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Dévotions contemporaines

Les circonstances - la réclusion chez soi, le travail le plus souvent à distance - m'auront, comme bien d'autres contraint à pratiquer l'extériorité avec une conscience bien différente d'auparavant, à la fois contrainte, contraignante et ludique. Je crois bien avoir deviné ce que se replier sur soi peut signifier : derrière ces gestes trop spontanés pour n'être pas archaïques de mains et bras protégeant le visage, derrière ce corps qui se recroqueville ou se rapetasse quelque chose d'une rémanence embryonnaire … ne pas avoir mal ou le moins possible ; ne pas avoir peur.

Se réfugier. Le refuge. Je n'y avais jamais songé en ces termes : nous sommes tous des réfugiés. Étymologiquement, nous fuyons, cherchons sécurité en reculant. Le biologiste parlait autrefois de milieu intérieur - j'aime assez l'idée que nous soyons à l'intersection de cet intérieur et de cet extérieur en effort de constamment chercher à nous faire place … à nous fuir nous-mêmes en envahissant le monde, à fuir le monde et ses dangers en nous repliant sur nos havres, nos terres, nos demeures.

Selon les époques, les crises ou les avancées, le monde peut paraître plus ou moins périlleux mais selon la place que nous y occupons, sembler plus ou moins prometteur de le braver : il n'est souvent pas mieux considéré que comme notre terrain de jeu, la forme de notre puissance rêvée.

Des mots, des gestes surnagent néanmoins après plus d'une année de crise sanitaire, d'enfermement, de couvre-feux, de lieux fermés.

Corps agités ; culte frénétique

Je suis d'une génération où, parlant du corps, on évoquait bien d'autres exaltations. Il n'est plus question désormais que de chairs fermes, de muscles aguerris, de santé et de forme … je ne suis pas certain qu'on y ait gagné au change. Par crainte de la maladie, mais aussi pour se conformer à la nouvelle vulgate écolo-vegan, l'heure est au dégraissage ; à l'épuration.

Les corps de tordent et contorsionnent ; s'agitent et s’époumonent. A croire que ces sudations vertueuses, ces exhalaisons contrites et contraintes attestent d'égarements passés désormais reconnus d'une pénitence enfin entamée. Il y a dans ces tropes et torsions quelque chose du chemin de croix, d'une conversion intime qui va bien au-delà d'un engouement passager ou d'une contrainte circonstancielle. Le bourgeois parisien sort de la nuit épaisse de la surconsommation et de l'obsolescence et emprunte désormais le sentier étroit de la saine frugalité et du renoncement.

La nouvelle vulgate, insidieusement comminatoire s'impose à tous d'autant que nos errements, invariablement, seront dénoncés par nos ventres ronds, nos bourrelets, nos silhouettes épaissies ! Je regarde ces étranges sectateurs et suspecte les prémisses de la prochaine inquisition. Ces calvinistes d'un nouvel âge ne fouailleront plus dans nos âmes mais jaugeront notre pesanteur, notre masse corporelle ou que sais-je d'autre ! Au nom de beaux et vertueux principes, comme toujours. Il n'est rien de pire que la morale racornie. Le ressentiment n'y est jamais loin.

Les torses se bombent, les muscles prompts à bondir de leur habitacles usuels s’exhibent avec obscène vanité comme si notre humanité se jouait en cette parade sordide où, en espaces réservés à la chose, les gladiateurs modernes affûtaient leurs armes … mais pour quel public ?

Oh ce n'est assurément pas que la chose me gêne ni que j'eusse en quelque manière prétention à en critiquer la pratique. J'essaie seulement de discerner s'il s'agit ici seulement de l'écume de jours un peu troubles et incertains ou d'une inclinaison plus profonde et durable. On eût beau, en mes temps de jeunesse, proclamer avec un cynisme pas même masqué mens sana in corpore sano, en réalité, ce culte du corps passait loin derrière les choses de la pensée, de l'intelligence et des arts. Passe encore qu'on prît considération pour les activités manuelles mais le corps ! non décidément il suintait encore bien trop passions troubles, culpabilité diffuse ou endémique fragilité pour qu'on lui accordât plus qu'un soin discret à seulement l'entretenir.

C'est qu'il y a bien de différences entre entretenir et s'entraîner. Qu'un corps sain - mais que met-on dans ce vocable ? - se doive être soigné n'est jamais qu'illustration de cette lutte constante et d'ailleurs invariablement perdue contre l'entropie : nous parvenons provisoirement à restaurer ou à désaltérer qui ne sont jamais que des façons d'écrire désabîmer. L'hygiène n'est pas tant affaire de pureté que de lutte contre la salissure envahissante et l'étiolement. Quand s'y mêle le désir de pureté, invariablement débute la conquête, l'emprise, la suspicion de l'autre. Entraîner revient toujours à tirer derrière soi, à emmener ou plutôt emporter ; à laisser glisser vers soi sur cette pente où l'on incline.

