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Aux tout débuts d'une expression … entre scène et mise en scène

 

Ceci se passa au cours de cet étonnant mois d'Août 1789 qui allait achever de tout mettre cul par dessus tête. Dans cette curieuse période où l'ancien n'était pas encore par terre et résistait encore vaillamment et où le nouveau, l'air de rien, avec détermination et comme étonné parfois de son propre courage, marquait des points qui s'allaient révéler décisifs.

Cela faisait quatre mois bientôt qu'en cette même salle le Roi avait réuni les Etats Généraux, quatre mois où il allait résister à chacune des demandes des députés du Tiers ; deux mois déjà que les députés du Tiers se seront proclamés Assemblée Nationale ; qu'ils se virent refuser l'accès à la salle des Menus-Plaisirs et qu'après quelques atermoiements et le morceau de bravoure que représenta le Serment du Jeu de Paume, Louis XVI finit par céder et accepte le principe de l'Assemblée constituante ; un mois à peine après l prise de la Bastille …

Tout sembla alors devoir s'accélérer mais tout se figeait nonobstant. Abolition des privilèges ( le 4) déclaration des droits de l'homme ( le 26) débat sur la constitution et d'abord sur la question du veto accordé ou non au Roi ! Or ce dernier ne signait rien mais faisait mine de tout ; bloquait tout révélant avec une incroyable et funeste obstination le jeu trouble mais de plus en plus ostensible qu'il jouait depuis le début.

Salle des Menus plaisirs !

Je ne déteste pas l'ironie de l'histoire ! Les instants les plus décisifs de ces prémices eurent lieu en des lieux consacrés initialement à ce que la monarchie représentait de plus superficiel, d'éminemment frivole. La résolution des uns au Jeu de Paume a quelque chose de l'oxymore !

Qu'on se comprenne bien, il n'est jamais anodin d'entendre rhétorique et langage s'entremettre des choses sérieuses : ou bien, ici, que la vie, l'histoire même dans ses moments les plus tragiques et ses tournants les plus décisifs n'eût pas plus de sérieux ni réalité que ces mises en scène exclusivement destinées à nous distraire - et donc si l'on en croit Pascal - à nous permettre de supporter le poids écrasant de notre destin ; ou bien au contraire, qu'à creuser au plus profond, on réalisât - ce que prétendra Nietzsche, qu'il n'y eût rien de plus sérieux que jeux, représentations ou mise en scène et qu'après tout l'expression jeu parlementaire ne fût pas si usurpée que cela et que, en fin de compte, ce serait toute la vie politique qui n'eût jamais été qu'une vaste comédie qui se jouât de nous !

En tout cas, rien n'est plus surprenant, et ceci dès le début, que ce rituel parlementaire se déployant avec une spontanéité stupéfiante comme s'il avait été évident et plongeât ses règles dans la nuit des temps.

Scène 1 : Mai

Représentation, mise en scène à seule fin d'humiliation que l'entrée des parlementaires ce jour de mai - ce que Michelet lit dans la procession même où le noir massif et ombrageux des députés du Tiers contraste si violemment avec plumes, dentelles et or des tenues nobles ou cléricales et, à l'intérieur même de l'ordre ecclésiastique entre les robs violettes des prélats de haut rang et la masse noire encore des curés de basse extraction. [1] Jaurès ne rate pas plus ce contraste : il dut bien avoir été la marque initiale d'une rupture qu'il aurait vite fallu combler - ce qu'on se refusa de faire :

Une foule énorme, accourue de Paris, contemplait au passage les brillants costumes des princes, la masse sombre et compacte des élus du Tiers vêtus de noir. Jaurès

Où l'on prétendait réunir la Nation, le peuple, l'on divisa au contraire. La faute était originelle. Mais pas involontaire pour autant. Parfaitement méditée et orchestrée par un pouvoir qui ne s'est pas seulement trompé d'époque mais a sciemment sous-estimé un rapport de forces qui lui était pourtant manifestement défavorable. La faute est politique. Elle est majeure.

