Mirabeau en faveur du veto 1e septembre 89

 

M. le comte de Mirabeau. : Dans la monarchie la mieux organisée, l'autorité royale est toujours l'objet des craintes des meilleurs citoyens; celui que la loi met au-dessus de tous devient aisément le rival de la loi. Assez puissant pour protéger la Constitution, il est souvent tenté de la détruire. La marche uniforme qu'a suivie partout l'autorité des rois n'a que trop enseigné la nécessité de les surveiller. Cette défiance, salutaire en soi, nous porte naturellement à désirer de contenir un pouvoir si redoutable. Une secrète terreur nous éloigne, malgré nous, des moyens dont il faut armer le chef suprême de la nation, afin qu'il puisse remplir les fonctions qui lui sont assignées. 
Cependant, si l'on considère de sang-froid les principes et la nature d'un gouvernement monarchique, institué sur la base de la souveraineté du peuple ; si l'on examine attentivement les circonstances qui donnent lieu à sa formation, on verra que le monarque doit être considéré plutôt comme le protecteur des peuples que comme l'ennemi de leur bonheur. 
Deux pouvoirs sont nécessaires à l'existence et aux fonctions du corps politique : celui de vouloir et celui d'agir. Par le premier, la société établit les règles qui doivent la conduire au but qu'elle se propose, et qui est incontestablement le bien de tous. Par le second, ces règles s'exécutent, et la force publique sert à faire triompher la société des obstacles que cette exécution pourrait rencontrer dans l'opposition des volontés individuelles. 
Chez une grande nation, ces deux pouvoirs ne peuvent être exercés par elle-même ; de là la nécessité des représentants du peuple pour l'exercice de la faculté de vouloir, ou de la puissance législative ; de là encore la nécessité d'une autre espèce de représentants, pour l'exercice de la faculté d'agir, ou de la puissance exécutive. 
Plus la nation est considérable, plus il importe que celte dernière puissance soit active ; de là la nécessité d'un chef unique et suprême, d'un gouvernement monarchique dans les grands États, où les convulsions, les démembrements seraient infiniment à craindre, s'il n'existait une force suffisante pour en réunir toutes les parties, et tourner vers un centre commun leur activité. 
L'une et l'autre de ces puissances sont également nécessaires, également chères à la nation. Il y a cependant ceci de remarquable : c'est que la puissance exécutive, agissant continuellement sur le peuple, est dans un rapport plus immédiat avec lui ; que, chargée du soin de maintenir l'équilibre, d'empêcher les partialités, les préférences vers lesquelles le petit nombre tend sans cesse au préjudice du plus grand, il importe à ce même peuple que cette puissance ait constamment en main un moyen sûr de se maintenir. 
Ce moyen existe dans le droit attribué au chef suprême de la nation, d'examiner les actes de la puissance législative, de leur donner ou de leur refuser le caractère sacré de lois. 
Appelé par son institution même à être tout à la fois l'exécuteur de la loi et le protecteur du peuple, le monarque pourrait être forcé de tourner contre le peuple la force publique, si son intervention n'était pas requise pour compléter les actes de la législation, en les déclarant conformes à la volonté générale. 
Cette prérogative du monarque est particulièrement essentielle dans tout Etat où le pouvoir législatif, ne pouvant en aucune manière être exercé par le peuple lui-même, il est forcé de le confier à des représentants. 
La nature des choses ne tournant pas nécessairement le choix de ces représentants vers les plus dignes, mais vers ceux que leur situation, leur fortune et des circonstances particulières désignent comme pouvant faire le plus volontiers le sacrifice de leur temps à la chose publique, il résultera toujours du choix de ces représentants du peuple une espèce d'aristocratie de fait, qui tendant sans cesse à acquérir une consistance légale, deviendra également hostile pour le monarque, à qui elle voudra s'égaler, et pour le peuple, qu'elle cherchera toujours à tenir dans l'abaissement. 
De là cette alliance naturelle et nécessaire entre le prince et le peuple contre l'aristocratie ; alliance fondée sur ce qu'ayant les mêmes intérêts, les mêmes craintes, ils doivent avoir un même but, et par conséquent une même volonté. 
