historique et politique, une analyse de discours … que sais-je ? on préfère un portrait de l'homme privé avec quelques détails croquignolets sur l'homme au double ménage ! Ah cette enfant naturelle conçue hors mariage et éduquée dans le dédale des ors de la République … ! Comme s'il s'agissait de prouver, selon son camp, que oui, vous le voyez bien cet homme était humain ! ou non regardez bien tout en lui est duplice, faux, même ses amours !

On peut, à se remémorer cette date, se jouer de la nostalgie ou se plonger dans une analyse socio-politique de l'état de la gauche. Comme tout événement, cette date représente à la fois moins et plus qu'on ne croit.

Pour ceux de ma génération, qui plus est quand ils furent de gauche, ce jour représenta la fin d'un tabou ou la levée d'une longue pénitence. Nous avions fini par croire que la Ve République non seulement avait été taillée sur mesure pour de Gaulle - cela nous le savions depuis toujours - mais en plus qu'elle fut échafaudée pour que jamais la gauche ne puisse plus accéder au pouvoir. 23 ans ans, en réalité un peu plus, depuis la victoire à la Pyrrhus de la gauche en 1956 qui aboutira au calamiteux gouvernement de G Mollet dont Mitterrand fut le ministre de la Justice.

Le 10 mai ce fut cela d'abord : une victoire que l'on sentait à portée de main - après tout la défaite de 1974 s'était jouée dans un mouchoir de poche et le septennat de Giscard n'avait rien eu d'exceptionnel qui pût rebattre les cartes - mais une victoire que l'on craignait de voir s'échapper encore comme ce fut le cas en 78 pour des législatives que tous les sondages donnaient perdues pour Giscard. Ce n'est rien de dire qu'elle émut, troubla. La joie, et parfois les larmes qui saisirent alors n'eurent rien de feint. Et la crainte que suggère le dessin de Plantu non plus. Oui à droite on surjoua la peur - ce furent quand même les ultimes moments de cet anti-communisme viscéral … bientôt il n'y eut même plus de communisme - mais même à gauche, on s'étonna presque un peu de devoir retourner au travail le lundi matin : la fête aura été si courte et le monde d'après ressemblait tellement à l'ancien encore - oui, ce furent aussi les ultimes lampions allumés du Soir du grand Soir !

Que je les aurai aimés ces dix jours qui séparèrent la victoire de l'entrée en fonction ! Il y avait tout à rêver toujours et rien à regretter encore. Me résonne encore à la mémoire cette étrange phrase de ma mère qui savait à l'occasion faire preuve d'une étonnante finesse politique : maintenant ils nous ont même ôté l'espoir. Après quelques semaines flamboyantes, les déceptions, les regrets, les occasions manquées.

La vie quoi ! la vie politique.

Sans doute tout ce jour-là y fut-il surfait ! La pompe au Panthéon, orchestre philharmonique et gauche européenne réunie pour accompagner l'impétrant en cet étrange parcours entre les tombes comme si le futur grand homme avait eu besoin de l'assentiment de ses grands prédécesseurs. Oui, avec le recul tout ceci fut bien un peu ridicule mais quoi ? après 23 ans n'avait-on pas besoin de ponctuer la temporalité lente de la République ? Et puis quoi ? n'était-ce pas reconnaître à demi-mot que le pouvoir mais les passations de pouvoir notamment cachent mal ce qui de sacralité archaïque s'y niche encore et que, en tout cas, l'élection au suffrage universel aura ressuscité.

Pourtant, à y bien regarder, tout de ces années-là n'y fut pas négatif. Au delà de l'abolition de la peine de mort, les lois Auroux sur le droit du travail ; Quillot sur le bail et la location de logements, sur le cumul emploi/retraite, l'abaissement de l'âge de la retraite ; loi sur les 39 heures, 5e semaine de congés payés, les débuts de la décentralisation, la loi sur le prix des livres, l'indépendance de la TV etc … autant de réformes qui ont laissé des traces et qui pour certaines sont encore actives. A réentendre Mélenchon en faire le bilan, indépendamment de ce qu'est le personnage et/ou de ce qu'il est devenu, on comprend vite que nos mémoires défaillantes et nos passions politiques, souvent tristes, avaient fini par jeter l'enfant avec l'eau du bain.

