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Trois précautions préalables
Soyons néanmoins prudents avant de commencer cette aventure qui a tout l'air de devoir ressembler à une Odyssée. Pour autant qu'il n'y ait pas de pratique sans théorie préalable, aborder la question du politique c'est au moins envisager la question dans ses soubassements économiques, sociaux, historiques mais aussi anthropologiques et géopolitiques. C'est donc repérer les principes philosophiques sous-jacents et, de là, les morale et métaphysique implicite. Au risque de s'y perdre et de ne pas véritablement répondre à la question.
Manie, derechef, de philosophe en tout cas que de n'avancer qu'en reculant à chaque fois et de poser avant même de commencer des obstacles qu'on s'entiche de déclarer dirimants ! Mais, après tout, lenteur à progresser ne signifie pas toujours impasse !
Il y a pourtant de quoi être prudent !
1e obstacle : l'incompatibilité entre philosophie et politique
Elle me semble se jouer au moins à trois niveaux :
- il n'est pas de philosophie qui ne doute, ne soumette ses arguments à la preuve et à la confrontation ; qui ne prenne en conséquence son temps … pour parvenir finalement à une conclusion qui ne saurait être ni définitive ni globale. Tout le contraire de ce qu'exige l'action en général et la politique en particulier. Qui agit suspend, au moins pour un moment ses doutes, ses interrogations et doit bien au moins faire comme s'il savait. Car on ne peut d'un même tenant agir et penser - en tout cas agir et douter. Cette incompatibilité est structurelle. Indépassable. Le philosophe aura toujours tendance à retarder la décision ou à tempérer et nuancer à ce point ses résolutions qu'elles en resteront à jamais impraticables. A l'inverse, quand même l'acteur se sache ne pas détenir de vérité absolue, intangible et irréfutable - et il vaut mieux pour lui comme pour nous que tel soit le cas faute pour lui de sombrer à la fois dans l'intolérance et le fanatisme - il ne peut agir qu'en contrefaisant l'assurance et le péremptoire. Le grand acteur de l'histoire l'est doublement : oui, il joue aussi !
- Depuis Platon - ce qu'Arendt avait parfaitement vu - il y a impossibilité pour le philosophe de se poser dans cette absolue neutralité si indispensable à la production d'une théorie rigoureuse, rationnelle et objective. Qui pense sur le politique, est à la fois juge et partie. Non pas au sens où il appartiendrait à son domaine d'étude et qui avait sottement fait A Comte rejeter toute scientificité possible aux sciences dites humaines en quoi il ne croyait pas. Car ceci est exact finalement de tout : même quand elles abordent le monde des objets, les sciences dites dures n'y parviennent qu'à la mesure de leurs hypothèses, de leurs représentations, de leurs problématiques et donc de leurs catégories. Kant l'avait vu : on ne peut sortir de son esprit pour considérer les choses telles qu'elles seraient en soi ! Elles ne seront jamais que pour nous !
En réalité si le philosophe est en la matière juge et partie c'est bien parce que, citoyen, il a toujours déjà mis sa pensée au service d'un prince, d'une idéologie ! Platon aura peut-être été le premier à s'engager politiquement en servant Denys de Syracuse. Je n'en suis pas même certain. Diogène, à sa façon, le fit déjà ! Sans même parler de Pythagore. C'est qu'en vérité, il y a lien indénouable d'entre philosophie et politique : pas de politique, nous l’avons dit, qui ne s'appuie sur une philosophie au moins implicite. Mais à l'inverse pas de philosophie qui ne finisse, presque logiquement, par désirer s'accomplir dans un projet politique. Platon et sa République bien sûr ; Aristote, évidemment ! Descartes, peut-être, fut l'un des rares à ne pas trop s'en préoccuper. Mais si l'une appelle l'autre, leurs relations n'en sont pas moins conflictuelles. Rousseau comme Voltaire déchantèrent vite de se croire conseillers du Prince, fût-il monarque éclairé ! Entre fou du roi et intellectuel engagé, le philosophe joue son rôle d'éclaireur ; de poil à gratter ; d'empêcheur de tourner en rond. S'il s'approche trop, il court le risque du cynisme (Diogène, Machiavel) mais s'il veut se faire entendre, il demeurera toujours à la périphérie de l'acte. A mesure qu'il se fit homme politique, Jaurès renonça à la philosophie ; à mesure qu'il renonça à la politique Montaigne se consacra à la philosophie et lui offrit certaines de ses plus belles pages.