Si d'un côté la grandeur du prince dépend de la prospérité du peuple, le bonheur du peuple repose principalement sur la puissance tutélaire du prince. 
Ce n'est donc point pour son avantage particulier que le monarque intervient dans la législa¬ tion, mais pour l'intérêt même du peuple ; et c'est dans ce sens que l'on peut et que l'on doit dire que la sanction royale n'est point la prérogative du monarque, mais la propriété, le do¬ maine de la nation. 
J'ai supposé jusqu'ici un ordre de choses vers lequel nous marchons à grands pas, je veux dire une monarchie organisée et constituée : mais comme nous ne sommes point encore arrivés à cet ordre de choses, je dois m'expliquer haute¬ ment. Je pense que le droit de suspendre et même d'arrêter l'action du Corps législatif, doit appartenir au Roi quand la Constitution sera faite, et qu'il s'agira seulement de la maintenir. Mais ce droit d'arrêter, ce veto, ne saurait s'exercer quand il s'agit de créer la Constitution; je ne conçois pas comment on pourrait disputer à un peuple le droit de «e donner à lui-même la Constitution par laquelle il lui plaît d'être gouverné désormais. 
Cherchons donc uniquement si, dans la Constitution à créer, la sanction royale doit entrer comme partie intégrante de la législature. 
Certainement, à qui ne saisit que les surfaces, de grandes objections s'offrent contre l'idée d'un veto exercé par un individu quelconque contre le vœu des représentants du peuple. Lorsqu'on suppose que l'Assemblée nationale, composée de ses vrais éléments, présente au prince le fruit de ses délibérations par tête, lui offre le résultat de la discussion la plus libre et la plus éclairée, le produit de toutes les connaissances qu'elle a pu recueillir, il semble que c'est là tout ce que la prudence humaine exige pour constater, je ne dis pas seulement la volonté, mais la raison générale ; et sans doute, sous ce point de vue abstrait, il paraît répugner au bon sens d'admettre qu'un seul homme ait le droit de répondre : je m'oppose à cette volonté, à cette raison générale. Cette idée devient même plus choquante encore lorsqu'il doit être établi par la Constitution que l'homme armé de ce terrible veto le sera de toute la force publique, sans laquelle la volonté générale ne peut jamais être assurée de son exécution. 
Toutes ces objections disparaissent devant cette grande vérité, que sans un droit de résistance dans la main du dépositaire de la force publique, cette force pourrait souvent être réclamée et eployée, malgré lui, a exécuter des volontés contraires à la volonté générale. 
Or, pour démontrer, par un exemple, que ce danger existerait si le prince était dépouillé du veto sur toutes les propositions de loi que lui présenterait l'Assemblée nationale, je ne demande que la supposition d'un mauvais choix de représentants, et deux règlements intérieurs déjà proposés et autorisés par l'exemple de l'Angleterre, savoir : 
L'exclusion du public de la Chambre nationale sur la simple réquisition d'un membre de l'Assemblée, et l'interdiction aux papiers publics de rendre compte de ses délibérations. 
Ces deux règlements obtenus, il est évident qu'on passerait bientôt à l'expulsion de tout membre indiscret, et la terreur du despotisme de l'Assemblée agissant sur l'Assemblée même, il ne faudrait plus, sous un prince faible, qu'un peu de temps et d'adresse pour établir légalement la domination de douze cents aristocrates, réduire l'autorité royale à n'être que l'instrument passif de leurs volontés, e t replonger le peuple dans cet état d'avilissement qui accompagne toujours la servitude du prince. 
Le prince est le représentant perpétuel du peuple, comme les députés sont ses représentants élus à certaines époques. Les droits de l'un comme ceux de l'autre ne sont fondés que sur l'utilité de ceux qui les ont établis. 