La cour avait fait fouiller les vieux livres pour y retrouver le détail odieux d’un cérémonial gothique, écrit Michelet. Pire qu'un crime, une faute. Parce que, sous ce fatras médiéval que l'on entend non seulement maintenir mais revivifier, il ne s'agissait pas seulement de trouver de nouvelles ressources fiscales pour un Etat surendetté - et une Cour - vivant largement au-dessus de ses moyens en les faisant voter et légitimer par les représentants de la Nation, il s'agissait à proprement parler de diviser pour mieux régner. De ne surtout pas laisser accroire à un peuple dont on avait désormais besoin qu'il eût à jouer demain un quelconque rôle politique. De l'écraser sous le poids des charges et d'étouffer en lui toute aspiration à ces Lumières où il ne voit qu'excès

Qui croirait que cette cour insensée se rappelât, regrettât l’usage absurde de faire haranguer le Tiers à genoux ? On ne voulut pas l’en dispenser expressément, et l’on aima mieux décider que le président du Tiers ne ferait pas de harangue. C’est-à-dire qu’au bout de deux cents ans de séparation et de silence, le roi revoyait son peuple et lui défendait de parler. Michelet

Tout dans le discours du Roi [2] transpira la méprise ; suintait le mépris. Bien sûr l'amour pour ses peuples - quand bien même l'expression fût-elle alors consacrée elle consacre l'idée que l'unité de la Nation n'est pas dans le peuple mais dans la personne du Roi ; bien sûr l'affirmation de son dévouement et le souci d'assurer le bonheur de la nation, mais, surtout, une invite très précise à trouver des ressources fiscales indispensables et donc une exhortation au sacrifice ; mais encore, qui n'aura échappé à personne, un appel à la modération qui sonnait comme une condamnation par avance aux souhaits de liberté ou d'égalité qui s'étaient exprimé dans les cahiers de doléances, qui sentaient bien trop le fumet des Lumières. Mais encore la reconnaissance des sacrifices déjà accordés par les ordres privilégiés - C'est dans cette confiance, Messieurs, que je vous ai rassemblés, et je vois avec sensibilité qu'elle a été justifiée par les dispositions que les deux premiers ordres ont montrées à renoncer à leurs privilèges pécuniaires. - qui suggérait que ce fût désormais au Tiers de concéder à son tour les efforts ultimes. Mais enfin la volonté manifeste de circonscrire l'objet des Etats Généraux à la seule et unique question d'impôts nouveaux.

Le charme allait bientôt se rompre ! Et Louis perdre le peu de crédit dont il disposait encore. La suite en découla logiquement ! La paralysie de presque un mois en attendant que le Roi concède enfin la réunion des Ordres après avoir tenté d'empêcher que les députés se réunissent en leur fermant l'accès à la salle des Menus plaisirs d'où le repli vers la salle du Jeu de Paume.


(…) Ainsi cette belle fête de paix, d’union, trahissait la guerre. On indiquait un jour à la France pour s’unir et s’embrasser dans une pensée commune, et l’on faisait en même temps ce qu’il fallait pour la diviser. Rien qu’à voir cette diversité de costumes imposée aux députés, on trouvait réalisé le mot dur de Sieyès : « Trois ordres ? Non, trois nations. »
La cour avait fait fouiller les vieux livres pour y retrouver le détail odieux d’un cérémonial gothique, ces oppositions de classes, ces signes de distinction et de haine sociale qu’il eût fallu plutôt enfouir. Des blasons, des figures, des symboles, après Voltaire, après Figaro ! c’était tard. À vrai dire, ce n’était pas tant la manie des vieilleries qui avait guidé la cour, mais bien le plaisir secret de  mortifier, d’abaisser ces petites gens qui, aux élections, avaient fait les rois, de les rappeler à leurs basses origines… La faiblesse se jouait au dangereux amusement d’humilier une dernière fois les forts. Michelet

