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Introduction :
Etre de gauche : est-ce la bonne question ?

Question que je m'étais posée il y a plus de dix ans … que je n'ai pas poursuivie. Que j'ai reprise … puis abandonnée à nouveau. Qui me hante. Elle était déjà d'actualité ; elle l'est devenue de manière encore plus brutale quand en 2017, le PS s'est vu ramené à un score à un chiffre … comme en 1969. On peut n'y voir qu'une péripétie : après tout la gauche s'est déjà relevée de bien pire situation. On peut - certains y succombèrent avec volupté - y considérer l'avènement d'un nouveau monde ; d'une recomposition complète du paysage.

Mais voici bien tout le problème : comment savoir distinguer d'entre le commentaire d'actualité, les déboires de comptoirs et une analyse philosophique qui saurait prendre temps et recul ? Car le politique est tout à la fois : théorie, pratique ; prise de position et neutralité. Un foutu bazar !

Mais la question peut s'entendre de multiples manières qui toutes justifient la difficulté de la réponse. Mais la gauche ne se résume sans doute ni à sa représentation parlementaire ni à son expression partisane. Elle vient de loin. De si loin.

Veut-on définir ce que théoriquement la gauche signifie ? Ou plutôt définir contenus et limites des forces politiques qui se réclament de la gauche ? Veut-on en dresser l'histoire ? Certes non pas seulement la raconter mais surtout l'expliquer ? En mener une critique théorique ? Lui proposer un nouvel outillage programmatique ?

Autant de questions que de pistes ; que de plans possibles pour aborder la question. Comme souvent l'alternative est simple. Partir du haut : définir ex cathedra ce qu'est la gauche et considérer comment elle s'applique dans le réel, dans l'histoire. Partir du bas : comprendre comment elle est vécue dans le réel et tenter d'en induire une définition.

Et si l'on faisait les deux à la fois ?

Les principes

En 2012, Jacques Julliard fait paraître Les gauches françaises qui, à plus d'un titre traite du sujet que je veux aborder. Il sous-titre son ouvrage Histoire, politique et imaginaire : ce qui est assez bien vu. Car c'est bien ici un travail d'historien, même s'il s'agit plutôt d'histoire des idées voire des mentalités que d'histoire politique strictement événementielle. Mais l'auteur, comme tout historien qui se respecte, n'échappe pas à la chronologie et, même s'il se demande comment procéder et notamment s'il lui faut partir d'une définition a priori ou, au contraire, la réserver à la conclusion de son analyse, il demeure assez habile pour ne pas incliner plutôt ici que là : il finira par jouer de tous les points de vue - quitte au reste à anticiper en tenant compte dans ses analyses d'événements postérieurs à la période considérée.

La gauche, donc : faut-il partir d'une définition a priori, ou au contraire, attendre la fin du parcours pour la proposer ? Les deux, bien entendu. Comment en effet aborder un sujet en feignant de l'ignorer complètement ? Il faut bien au chercheur une idée préconçue, une sorte de morale provisoire. Inversement, comment l'auteur, s'il est historien, peut-il éviter de se laisser démentir par son enquête ?
Julliard Intro

J'aurais tendance désormais à prendre le contre-pied de l'histoire. Toute ma génération a été bercée par la grande injonction marxiste d'un matérialisme qui fût historique comme si, définitivement, ce qui ne l'était pas était condamné à n'être qu'un idéalisme pas même dialectique joliment affublé du qualificatif de bourgeois voire, pire encore, de petit-bourgeois. C'est que l'histoire n'est qu'une des perspectives que l'on peut adopter : absolument indispensable ; certainement pas exclusive. Ce n'est pas parce qu'un phénomène a lieu avant un autre qu'il en est nécessairement la cause ; ce n'est pas parce qu'un phénomène prend son essor dans un contexte donné que ce dernier en est nécessairement la cause ; en tout cas la cause unique. Il n'en peut être que la cause déclenchante voire même seulement ce qui le rendrait visible.

J'aurais tendance plutôt, non pas naturellement parce qu'il m'aura fallu plus de quarante ans pour adopter une telle posture mais prudemment, écrirais-je, tendance oui à aborder la question par ce qu'elle a sinon d'éternel en tout cas d’an-historique, par ce qu'elle contient d'universel et non seulement de transitoire. Pour y parvenir, bien entendu, il faut, d'étape en étape, remonter au plus haut ; au plus général. S'éloigner de la déroute de 2017, ignorer la déception presque systématique suscitée par la gauche au pouvoir et chercher dans l'attitude globale que suppose la gauche ce qui la caractérise.