Personne ne réclame contre le veto de l'Assemblée nationale, qui n'est effectivement qu'un droit du peuple confié à ses représentants, pour s'opposer à toute proposition qui tendrait au rétablissement du despotisme ministériel. Pourquoi donc réclamer contre le veto du prince, qui n'est aussi qu'un droit du peuple confié spécialement au prince, parce que le prince est aussi intéressé que le peuple à prévenir l'établissement de l'aristocratie. Mais, dit-on, les députés du peuple dans l'Assemblée nationale n'étant revêtus du pouvoir que pouf un temps limité, et n'ayant aucune partie du pouvoir exécutif, l'abus qu'ils peuvent faire de leur veto ne peut être d'une conséquence aussi funeste que celui qu'un prince inamovible opposerait à une loi juste et raisonnable. 
Premièrement, si le prince n'a pas le veto , qui empêchera les représentants du peuple de pro¬ longer, et bientôt après d'éterniser leur députation ? (C'est ainsi, et non comme on vous l'a dit, par la suppression de la Chambre des pairs, que le long parlement renversa la liberté politique de la Grande-Bretagne.) Qui les empêchera même de s'approprier la partie du pouvoir exécutif qui dispose des emplois et des grâces ? Manqueront-ils de prétextes pour justifier cette usurpation ? Les emplois sont si scandaleusement remplis ! Les grâces si indignement prostituées! 
Secondement, le veto, soit du prince, soit des députés à l'Assemblée nationale, n'a d'autre vertu que d'arrêter une proposition : il ne peut donc résulter d'un veto, quel qu'il soit, qu'une inaction du pouvoir exécutif à cet effet. 
Troisièmement, le veto du prince peut sans doute s'opposer à une bonne loi, mais il peut préserver d'une mauvaise dont la possibilité ne saurait être contestée. 
Quatrièmement , je supposerai qu'en effet le veto du prince empêche l'établissement de la loi la plus sage et la plus avantageuse à la nation : qu'arrivera-t-il si le retour annuel de l'Assemblée nationale est assuré par une loi vraiment constitutionnelle qui, défende, sous peine de conviction d'imbécilité, de proposer ni la concession d'aucune espèce d'impôt, ni l'établissement de la force militaire pour plus d'une année. Supposons que le prince ait usé de son veto, l'Assemblée déterminera d'abord si l'usage qu'il en a fait a ou n'a pas des conséquences fâcheuses pour la liberté. Dans le second cas, la difficulté élevée par l'interposition du veto se trouvant nulle ou d'une légèreimportance, l'Assemblée nationale votera l'impôt et l'armée pour le terme ordinaire, et dès lors tout reste dans l'ordre accoutumé. 
Dans le premier cas, l'Assemblée aura divers moyens d'influer sur la volonté du Roi; elle pourra refuser l'impôt ; elle pourra refuser l'armée ; elle pourra refuser l'un et l'autre, ou simplement ne les voter que pour un terme très-court. Quel que soit le parti qu'adopte l'Assemblée, le prince, menacé de la paralysie du pouvoir exécutif à une époque connue, n'a plus d'autre moyen que d'en appeler à son peuple en dissolvant l'Assemblée. 
Si donc alors le peuple renvoie les mêmes députés à l'Assemblée, ne faudra-t-il pas que le prince obéisse ? car c'est là le vrai mot, quelque idée qu'on lui ait donnée jusqu'alors de sa pré¬ tendue souveraineté, lorsqu'il cesse d'être uni d'opinion avec son peuple et que le peuple est éclairé. 
Supposez maintenant le droit du veto enlevé au prince, et le prince obligé de sanctionner une mauvaise loi; vous n'avez plus d'espoir que dans une insurrection générale, dont l'issue la plus heureuse serait probablement plus funeste aux indignes représentants du peuple, que la dissolution de leur Assemblée. Mais est-il bien certain que cette insurrection ne serait funeste qu'aux indignes représentants du peuple?... J'y vois encore une ressource pour les partisans du despotisme des ministres. J'y vois le danger imminent de la paix publique "troublée et peut-être violée ; j'y vois l'incendie presque inévitable, et trop longtemps à craindre dans un État où une révolution si nécessaire, mais si rapide, a laissé des germes de division et de haine, que l'affermissement de la Constitution, par les travaux successifs de l'Assemblée, peut seul étouffer. 