Non tout n'était pas à jeter mais l'on remarquera que comme en 1936, l'essentiel se fit aux tout débuts, non pas tant par surprise que par anticipation de l'enlisement ordinaire du politique !

Pourquoi alors ce sentiment de déception ?

Sans doute oublions-nous que l'histoire est plutôt celle du temps long mais que nous ne cessons d'encore croire aux miracles, aux brusques retournements de l'événement - bref de croire au politique. Ce n'est assurément pas un hasard que Mitterrand eût anticipé cet état de grâce des premiers moments : il demeure dans notre appréhension du politique quelque chose de la thaumaturgie médiévale dont nous ne parvenons à nous défaire.

Dès lors, déçus, parce que nous lisons toujours le passé à l'aune de nos espérances antérieures ou au contraire à partir de nos analyses présentes, incapables d'entendre l'histoire pour ce qu'elle fut mais seulement de l'évaluer à l'aune soit du passé soit du futur, nous jugeons l'événement toujours plutôt ce qu'il aurait du être ou ce qu'il aurait pu éviter … jamais simplement pour ce qu'il fut. Clemenceau en son temps avait eu raison de dire que « la Révolution est un bloc » : oui, l'événement pour est à prendre tel qu'il fut et à comprendre non pas tant à l'aune de nos espérances ou déceptions qu'au filtre de la raison !

On aura beaucoup souligné - et l'on eut raison - qu'il existât une véritable passion française pour le politique … sans doute depuis la Révolution. Je ne suis seulement pas certain que cette passion soit encore vivace d'avoir été tant contrariée quoique je soupçonne qu'il s'en faudrait de si peu qu'elle ne s'attisât derechef. On aura eu beaucoup espéré de cette victoire de la gauche - qui par ailleurs se reproduisit en 88 en 97 et en 2012 - mais voilà justement ! Cette victoire qui avait d'autant plus de sel qu'elle était insolite, aura perdu beaucoup de sa saveur en se répétant.

C'est ici la seule question qui vaille et ne concerne pas exclusivement la gauche. Espère-t-on encore quelque chose du politique ? Est-il encore quelqu'un attendant des prochaines présidentielles un avenir sinon radieux en tout cas moins morose ? Ce désarroi m'inquiète parce qu'il a toujours été la porte ouverte aux aventures fascistes ou totalitaires. Nous en sommes tous responsables assurément mais les politiques en premier qui depuis trente ans baptisent du nom de réforme les régressions sociales les plus insidieuses et sournoises, l'abaissement le plus violent de l’État au nom d'un libéralisme dogmatiquement entendu et de stéréotypes souvent absurdes.

Avec le recul, le vertige vous prend : inédite cette victoire après 23 ans de purgatoire sera pourtant suivie de beaucoup d'autres et Mitterrand, quittant le pouvoir en 1995 n'avait pas tout à fait tort de considérer que le PS était durablement installé comme parti d'alternance. Vingt ans après … il n'en reste plus rien. Sans doute faudrait-il comprendre ceci à l'aune de son histoire : la gauche n'a jamais été très douée pour l'unité mais, en tout cas, a toujours été perdante quand désunie.

Sans doute encore faudrait-il ne pas confondre la gauche et le PS !

Je persévère à trouver stupide - et le reflet d'une grande inculture, non exclusivement politique d'ailleurs - l'argutie sempiternellement assénée sur le ton de l'évidence selon laquelle le clivage gauche/droite fût archaïque, dépassé. Reliquat intrus d'un passé mal maîtrisé. C'est absurdement confondre gauche avec sa représentation politique, parlementaire, partisane. L'erreur serait évidemment la même si l'on évoquait la droite. Il y a bien, profondément ancré en nos consciences, des pulsions contraires, souvent simultanées qui poussent alternativement mais parfois simultanément plutôt vers l'ordre ou plutôt vers le progrès.