Bien sûr, Platon, le premier, laissa projet politique construit. Mais que la cité, selon lui, dût être gouvernée par des philosophes a de quoi faire frémir : son plan n'est pas démocratique ; il n'est même pas seulement technocratique. Il est autocratique. Qui met en lumière l'incompatibilité entre l'ordre de la raison et l'aspiration politique à la liberté. Il n'y a pas de liberté de conscience dans les sciences s'amusait à répéter A Comte ! Effectivement ! Sa philosophie éblouit ! transit et fige.
Relation ambivalente entre philosophie et politique assurément. L'une appelant l'autre tout en l'excluant nonobstant. - Comme en toute histoire, en son début, un cadavre. Freud ne l'eût pas renié ; René Girard non plus. Meurtre du père ou bien encore victime émissaire permettant de dépasser la crise et de laisser se commencer l'histoire, qu'importe au fond. Au début, la mort de Socrate. Le père fondateur, accusé par la Cité, ne parvient pas à se faire entendre. Le politique n'entend rien ; ne comprend pas. Mais parallèlement le philosophe ne sait s'adresser à lui. Ce choc initial est sans doute le symptôme d'un retrait qui hantera toute l'histoire de la philosophie : Montaigne se retire dans sa librairie, Descartes dans son poêle. Autant le monde ne parvient pas à être philosophique, autant le philosophe rate presque toujours sa mondanité. Nietzsche en est l'exemplaire le plus baroque ! Kant, le plus austère … Décidément entre la parole politique qui est rhétorique et la parole philosophique qui est dialogue autant que maïeutique, il y a tout le fossé qui peut séparer la foule de l'amitié entre deux hommes ; le destin intime de l'histoire collective. Ces figures de l'engagement et du retrait, nous les verrons hanter toute l'histoire de l'Occident et, toutes nos histoires personnelles, comme s'il était impossible, à la fois, d'être totalement philosophe et entièrement mondain. Mon royaume n'est pas de ce monde ! seul un dieu peut dire cela ! nous, au contraire, à califourchon, instables, constamment en passe de chuter, nous claudiquons entre l'intime et l'extrême, méditation et action ; philosophie et action. Entre maigres trouvailles et égarements si fréquents. D'entre règle et siècle, cité de Dieu et cité terrestre, quelque chose pire qu'une béance … un trou noir
2e obstacle : du monde, de l'univers ou du local au global
S'il est un lieu où se télescopent universalité de la condition humaine, comme l'eût écrit JP Sartre, et diversité culturelle, c'est bien ici. Sur le terrain de la chose publique. De la chose politique.
Universelle effectivement la présence de l'homme au monde et son obligation de lui trouver un sens. Universelle quelque soit la réponse donnée. Qu'il se soumette en mesurant son extrême débilité et son impuissance à rien changer aux forces qui agitent le cosmos ou, au contraire, s'insurge en tentant de s'inventer un havre protecteur - a minima - ou savoir et techniques suffisamment rationnelle pour transformer le réel et l'adapter à sa main, ce sera en tout état de cause dans la conception que l'homme se fera de sa socialité qu'on le lira.