Vous le voyez, Messieurs, j'ai partout supposé la permanence de l'Assemblée nationale, et j'en ai même tiré tous mes arguments en faveur de la sanction royale, qui me paraît le rempart inexpugnable de la liberté politique, pourvu que le Roi ne puisse jamais s'obstiner dans son veto sans dissoudre, ni dissoudre sans convoquer immédiatement une autre assemblée, parce que la Constitution ne doit pas permettre que le corps social soit jamais sans représentants ; pourvu qu'une loi constitutionnelle déclare tous les impôts et même l'armée annulé-; de droit, trois mois après la dissolution de l'Assemblée nationale; pourvu enfin que la responsabilité des ministres soit toujours exercée avec la plus in¬ flexible rigueur. Et quand la chose publique ne devrait pas s'améliorer chaque année des progrès de la raison publique, ne suffirait-il pas, pour nous décider à prononcer l'annualité de l'Assemblée nationale, de jeter un coup d'œil sur l'effrayante étendue de nos devoirs? 
Les finances seules appellent, peut-être pour un demi-siècle, nos travaux. 
Qui de nous, j'ose le demander, a calculé l'ac¬ tion immédiate et la réaction plus éloignée de cette multitude d'impôts qui nous écrasent, sur la richesse générale, dont on reconnaît enfin que l'on ne peut plus se passer? 
Est-il un seul de nos impôts dont on ait ima¬ giné d'approfondir l'influence sur l'aisance du travailleur, aisance sans laquelle une nation ne peut jamais être riche ? 
Savez-vous jusqu'à quel point l'inquisition, l'espionnage et la délation assurent le produit des uns? Êtes-vous assez instruits que le génie fiscal n'a recours qu'au fusil, à la potence et aux galères, pour prévenir la diminution des autres ? 
Est-il impossible d'imaginer quelque chose de moins ridiculement absurde, de moins horriblement partial, que ce système de finance que nos grands financiers ont trouvé si bien balancé jusqu'à présent ? 
A-t-on des idées assez claires de la propriété, et ces idées sont-elles assez répandues dans la généralité des hommes, pour assurer aux lois qu'elles produiront cette espèce d'obéissance qui ne répugna jamais à l'homme raisonnable, et qui honore l'homme de bien ? 
Aurez-vous jamais un crédit national aussi longtemps qu'une loi ne vous garantira pas que tous les ans la nation assemblée recevra des administrateurs des finances un compte exact de leur gestion, que tous les créanciers de l'Etat pourront demander chaque année à la nation le payement des intérêts qui leur sont dus ; que tous les ans enfin l'étranger saura où trouver la nation qui craindra toujours de se déshonorer : ce qui n'inquiétera jamais les ministres ? 
Si vous passez des finances aux codes civil et criminel, ne voyez-vous pas que l'impossibilité d'en rédiger qui soient dignes de vous avant une longue période, ne saurait vous dispenser de profiter des lumières qui seront l'acquisition de chaque année ? Vous en reposerez-vous encore, pour les améliorations provisoires qui peuvent s'adapter aux circonstances, sur des ministres qui croiront avoir tout fait quand ils auront dit : le Roi sait tout, car je lui ai tout appris, et je n'ai fait qu'exécuter ses ordres absolus que je lui ai dit de me donner ? 
Peut-être, pour éloigner le retour des Assemblées nationales, on vous proposera une commission intermédiaire ; mais cette commission intermédiaire fera ce que ferait l'Assemblée nationale, et alors je ne vois pas pourquoi celle-ci ne se rassemblerait pas ; ou elle n'aura pas le pouvoir de faire ce que ferait l'Assemblée, et alors elle ne la suppléera pas. Et ne voyez-vous pas d'ailleurs que cette commission deviendrait le corps où le ministère viendrait se recruter, et que, pour y parvenir, on deviendrait insensiblement le docile instrument de la cour et de l'intrigue ? 
Ou a soutenu que le peu d'esprit public s'oppose au retour annuel de l'Assemblée nationale. Mais comment formerez-vous mieux cet esprit public, qu'en rapprochant les époques où chaque citoyen sera appelé à en donner des preuves ? Pouvait -il exister cet esprit public, quand la fatale division des ordres absorbait tout ce qu'elle n'avilissait pas ; quand tous les citoyens grands et petits, n'avaient d'autres ressources contre les humiliations et l'insouciance, et d'autre dédommagement de leur nullité que les spectacles, la chasse, l'intrigue, la cabale, le jeu, tous les vices ? 