Sur un mode inénarrable de Gaulle l'évoqua durant la campagne de 1965. Qu'il fût ou non une illusion de croire pouvoir concilier ces deux pulsions, qu'en son temps le parti gaulliste eût réuni à la fois de fieffés conservateurs, souvent représentants des grands intérêts industriels et financiers (Pompidou en premier lieu) et d'authentiques progressistes, souvent affublés de titre de gaullistes de gauche (Pisani, G Gorse, Léo Hamon, Louis Vallon, René Capitant) que, sans doute ces deux orientations animèrent ensemble et de manière tout-à-fait insolite de Gaulle où s'entremêla le militaire qui est homme de l'ordre, de culture maurrassienne qui plus est, et le fin politique dont tout le parcours mais que les circonstances aussi poussèrent à franchir les lignes, à désobéir, à bousculer … Ce qui fit précisément l'originalité du personnage et son exception.

Il m'est arrivé de considérer que si celui qui n'envisageait dans ses choix politiques que la liberté pouvait aisément être qualifié d'anarchiste et celui qui choisissait exclusivement de se laisser déterminer par l'ordre était au mieux conservateur au pire fasciste, en revanche, dans un contexte démocratique, ce qui pouvait distinguer droite et gauche tenait à ce que, dans les cas de crise l'homme de droite ferait toujours plutôt passer l'ordre d'abord, celui de gauche la liberté. Rousseau avait parfaitement compris qu'un gouvernement, quoiqu'il arrive et quoiqu'il fasse, ne pouvait apparaître que comme une puissance et volonté individuelle face à la volonté générale ce pourquoi il n'était légitime à prendre des dispositions que générales au nom de l'intérêt général ; jamais loi ou décret ne devant n'avoir de portée qu'individuelle. Avait compris que le pouvoir devait être limité, contrôlé faute de quoi ipso facto il devenait dangereux.

C'est pour toutes ces raisons que la représentation journalistique qui est faite du clivage gauche/droite est stupide … à moins qu'elle ne soit ostensiblement de mauvaise foi.

Si l'on rajoute à cela que les résultats des élections montre que le déplacement des voix d'une élection à l'autre n'est jamais immense et que, scrutin majoritaire aidant, les variations sont gonflées, on observera, non pas que ce soit une minorité qui ferait les élections - la conclusion serait abusive - mais que ce sont ces quelques 10 % de l'électorat qui permettent de comprendre les évolutions, les tensions, aspirations et craintes du corps social.

Il y aurait beaucoup à dire, en revanche, sur la représentation partisane de ces courants. Si Jaurès eut toutes les peines du monde à rassembler la gauche - ce fut son combat jusqu'en 1905 - la SFIO ainsi créée se vit, on le sait, doublée sur sa gauche par le PCF dès 1920. Par ailleurs, crises et recompositions se traduisent fréquemment par un changement de nom voire de parti. Le PS d'Epinay prit le relais en 71 d'une SFIO moribonde après le désastre de la IVe et de sa gestion du conflit algérien, après son incapacité à proposer une alternative à de Gaulle. De la même manière les partis de droite connurent de multiples baptêmes (UNR, UDR, RPR avant de se réunir en une UMP bientôt renommée en Les Républicains). Tel n'est pas le lieu ici d'y revenir : la défiance absolue éprouvée à l'égard des partis politique par un de Gaulle partis qui, sous leur forme institutionnelle n'apparurent que tardivement en 1905, précisément tant pour la SFIO que pour le parti radical devrait au moins inciter à la prudence toutes ces analyses qui confondent gauche ou droite avec leurs représentations partisanes, nécessairement fugaces, fragiles et incomplètes.