Je me suis amusé à retrouver chez Julliard cette référence à Augustin qu'il m'est arrivé à de nombreuses reprises d'utiliser. A l'instar du temps, effectivement la gauche fait partie de ces termes - concepts ? - que nous utilisons chaque jour et croyons connaître et maîtriser mais qui pourtant nous échappent sitôt que nous nous entichons de vouloir les définir, comprendre ; analyser.

Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l'expliquer à celui qui m'interroge, je ne le sais plus. Augustin

La gauche fait effectivement partie de ces mots impossibles qui vous glissent entre les doigts et dont je ne détesterai pas un jour dresser la liste et en faire un abécédaire. Oui glissent entre les doigts : ce qui signifie très exactement qu'ils ne sont pas encore des concepts ; ne le peuvent être. Ne le sont plus. Ce que suggère l'étymologie [1].

On peut au moins tenter d'en approcher une définition d'autant plus que l'on adoptera la démarche du genre proche et de la différence spécifique. Alors oui il faut remonter d'un cran.

La gauche est terme relevant du politique. C'est une évidence mais il faudra bien partir de là. Qu'elle soit théorie - d'ailleurs à conjuguer au pluriel - ou seulement sensibilité - les deux n'étant au reste pas incompatibles - la gauche suggère une conception de la cité mais donc aussi un rapport au monde. Qu'elle soit une pratique, une technique - et elle l'est bien aussi parce qu'elle est manière de gouverner, de gérer la cité en vue d'une certaine fin - derechef elle suppose une théorie plus ou moins consciente, plus ou moins implicite qui la fonde et la justifie. A Comte n'avait pas tout-à-fait tort de vouloir fonder une physique sociale qui en fît office : dans sa logique, si joliment scientiste, il ne saurait être de pratique efficace sans une science préalable. Or l'exercice du pouvoir, le gouvernement de la cité, parait bien être une pratique sans théorie que la simple mise en œuvre d'une théorie préalable !

Voici en tout cas ce par quoi il faut effectivement commencer : ce qu'est le politique ; ce qu'est la cité ; ce qu'est gouverner ; et donc, ce qu'est le pouvoir.

Voici bien manière de philosophe, dira-t-on, qui, systématiquement recule de trois pas avant d'aborder le sujet qu'il se propose de traiter ! Certes, mais comment faire autrement.

Comment faire mais quand on n'est pas même certain qu'il s'agisse plutôt d'une théorie que d'une pratique ? Quand on ne sait pas même les principes qui la régissent ni ceux qui la distinguent de ce qui n'est pas elle : la droite !

Ceci devrait bien occuper une première et longue partie.

A partir de huit moments, comprendre la gauche et ses écueils

Ensuite dans une seconde partie revenir à ce qui est l'objet même de cet essai.

Si je me redemande ce que veut dire être de gauche c'est bien parce que ceci a cessé d'être clair - si ceci le fût jamais. Il faut donc partir de la crise actuelle ; de cette gauche en voie de disparition ; qui se cherche et, pour le moment, ne se trouve pas.

C'est ici que j'en reviendrai à l'histoire ; aux faits, au concret. Parce qu'il faudra bien en venir aux contradictions, ou au moins aux écarts, entre ce que cette gauche aura revendiqué et ce qu'elle aura réalisé. Parce qu'il faudra bien en venir à la distinction d'entre les gauches … celles déjà disparues ; celles encore à venir.

Ce qui juge un homme, ce n'est pas qu'il cède à des influences, c'est la nature des influences qu'il subit. Vous avez été retourné ? soit ! Mais qui vous a retourné ? Mauriac à propos de G Mollet en 56

Mauriac n'a pas de mots assez durs pour désigner cette gauche qui en 56 vend son âme au diable et non seulement poursuit mais renforce la guerre en Algérie. Elle a fait le contraire de ce pourquoi elle avait été élue. Elle y a même embarqué un Mendès-France encore auréolé de sa réussite en 1954. Impardonnable pur lui, d'autant que dans les conflits coloniaux de cette période, lui, Mauriac n'aura pas hésité à heurter son propre camp et à écrire dans un journal dit de gauche !