On a objecté les frais immenses d'une élection et d'une assemblée nationale annuelle ! 
Tout est calculé ; 3 millions forment la substance de celte grande objection. Et que sont 3 millions pour une nation qui en paye 600, et qui n'en aurait pas 350 à payer, si, depuis trente ans, elle avait eu annuellement une Assemblée nationale ? 
On a été jusqu'à me dire ; qui voudra être membre de l'Assemblée nationale, si elle a des sessions annuelles ? Et je réponds à ces étranges paroles : ce ne sera pas vous qui le demandez... mais ce sera tout digne membre du clergé qui voudra et qui pourra prouver aux malheureux combien le clergé est utile ; tout digne membre de la noblesse qui voudra et pourra prouver à la nation que la noblesse aussi peut la servir de plus d'une manière. Ce sera tout membre des communes qui voudra dire à tout noble enorgueilli de son titre ; combien de fois avez-vous siégé parmi les législateurs? 
Enfin, les Anglais, qui ont tout fait, dit-on, s'assemblent néanmoins tous les ans, et trouvent toujours quelque> chose à faire.,., et les Français, qui ont tout à faire ne s'assembleraient pas tous les ans !. . . . 
Nous aurons donc une assemblée permanente, et cette institution sublime serait à elle seule le contre-poids suffisant du veto royal. 
Quoi ! disent ceux qu'un grand pouvoir effraie, parce qu'ils ne savent le juger que par ses abus, le veto royal serait sans limites ! Il n'y aurait pas un moment déterminé par la Constitution où ce veto ne pourrait plus entraver la puissance législative! Ne serait-ce pas un despotisme que le gouvernement où le Roi pourrait dire : Voilà la volonté de mon peuple; mais la mienne lui est contraire, et c'est la mienne qui prévaudra. 
Ceux qui sont agités de cette crainte proposent ce qu'ils appellent un veto suspensif, c'est-à-dire que le roi pourra refuser sa sanction à un projet de loi qu'il désapprouve; il pourra dissou¬ dre l'Assemblée nationale, ou en attendre une nouvelle ; mais si cette nouvelle Assemblée lui représente la même loi qu'il a rejetée, il sera forcé de l'admettre. 
Voici leur raisonnement dans toute sa force. Quand le Roi refuse de sanctionner la loi que 1 Assemblée nationale lui propose, il est à supposer qu'il juge cette loi contraire aux intérêts du peuple, ou qu'elle usurpe sur le pouvoir exécutif qui réside en lui, et qu'il doit défendre : dans ce cas, il en appelle à la nation ; elle nomme une nouvelle législature, elle confie son vœu à ses nouveaux représentants, par conséquent elle pro¬ nonce : il faut que le Roi se soumette, ou qu'il dénie l'autorité du tribunal suprême auquel lui-même en avait appelé. 
Cette expression est très-spécieuse, et je ne suis parvenu à en sentir la fausseté qu'en examinant la question sous tous ses aspects ; mais on a pu déjà voir, et l'on remarquera davantage encore dans le cours des opinions, que : 
1° Elle suppose faussement qu'il est impossible qu'une seconde législature n'apporte pas le vœu du peuple. — 2° Elle suppose faussement que le Roi sera tenté de prolonger son veto contre le vœu connu de la nation. — 3° Elle suppose que le veto suspensif n'a point d'inconvénients, tandis qu'à plusieurs égards il a les mêmes inconvénients que si l'on n'accordait au Roi aucun veto 1
J'ose vous promettre d'établir invinciblement ces trois points entre toutes les objections que susciteront à la sanction royale les partisans du veto suspensif, lorsqu'à la fin du débat il me sera permis de leur répondre.