Scène 2

Ce 28 Août ! Trois mois et demi plus tard ! Tout avait déjà basculé. Je ne suis pas certain que tous s'en rendissent compte ! La Cour sûrement non ! Mais tous les protagonistes non plus. L'homme fait l'histoire disait Marx mais ne sait pas toujours l'histoire qu'il fait. L'élan enfiévré, enthousiaste du 4 Août, où chacun, pris dans les délices contagieuses de la surenchère, cédant ses acquis sembla vouloir protester d'une générosité toujours plus grande, cet élan, certes, avait laissé des traces mais ne manquerait pas de retomber, ni de susciter des retours en arrière bien amers si l'on n'y prenait garde.

D'où le débat sur la proclamation des droits de l'Homme. D'où celui sur la Constitution. Ce débat, en réalité sera interminable : la Constitution proprement dite ne sera votée qu'en 1791 … En attendant quelques textes, votés entre début septembre et début octobre - dont le principe du veto suspensif du roi, feront office de Constitution - le Roi les ayant approuvés - en même temps que la Déclaration des droits de l'Homme qui les précédait.

Les débats sur le veto seront longs mais passionnants : c'est que l'affaire était d'importance qui en récusant ou non un droit de veto au Roi marquerait une rupture plus ou moins brutale avec l'ancien système quand bien même on se fût préalablement mis d'accord sur le fait que nul - pas même le roi - n'était au-dessus des lois ; que, surtout, la source de toute autorité devait se chercher non en un homme - fût-il placé à la première place - mais dans la Nation - forme évidemment abstraite ; trop sans doute mais pouvait-on d'emblée écrire le peuple ?

C'est en ces moments décisifs à plus d'un titre que se forgent des attitudes que l'on retrouvera pour longtemps - en quoi en tout cas certains n'auront pas grande difficulté à dénicher ces invariants qui leur serviront de modèles, d'universaux ; en ces moments aussi, on le sait, que pour faciliter le comptage des voix en cette salle qui n'était pas un hémicycle, les adversaires d'un veto absolu se placèrent à gauche du président de séance ; les partisans à droite.

D'autres dispositifs étaient possibles : il n'est qu'à se souvenir de la Chambre des Communes britannique où majorité et opposition se font face. L'aménagement de l'espace est purement fonctionnel et ne dit rien en soi des attaches idéologiques des différents députés d'autant que, fait intentionnel, il y a moins de sièges que de membres élus. Churchill n'eut ps tort lorsqu'il annonça la reconsruction de la Chambre après le bombardement de mai 41 d'affirmer

« Nous façonnons nos bâtiments, puis nos bâtiments nous façonnent »

Tout dans la disposition anglaise dit l'anxiété du combat toujours binaire qui se joue ici, jusqu'au droit seulement d'y participer. Tout dans le dispositif de l'hémicycle dit la manière dont le représentation se représente elle-même : non pas ce qu'untel fait ou vote ; non pas qu'il s'oppose ou gouverne ; mais seulement les liens ou les conflits qu'il noue avec les autres. L'architecture elle aussi a donc un sens : là, de l'autre côté de la Manche, elle dit ce que l'élu fait ; ici, à Paris ce que l'élu est. On a glissé insensiblement de la technique à l'ontologie ! Sans doute est-ce aussi pour cela que l'on indique être de gauche ou de droite !

Mirabeau à lui tout seul symbolise les contradictions du temps, l'impossible clarté du nouveau mais aussi cette curieuse attitude, qu'on aurait tort de qualifier de centriste, qui fit de cet homme le premier héros des temps nouveaux ; mais leur premier frein aussi. Michelet voit un traître en lui ; Jaurès à l'inverse un génie qui crut, par la seule force de sa volonté, pouvoir réconcilier Royauté et Révolution. [3]

Sans doute se résume-t-elle ici la symbolique de la dichotomie gauche/droite telle que nous l'entendons encore aujourd'hui.