Je ne voudrais pas jeter du sel sur les plaies (… ) mais je trouve que l'histoire de ces années-là est vraiment honteuse pour la gauche Mauriac (6'36)

Car ici, comme ailleurs, si l'on veut comprendre quelque chose à la gauche, on peut certes partir de ses grands moments de gloire - il se trouvera toujours d'excellents narrateurs pour relater les épisodes parfois émouvants de la grande épopée de la gauche, du Serment du Jeu de Paume au Front Populaire par exemple en passant par la Commune - mais il faut aussi tenter de comprendre ses grands échecs - la guerre d'Algérie en est un mais ce n'est pas le seul : l'aveuglement devant l'URSS ; le pitoyable second mandat de Mitterrand ; l'inutile quinquennat de Hollande … plus généralement la fascination technocratique - car c'est bien avec eux aussi et non seulement avec ses moments fondateurs que l'on pourra la saisir.

Cette seconde partie analysera ainsi quatre moments de grâce, puis quatre autres de descente infernale

Programme et adhésion

L'hypothèse de départ, qui justifie que je m'interroge encore sur la gauche tient à deux points à la fois très différents et très liés l'un à l'autre.

D'une part, la gauche au pouvoir - en l'espèce le PS - semble sinon avoir perdu tout idéal, tout projet de société à construire en tout cas n'avoir pas été capable de le faire connaître et approuver. On parlera d'un côté de trahison - qu'est-ce que ce social-libéralisme sinon un économisme classique à peine teinté de quelques considérations sociales ? - de l'autre d'adaptation à la réalité voire même de modernité - au prix d'un concept étrange socialisme de gouvernement. Ce n'est rien de dire que le corps doctrinaire de la gauche est difficilement saisissable et le moins que l'on puisse dire est que le PS n'a pas osé aborder la question de front ; s'est contenté de glisser la poussière sous le tapis … et de faire comme si. Erreur catastrophique : la droite au nom du pragmatisme peut revendiquer de seulement gérer et savoir s'adapter ; pas la gauche. De s'être tue, la gauche donna l'impression de mentir ! Elle en paie le prix lourd !

Or les mutations sociales autant que les bouleversements environnementaux interdisent que l'on continue ainsi à roucouler autour des mêmes refrains. Le rapport au monde est à repenser ainsi que nos modes de développement économiques. Si le socialisme devait pouvoir conserver un sens c'est bien en pendant ensemble l'économique, le social et l'environnemental parce qu'ils font système et méritent qu'on en pense la relation complexe.

Tout est à inventer ou réinventer. Trop de temps a été perdu

D'autre part la gauche, longtemps, souvent, su susciter engouement, enthousiasme ; ferveur. On était de gauche et Blum n'avait pas tout à fait tort d'y voir plus qu'un simple engagement :

Le socialisme est donc une morale et presque une religion, autant qu’une doctrine.  Blum

D'avoir tout cédé à l'économie au point de faire du politique un simple ornement pour période électorale, la gauche interdit toute adhésion, toute émotion, toute identification. C'est à la fois le cynisme de campagnes électorales mensongères où les promesses sonnent comme des duperies, l'échec économique des différents gouvernements qui est en réalité la seule vérité visible de leurs actions, mais surtout l'absence de perspective, la vérité crue de l'absence de projet qui éloigne l'opinion de la gauche.

Je tiens pour absolument révélateur que les seuls rassemblements où massivement le peuple se lève et parle furent ceux, d'après attentats, où l'on cria Je suis Charlie !

Je sens l'impatience du peuple ! C'est désormais un impératif de lui répondre.

La gauche disparaîtrait de ne savoir le faire.

Nous tenterons ainsi de définir à la fois les axes d'un projet de gauche et les moyens de susciter plutôt l'enthousiasme que la peur.

 

Tel qu'il se présente, ce plan de réflexion tourne ainsi autour de questions simples :

 


1) concept -: de concipio prendre entièrement , contenir et donc admettre, recevoir dans sa pensée . Dérivé de cum capio . Signifie d'abord prendre saisir puis renfermer, contenir

On retrouve ces même sens dans comprendre ; saisir mais aussi dans l'Allemand Befriff.

Sans doute le travail de la pensée a-t-il à voir avec la saisie et, pour cela, avec le travail de la main. Aristote n'avait pas tort.

Le terme désigne  une représentation mentale abstraite et générale, objective, stable, munie d'un support verbal