Il a fallu rendre la couronne héréditaire, pour qu'elle ne fût pas une cause perpétuelle de bouleversements ; il en est résulté la nécessité de rendre la personne du Roi irréprochable et sacrée, sans quoi on n'aurait jamais mis le trône à l'abri des ambitieux : or, quelle n'est pas déjà la puissance d'un chef héréditaire et rendu inviolable ! Le refus de faire exécuter une loi qu'il jugerait contraire à ses intérêts, dont sa qualité de chef du pouvoir exécutif le rend gardien, ce refus suffira-t-il pour le faire déchoir de ses hautes prérogatives ? Ce serait détruire d'une main ce que vous auriez élevé de l'autre, ce serait associer à une précaution de paix et de sûreté le moyen le plus propre à soulever sans cesse les plus terribles orages ? 
Passez de cette considération aux instruments du pouvoir qui doivent être entre les mains du chef de la nation. C'est à vingt-cinq millions d'hommes qu'il doit commander ; c'est sur tous les points d'une étendue de trente mille lieues carrées que son pouvoir doit être sans cesse prêt à se montrer pour protéger ou défendre, et l'on prétendrait que le chef, dépositaire légitime des moyens que ce pouvoir exige, pourrait être contraint de faire exécuter des lois qu'il n'aurait pas consenties ! Mais par quels troubles affreux, par quelles insurrections convulsives et sanguinaires voudrait-on donc nous faire passer pour combattre sa résistance ? Quand la loi est sous la sauve¬ garde de l'opinion publique, elle devient vraiment impérieuse pour le chef que vous avez armé de toute la force publique ; mais quel est le moment où l'on peut compter sur cet empire de l'opinion publique ? N'est-ce pas lorsque le chef du pouvoir exécutif a lui-même donné son consentement à la loi, et que ce consentement est connu de tous les citoyens ? N'est-ce pas uniquement alors que l'opinion publique le place irrévocablement au-dessus de lui, et le force, sous peine de devenir un objet d'horreur, à exécuter ce qu'il a promis ; car son consentement en qualité de chef de la puissance exécutive, n'est autre chose que l'engagement solennel de faire exécuter la loi qu'il vient de revêtir de sa sanction. 
Et qu'on ne dise pas que les généraux d'armée sont dépositaires de très-grandes forces et sont néanmoins obligés d'obéir à des ordres supérieurs, quelle que soit leur opinion sur la nature de ces ordres. Les généraux d'armée ne sont pas des chefs héréditaires ; leur personne n'est pas inviolable, leur autorité cesse en présence de celui dont ils exécutent les ordres ; et si l'on voulait pousser plus loin la comparaison, l'on serait forcé de convenir que ceux-là sont pour l'ordinaire de très-mauvais généraux qui exécutent des dispositions qu'ils n'ont pas approuvées. Voilà donc le danger que vous allez courir ? Et dans quel but ? Où est la véritable efficacité du veto suspensif ? 
N'est-il pas besoin, comme dans mon système, que certaines précautions contre le veto royal soient prises dans la Constitution ? Si le Roi renverse les précautions, ne se mettra-t-il pas aisément au-dessus de la loi ? Votre formule est donc inutile dans votre propre théorie, et je la trouve dangereuse dans la mienne. 
On ne peut supposer le refus de la sanction royale que dans deux cas : 
Dans celui où le monarque jugerait que la loi proposée blesserait les intérêts de la nation, et dans celui où, trompé par ses ministres, il résisterait à des lois contraires à leurs vues personnelles. 
Or, dans l'une et l'autre de ces suppositions, le Roi ou ses ministres, privés de la faculté d'empêcher la loi par le moyen paisible d'un veto légal, n'auraient-ils pas recours à une résistance illégale et violente, selon qu'ils mettraient à la loi plus ou moins d'importance ? Peut-on douter qu'ils ne préparassent leurs moyens de très-bonne heure? Car il est toujours facile de préjuger le degré d'attachement que la puissance législative aura pour sa loi. 
Il se pourrait donc que le pouvoir législatif se trouvât enchaîné à l'instant marqué par la Constitution, pour rendre le veto royal impuissant, tandis que si ce veto reste toujours possible, la résistance illégale et violente devenant inutile au prince, ne peut plus être employée sans en faire aux yeux de toute la nation un révolté contre la Constitution, circonstance qui rend bientôt une telle résistance infiniment dangereuse pour le Roi lui-même et surtout pour ses ministres. Remarquez bien que ce danger n'est plus le même lorsque le prince n'aurait résisté qu'à une loi qu'il n'aurait pas consentie. 