Marx n'aimait pas l'expression pour n'y voir qu'une caractérisation parlementaire, lui qui ne croyait qu'en l'action des masses mues par une théorie solide. C'est à la fois juste et totalement stupide : on y reconnaît le même raccourci vertigineux que dans cette péremptoire dénégation qu'il eût confiée à Paul Lafargue à propos des marxistes français : « Tout ce que je sais, moi, c’est que je ne suis pas marxiste ».

Juste parce que rien des grandes avancées n'eût pu se produire sans l'irruption du peuple : le débat sur la Constitution risquait de s'embourber et le Roi ne ratifiait rien - ni l'abolition des privilèges, ni la Déclaration des droits de l'Homme ! Les 5 et 6 Octobre la foule ramène le Roi à Paris : ce ne fut alors pas seulement la capitale politique qui se déplaça ; mais le centre de gravité politique. Juste parce que oui, les grandes journées révolutionnaires, à chaque fois, bousculeront le rapport de force, ces parlementaires indécis incapables de sortir de l'impasse, le Roi … Juste parce qu'effectivement, comme en tout pouvoir, il est faux de n'envisager que les protagonistes officiel. C'est toujours erreur que d'oublier le peuple !

Stupide parce que, par entêtement théorique, c'était ne pas vouloir considérer qu'en ces semaines décisives, tout s'inventait en même temps, dans la rue comme dans la chambre, qui se s'entend aux yeux de personne comme une opposition binaire et simpliste. Il faudrait être parfaitement dogmatique pour ne pas voir qu'en ces journées-là autant à gauche qu'à droite, à la fois se conjuguaient et s'opposaient des forces, des intérêts et des idées diverses, souvent contradictoires parfois même inconciliables. A droite, des partisans acharnés de la monarchie féodale se déchirent sur la stratégie à adopter : faire semblant de suivre le mouvement en attendant des circonstances propices, ou au contraire s'y opposer - le parti de la Reine, disait-on, en quittant le pays et en prenant les armes ; mais aussi d'authentiques libéraux, opposées aux rigidités féodales, mais favorables à une monarchie constitutionnelle ; mais enfin une aristocratie arc-boutée sur ses intérêts, jalouse de ses prérogatives et de son ancienne grandeur, jouant non tant contre le Roi que contre la Cour et cet absolutisme qui les réduisit à la courtisanerie depuis Louis XIV. Quoi de commun entre eux ? Des circonstances ! A gauche, on pourrait presque dire la même chose puisque dès 89, on trouve de solides bourgeois qu'une monarchie plus ouverte, moins inégalitaire satisferait largement, des républicains qui ne s'avouent pas encore tels mais prêts déjà à tout ; des opportunistes et des intellectuels hantés par les Lumières et toutes ces nuances encore qui feront les uns basculer de ci ou delà selon que le peuple suscite en eux effroi et mépris ou confiance et soutien. … bref là aussi toutes les nuances qui vont de l'aspiration à la rupture aux souhaits d'une évolution douce.

On pourrait y voir l'émergence de ce qu'on nomme un centre ! C'est ce qu'affirme Julliard ![4] C'est commettre avec un éventuel centre l'erreur qu'on voulut éviter avec la gauche. On risque fort de ranger sous cette bannière ce qu'on ne sait où caser d'autres. Le terrain en réalité était fluide où rien encore n'était fixé et tout à inventer. Il me semble plus juste d'y retenir l'extrême diversité des sensibilités - dans chacun des camps.

Michelet n'eut pas tout-à-fait tort de voir en cette Chambre une monstruosité : elle était née sous l'Ancien Régime et en avait toutes les caractéristiques et contradictions. Elle n'était peut-être pas le meilleur outil pour accoucher de l'avenir. Mais avec ses divisions internes, dans cet incroyable carré où peuple, Cour, parlementaires intrépides et modérés, ce sera quand même elle qui sera l'outil de cet avenir. Michelet n'a pas tort : il y va ici d'au moins autant de raison que de passions.