Incite en tout cas à reprendre l'analyse que j'avais commencée mais interrompue sur ce que gauche pouvait vouloir dire

 

Il m'arrive de songer que les grands acteurs de l'histoire - je préfère ce terme hégélien à celui de grands hommes - se caractérisent justement par cette ambivalence. Il y eut chez Bonaparte à la fois un grand réformateur ( Code Civil etc) mais un incroyable conservateur … au point de rétablir la monarchie sous une forme obvie et bâtarde. On peut dire la même chose d'un Clemenceau qui tout radical qu'il eût été, termina quand même sa carrière du coté des conservateurs et ce dès son premier ministère 1906-1909 qui manifesta combien chez lui, quand il se fut question de choisir, ç'aura toujours été vers l'ordre qu'il inclina. Ce que confirmera son second gouvernement de 1917 et la manière très abrupte dont il traita les conditions de paix.

Et le dire de tant d'autres …

La question n'est décidément pas individuelle : un homme politique ne vaut pas par sa personnalité mais par les aspirations, craintes et désirs dont à un moment donné, le corps social le pense la meilleure représentation ou incarnation !

Sans nul doute Mitterrand n'était-il pas personnage qui attirât sympathie ou ferveur comme c'eût pu être le cas avec Blum ou Jaurès. Il ne manquait pourtant pas de ce curieux mélange de distance et de mystère hautain qui à l'occasion entre dans la composition du charisme.

Mauriac en dépit de tout, l'avait percé dès 54 : Ce Mitterrand, je l'aime bien, c'est un garçon romanesque : je veux dire, un personnage de roman. Il y a de cela : quelque chose comme un Rastignac ivre de conquête mais qui ambitionne d'ériger son parcours en épopée antique. Il ne fut jamais de ces anonymes ministres du Commerce que l'histoire balaie aussi vite de ses tablettes qu'elle ne les appelle. Tout en lui aspirait à la grandeur sans toutefois y parvenir vraiment. Je doute qu'il aimât ni servît la France plus que ses pérégrinations byzantines. C'est vrai il y a chez cet homme, non tant une part d'ombre qu'un recoin trouble où il est tout à la fois l'un et son contraire. Duplicité ou ambivalence. Ses ennemis souligneront ses ambiguïtés insupportables, ses partisans sa complexité. Oui, décidément, Mauriac avait vu juste : un personnage de roman !

En réalité, le 10 Mai marque surtout la première accession au pouvoir de la gauche pour une durée longue.

Jusque là, en dépit de certaines victoires, la gauche ne put ou ne sut demeurer aux manettes que sur des temps très courts :

Désormais, bénéficiant de l'équilibre des pouvoirs en faveur de l'exécutif, la gauche disposait d'une réelle assise pour s'attarder. Et elle le fit puisqu'elle domina pas moins de vingt ans entre 1981 et 2017.

La question n'était, depuis longtemps plus, de savoir si le parti socialiste était ou non révolutionnaire ; non plus de savoir s'il devait participer ou non au gouvernement ; même plus s'il devait le diriger. Je ne sais si elle se fut ainsi brûle les ailes de fréquenter si souvent les allées du pouvoir ; il est certain en tout cas qu'à se vouloir institutionnellement parti d'alternance, le socialisme se sera à ce point affadi qu'il cessa de faire peur !

Quand la gauche n'inquiète plus, c'est qu'elle a déserté ! qu'elle n'a plus de projet. Qu'elle n'est plus de gauche !

Je ne m'inquiète pas : l'état moribond de la gauche n'est pas définitif même s'il peut durer.

Mais elle ne peut garder un sens qu'avec un vrai projet qui ne se contente pas de gérer le pays. Les périls, problèmes et enjeux ne manquent pas : ne serait-ce que l'indispensable transition énergétique qui peut ouvrir autant d'horizons qu'en fermer. La gauche n'a pas encore de théorie pour cela

Il faudra bien qu'elle s'en donne. Pour elle autant que pour nous