Dans ce dernier cas, comme la résistance violente et illégale peut toujours être appuyée par des prétextes plausibles, l'insurrection du pouvoir exécutif contre la Constitution trouve toujours des partisans, surtout quand elle est le fait du monarque. Avec quelle facilité la Suède n'est-elle pas retournée au despotisme, pour avoir voulu que son roi, quoique héréditaire, ne fût que l'instrument passif et aveugle des volontés du sénat? 
N'armons donc pas le Roi contre le pouvoir législatif, en lui faisant entrevoir un instant quel¬ conque où l'on se passerait de sa volonté, et où par conséquent il n'en serait que l'exécuteur aveugle et forcé. Sachons voir que la nation trouvera plus de sûreté et de tranquillité dans les lois expressément consenties par son chef, que dans les résolutions où il n'aurait aucune part et qui contrasteraient avec la puissance dont il faudrait en tout état de cause le revêtir. Sachons que dès que nous avons placé la couronne dans une famille désignée, que nous en avons fait le patri¬ moine de ses aînés, il est imprudent de les alarmer en les assujettissant à un pouvoir législatif dont la force reste en leurs mains, et où cependant leur opinion serait méprisée. Ce mépris revient enfin à la personne, et le dépositaire de toutes les forces de l'empire français ne peut pas être méprisé sans les plus grands dangers. 
Par une suite de ces considérations puisées dans le cœur humain et dans l'expérience, le Roi doit avoir le pouvoir d'agir sur l'Assemblée nationale en la faisant réélire. Cette sorte d'action est nécessaire pour laisser au Roi un moyen légal et paisible de faire à son tour agréer les lois qu'il jugerait utiles à la nation, et auxquelles l'As¬ semblée nationale résisterait : rien ne serait moins dangereux -, car il faudrait bien que le Roi comptât sur le vœu de la nation, si pour faire agréer une loi il avait recours à une élection de nouveaux membres; et quand la nation et le Roi se réunissent à désirer une loi, la résistance du Corps législatif ne peut plus avoir que deux causes : ou a corruption de ses membres, et alors leur remplacement est un bien ; ou un doute sur l'opinion publique, et alors le meilleur moyen de l'éclairer est sans doute une élection de nouveaux membres. 
Je me résume en un seul mot, Messieurs : annualité de l'Assemblée nationale ; annualité de l'armée ; annualité de l'impôt ; responsabilité des ministres, et la sanction royale sans restriction écrite, mais parfaitement limitée de fait, sera le palladium de la liberté nationale, et le plus précieux exercice de la liberté du peuple. 
L'on ordonne l'impression des discours.

 

 

(1) Voilà de ces formes, sans doute, qui n'appartiennent point à un discours arrangé. Mais quand, par un mode très-vicieux de discussion, on a, comme chez nous, rendu physiquement impossible de débattre, et mis chaque chef d'opinion dans la nécessité d'attendre trois jours pour réfuter des objections quelquefois oubliées de leurs auteurs mêmes (heureux encore s'd y parvient), l'homme qui aime plus la chose publique que sa réputation, est obligé d'anticiper ainsi et de prémunir autant qu'il est en lui l'Assemblée ou il ne sera pas maître de reprendre la parole. J'ai demandé la réplique hier, elle m'a été refusée ; j'ose croire cependant que j'eusse ré¬ duit les partisans du veto suspensif dans leurs derniers retranchements. 
Je les invite seulement aujourd'hui à réfléchir sur la formidable puissance dont le roi d'un grand empire est nécessairement revêtu, et combien il est dangereux de le provoquer à la diriger contre le Corps législatif, comme il arrive infailliblement, si l'on détermine un moment quelconque où il ne voie aucun moyen d'échapper à la nécessité de promulguer une loi qu'il n'aurait pas consentie. (Note de M. de Mirabeau.)