Telle fut l'ironie de l'Histoire : les Lumières de la Raison y furent passionnément obscurcies. Intrépides ; violentes ; immodérées …

Peut-être, après tout, le politique n'est-il que la mise en scène de notre démesure.


 


 1) Michelet, Histoire de la Révolution I, 2

En tête de la procession apparaissait d’abord une masse d’hommes vêtus de noir, le fort et profond bataillon des cinq cent cinquante députés du Tiers ; sur ce nombre plus de trois cents légistes, avocats ou magistrats, représentaient avec force l’avènement de la loi. Modestes d’habits, fermes de marche et de regard, ils allaient encore, sans distinction de  partis, tous heureux de ce grand jour qu’ils avaient fait et qui était leur victoire.
La brillante petite troupe des députés de la noblesse venait ensuite avec ses chapeaux à plumes, ses dentelles, ses parements d’or. Les applaudissements qui avaient accueilli le Tiers cessèrent tout à coup. Sur ces nobles cependant, quarante environ semblaient de chauds amis du peuple, autant que les hommes du Tiers.
Même silence pour le clergé. Dans cet ordre, on voyait très distinctement deux ordres : une Noblesse, un Tiers-état ; une trentaine de prélats en rochets et robes violettes ; à part et séparés d’eux par un chœur de musiciens, l’humble troupe des deux cents curés dans leurs noires robes de prêtres. (…)
Le Tiers, dans sa masse obscure, portait déjà la Convention. Mais qui aurait su la voir ? qui distinguait, dans cette foule d’avocats, la taille raide, la pâle figure de tel avocat d’Arras ?
Deux choses étaient remarquées, l’absence de Sieyès, la présence de Mirabeau.

2)

Messieurs, ce jour que mon coeur attendait depuis longtemps est enfin arrivé, et je me vois entouré des représentants de la nation à laquelle je me fais gloire de commander.
Un long intervalle s'était écoulé depuis la dernière tenue des états généraux ; et quoique la convocation de ces assemblées paraît être tombée en désuétude, je n'ai pas balancé à rétablir un usage dont le royaume peut tirer une nouvelle force, et qui peut ouvrir à la nation une nouvelle source de bonheur.
La dette de l'Etat, déjà immense à mon avènement au trône, s'est encore accrue sous mon règne : une guerre dispendieuse, mais honorable, en a été la cause ; l'augmentation des impôts en a été la suite nécessaire, et a rendu sensible leur inégale répartition.
Une inquiétude générale, un désir immodéré d'innovations se sont emparés des esprits et finiraient par égarer totalement les opinions, si on ne se hâtait de les fixer par une réunion d'avis sages et modérés.
C'est dans cette confiance, Messieurs, que je vous ai rassemblés, et je vois avec sensibilité qu'elle a été justifiée par les dispositions que les deux premiers ordres ont montrées à renoncer à leurs privilèges pécuniaires. L'espérance que j'ai conçue de voir tous les ordres, réunis de sentiments, concourir avec moi au bien général ne sera pas trompée.
J'ai ordonné dans les dépenses des retranchements considérables. Vous me présenterez encore à cet égard des idées que je recevrai avec empressement, mais, malgré la ressource que peut offrir l'économie la plus sévère, je crains, Messieurs, de ne pouvoir pas soulager mes sujets aussi promptement que je le désirerais. Je ferai mettre sous vos yeux la situation exacte des finances, et quand vous l'aurez examinée, je suis assuré d'avance que vous me proposerez les moyens les plus efficaces pour y établir un ordre permanent, et affermir le crédit public. Ce grand et salutaire ouvrage qui assurera le bonheur du royaume au-dedans et sa considération au-dehors, vous occupera essentiellement.
Les esprits sont dans l'agitation, mais une assemblée des représentants de la nation n'écoutera sans doute que les conseils de la sagesse et de la prudence. Vous aurez jugé vous-mêmes, Messieurs, qu'on s'en est écarté dans plusieurs occasions récentes ; mais l'esprit dominant de vos délibérations répondra aux véritables sentiments d'une nation généreuse, dont l'amour pour ses rois a toujours fait le caractère distinctif : j'éloignerai tout autre souvenir.
Je connais l'autorité et la puissance d'un roi juste au milieu d'un peuple fidèle et attaché aux principes de la monarchie ; ils ont fait l'éclat et la gloire de la France : je dois en être le soutien, et je le serai constamment. Mais tout ce qu'on peut attendre du plus tendre intérêt au bonheur public, tout ce qu'on peut demander à un souverain, le premier ami de ses peuples, vous devez l'attendre de mes sentiments.
Puisse, Messieurs, un heureux accord régner dans cette assemblée, et cette époque devenir à jamais mémorable pour le bonheur et la prospérité du royaume ! C'est le souhait de mon coeur, c'est le plus ardent de mes voeux, c'est enfin le prix que j'attends de la droiture de mes intentions et de mon amour pour mes peuples.