Par ailleurs, ce qu'on a appelé mondialisation et qui n'est en réalité que le stade ultime - j'allais écrire terminal - du développement économique de nos sociétés industrielles au moins autant que les périls environnementaux qui en sont la conséquence pourvoient ensemble amplement à donner contenu cruel et précis à l'idée d'universel. Il y aura, certes, toujours deux attitudes possibles face au fait humain : celle philosophique consistant plutôt à en retenir les points communs ; celle anthropologique consistant à en recenser les différences. Nous le savons depuis toujours mais ne l'admettons que malaisément : l'universalité de la nature n'a jamais gommé la diversité des cultures humaines. Nous le savons désormais l'universalité des menaces risquent bien de mettre en péril non seulement nos différences ; mais nos existences mêmes.
Alors non effectivement, gauche droite sont loin d'être des catégories universelles. Et si la France est loin d'être le seul pays régi par un bi-partisme t ce qu'il est convenu de nommer clivage gauche/droite est loin d'être aussi simple qu'il y parait ; bien plus nuancé ; tellement fluctuant.
- contrairement à ce que d'aucuns affirmèrent il ne recouvre pas exactement l'opposition ordre et progrès tant peuvent se regrouper dans les deux camps des sensibilités aussi différentes que des réactionnaires et des libéraux d'un côté ; des sociaux-démocrates apaisés et des extrémistes révolutionnaires de l'autre.
- effectivement la place qu'on y accorde au peuple est centrale même si des pseudo-concepts aussi délétères que populisme n'aident ni à le comprendre ni à le mettre à sa juste place
- évidemment il est impossible d'embrasser d'un seul tenant faits et théories en leurs diversité et évolution. Jamais, je le crains, une théorie politique ne saurait être universelle à moins de sombrer dans le dogmatisme. Ni dans le temps ni dans l'espace, ni la diversité du fait humain ni l'incohérence si fréquente entre théorie et pratique ne permet d'emblée de penser un Système Politique. Comte le crut. On sait ce qu'il en advint. Marx l'imagina : pour son malheur - et le nôtre - d'invraisemblables dogmatiques crurent le pouvoir mettre en pratique.
C'est cette mosaïque que nous tenteront de respecter en travaillant sur le politique en France uniquement.
En se tenant fidèlement sur cette ligne de crête où se rejoignent théorie, pratique et histoire.
3e obstacle : de l'objet composite
Il y aurait tout lieu de se demander ce que sont ces objets étranges que l'on appelle histoire et politique !
N'entrons pas dans des débats interminables dont certains sont épistémologiques ! Retenons simplement ceci :
Dans son versant compréhensif, en droite ligne du projet que l'histoire se donne au moins depuis l’École des Annales, elle est bien une science - fût-elle molle - et même serait le carrefour de toutes les autres puisqu'on n'imagine pas qu'elle parvienne jamais à expliquer les faits du passé sans intégrer des explications économiques, anthropologiques, géographiques … sans ignorer les explications géologiques, physiques etc. Dans sa définition même, elle embrasse un objet non seulement universel mais qui frôle de si près l'action, la technique qu'on peut se demander où se trace sa frontière - et notamment celle qui la sépare et rapproche du politique.
Dans son versant technique, la politique ne saurait se penser sans théorie préalable ; sans philosophie implicite on l'a dit ; sans histoire non plus d'ailleurs dont elle se repaît au reste avec gourmandise ; dont elle fait usage immodéré dans ses rituels de fonctionnement.
Où commence, où s'arrête le politique ? à partir de quelle ligne la politique s'étale-t-elle jusqu'à croire pouvoir occuper tout l'espace ?
Belle question théorique pour spécialiste des sciences humaines et autre épistémologue chagrin. Mais vrai problème pour la question que nous nous posons ici :
- proposer une théorie de la gauche risque de n'avoir pas de sens sinon des dangers dogmatiques seulement et ne valoir que pour un temps très étroit à moins de se cantonner à d'ineptes généralités
- suggérer un programme serait changer de métier autant que de projet et n'être pertinent, ici encore, que pour un lieu et un moment parfaitement circonscrit
Si j'osais - mais pourquoi pas finalement - écrivons ceci : puisqu'il ne saurait être question d'une théorie seule de la gauche pas plus que ne fût audible un programme, une pratique de la gauche c'est que donc seule une métaphysique de la gauche est possible.