Mon garde des sceaux va vous expliquer plusamplement mes intentions, et j'ai ordonné au directeur général des finances de vous en exposer l'état.

3) Michelet

Je ne sache pas un spectacle plus triste pour la nature humaine que celui qu’offre ici Mirabeau. Il parle à Versailles pour le veto absolu, mais en termes si obscurs qu’on ne sait pas bien d’abord si c’est pour ou contre. Le même jour, à Paris, ses amis soutiennent, au Palais-Royal, qu’il a combattu le veto. Il inspirait tant d’attachement personnel aux jeunes gens qui l’entouraient qu’ils n’hésitèrent pas à mentir hardiment pour le sauver. « Je l’aimais comme une maîtresse », dit Camille Desmoulins. On sait qu’un des secrétaires de Mirabeau voulut se tuer à sa mort. 

Les menteurs, exagérant, comme il arrive, le mensonge pour mieux se faire croire, affirmèrent qu’à la sortie de l’Assemblée il avait été attendu, suivi, blessé, qu’il avait reçu un coup d’épée… Tout le Palais-Royal s’écrie qu’il faut voter une garde de deux cents hommes pour ce pauvre Mirabeau.

Jaurès :

Il est, je crois, le seul homme de la Révolution qui suscite dans l’esprit une hypothèse capable de balancer un moment la réalité. C’est qu’il agissait avec des énergies de pensée et de volonté extraordinaires en un temps où la pente des événements est encore incertaine et où il semble que de vigoureuses impulsions individuelles en peuvent déterminer le cours. 

Si le rêve de Mirabeau s’était accompli, si Louis XVI avait eu confiance dans la Révolution et lui avait inspiré confiance, s’il était devenu le roi de la Révolution, il n’y aurait pas eu rupture entre la France moderne et sa séculaire tradition. La Révolution n’aurait pas été acculée, par la trahison du roi et l’agression de l’étranger, aux moyens extrêmes et violents. Elle n’aurait pas surtout été obligée à l’immense effort militaire d’où à la longue la dictature napoléonienne est sortie. 

Le plan de Mirabeau préservait donc la France du césarisme et de la « servitude militaire, la plus dégradante de toutes ». Il la préservait aussi de la prédominance d’une oligarchie bourgeoise, et le régime censitaire de Louis-Philippe était aussi impossible que le régime guerrier de Napoléon. Malgré la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, la Révolution a créé, d’emblée plus de quatre millions d’électeurs, et la royauté, selon les vues de Mirabeau, pour porter en elle la force du peuple entier, aurait donné le suffrage universel. 

(…)

C’est à cette réconciliation, si l’on me passe ce mot, à cette synthèse de la démocratie et de la royauté, à cette instauration d’une démocratie royale que Mirabeau, pendant ses deux années d’action publique, voua tout son labeur qui était immense et son génie.

 

4) Julliard, Les Gauches françaises,

Ainsi à la Constituante, si les votes décisifs opposent clairement le camp de la Révolution à celui de l'Ancien Régime, très vite, trois groupes de députés apparaissent. A droite, ceux que l'on nomme les aristocrates (l'abbé Maury, Cazalès, Montesquiou) et les « monarchiens » dont la figure de proue est l'avocat grenoblois Mounier ; celui-ci joue un rôle de premier plan jusqu'au mois d'août 1789, avant de devenir le représentant de la prérogative royale. A gauche, le futur triumvirat (Barnave, Lameth, Duport) ainsi que des personnalités qui deviendront des chefs de la future Gironde (Buzot, Pétion) ou de la future Montagne (Robespierre, l'abbé Grégoire). Entre les deux, un centre pléthorique, celui des patriotes constitutionnels, dont le chef est La Fayette et la figure de proue Mirabeau. C'est là que l'on trouve les grands juristes tels Thouret, Tronchet, Target, Camus, des personnalités de premier plan comme Sieyès, un évêque, Talleyrand, un pasteur, Rabaut Saint-Etienne. En dépit de la rivalité La Fayette-Mirabeau, c'est ce centre qui domine la Constituante avec l'appui de la gauche jusqu'à la fuite du roi à Varennes (20 juin 1791). Il n'y a pas de responsabilité ministérielle devant l'Assemblée ; la notion de majorité reste donc théorique ; mais l'oeuvre immense de la Constituante est bien l'oeuvre de ce centre constitutionnel, qui bénéficiera de l'appui des éléments plus avancés.

5) Michelet ibid ( juste avant la citation plus haut ! C'est bien la personne de Mirabeau qui lui semble résumer contraduction et monstruosité de la situation :

Cette Assemblée était mûre pour la dissolution. Née avant la grande révolution qui venait de s'opérer, elle était profondément hétérogène, inorganique, comme le chaos de l'ancien régime d'où elle sortit. Malgré le nom d'Assemblée nationale dont la baptisa Sieyès, elle restait féodale, elle n'était autre chose que les anciens États generaux. Des siècles avaient passé sur elle, du 5 mai au 31 août. Élue dans la forme antique et selon le Droit barbare, elle représentait deux ou trois cent mille nobles ou prêtres autant que la nation. En les réunissant à soi, le Tiers s'était affaibli et énervé. A chaque instant, sans même le bien sentir, il composait avec eux. Il ne prenait guère de mesures qui ne fussent des moyens termes, bâtards, impuissants, dangereux. les privilégiés qui travaillaient au dehors avec la Cour pour défaire la Révolution, l'entravaient plus sùrement encore au sein de l'Assemblée même. Cette Assemblée, toute pleine qu'elle était de talents, de lumières, n'en était pas moins monstrueuse, par l'incurable désaccord de ses éléments. Quelle fécondité, quelle génération peut-on espérer d'un monstre? Voilà ce que disait le bon sens, la froide raison. Les modérés, qui sembleraient devoir conserver une vue plus nette, moins trouble, ne virent rien ici. La passion vit mieux, chose étrange ! elle sentit que tout était danger, obstacle, dans cette situation double, et elle s'efforça d'en sortir. Mais comme passion et violence, elle inspirait une défiance infinie, rencontrait des obstacles immenses; elle redoublait de violence pour les surmonter, et ce redoublement créait de nouveaux obstacles. le monstre du temps, je veux dire la discorde des deux principes, leur impuissance à créer rien de vital, il faut, pour le bien sentir, le voir en un homme. L'unité de la personne, la haute unité de facultés qu'on appelle le génie, ne servent de rien, si, dans cet homme et ce génie, les idées se battent entre elles, si les principes et les doctrines ont en lui leur guerre acharnée.