Il y a quelque chose, ici, du rituel et j'augure qu'il n'engage pas seulement le corps. Ce n'est certainement pas un hasard si, dans les cénacles autorisés et dans cette novlangue qui en simulacre de scientificité nous offre seulement sa culpabilité rongée de préjugés, on s'attarde tant sur les valeurs du sport. Qu'importent les valeurs : en l'occurrence c'est avouer l'intention sinon moralisatrice en tout cas pédagogique qui se terre sous cet éloge sournois du sport.

Sans doute le déni du corps autrefois pratiqué ne valait-il pas mieux que ce physicalisme forcené ! Mais ceci révèle en tout cas notre impuissance à établir cet équilibre entre esprit et corps que suggérait la maxime de Juvénal. Le fléau de la balance penche désormais du côté du corps après qu'un christianisme ombrageux l'eut voué à toutes les turpitudes. Qui comprendra jamais qu'un culte valant l'autre, les dérives n'y sont pas même inverses ; semblables.

Ô, certes, j'eusse préféré qu'on vantât - un tout petit plus - arts et connaissances ; et cette lecture qui nous offre retrait suffisant pour n'être pas systématiquement éclaboussé par l'écume ravageuse du temps.

Je m'amusais, l'autre jour, de constater que non loin de tous ceux-là qui s’époumonaient à contraindre leurs muscles, ici, adossée à la statue de la liberté qui achève l’île aux cygnes, une jeune femme - ô chose extraordinaire, presque un miracle que je craignis un instant de profaner en le photographiant, oui, dos voûté sur l'instrument du crime, une jeune femme … lisait.

Je finis par comprendre que c'était aussi affaire de lieu - voire de classe sociale. Au jardin du Luxembourg, non loin de la Sorbonne ou des grands établissements de l'élite parisienne, la lecture était événement moins rare. J'aime à penser en tout cas que parcs et jardins soient lieux précieux de respiration et de silence.

Ici cette jeune femme qui semble ne pas vouloir s'arrêter de travailler mais transporte son télétravail de son appartement au parc, ou, casque dans les oreilles, ordinateur sur les genoux, et sac sur la chaise à côté, a seulement transplanté ses cours en zoom de son studio au jardin.

La crise en réalité nous fait inverser nos parcours : d'ordinaire l'espace de la ville n'est que celui d'un itinéraire qui de notre domicile nous conduit vers notre travail. Désormais il redevient lieu de vie qui est devenu centre autour de quoi gravitent nos existences sociales autant que privées.

Tous dehors ! tel est le soupir que l'on croit deviner où respire autant l'espoir de spectacles que celui plus ordinaire mais pas moins précieux de ces instants attardés aux terrasses de bistrots.

L'espace de la ville ou du village ne nous est supportable que s'il est aussi celui où l'on traîne, s'égare, se prélasse. Comme il en serait d'une forêt

 

Entre celui-ci qui se tord à vouloir tendre ses muscles et ces deux-là, qui auront reconquis la rue d'en savoir faire lieu où musarder, s'amuser, bavarder et offrir moment de paresse, je sais où balance mon cœur.

Je crois bien n'aimer que ces instants suspendus que l'on s'offre ou qu'on vous offre ; que parfois même l'on vous impose. Je crois bien, plutôt que de cette inlassable agitation, il vaudrait mieux parvenir enfin à faire l'éloge de la lenteur. Nous nous sommes tous, à un moment ou à un autre, moqués de ces vieillards assis sur leur banc à l'entrée du village, tête appuyée sur le coude de leurs cannes, ne faisant rien, devisant à peine, regardant moins réprobateurs qu'amusés la vaine agitation de la rue. Nous avions tellement été prévenus contre les dangers de la paresse et de l'inaction.

J'ai aimé cette phrase de Léon Blum s'adressant aux derniers mois de sa vie à ses amis : Venez me voir, j'ai seulement besoin d'un peu de paresse … De paresse, sans doute ! de lenteur , ô que oui. D'où tenons-nous qu'il nous faille sans arrêt nous agiter ? D'où tenons-nous si ce n'est de quelque injonction parentale que ne rien faire fût faute dirimante ?

Je regarde cette femme, assise là, à l'ombre de la statue s'affairant à quelque arrangement de crochet, tricot ou à simplement dénouer fil entremêlé, couverte, masquée, seule … Je reconnais ce geste, ce fut si souvent celui de ma mère qui ne cherchait pas tant à faire, réaliser ou œuvrer qu'à occuper ses mains pendant qu'elle lisait, parlait ou regardait la TV, comme si elle ne savait qu'en faire ou qu'il fallût bien les mettre quelque part … J'imagine en cette ombre recherchée, ce qui peut s'y réunir d'envie entremêlée de vie sociale mais de retrait, de silence mais de discret bruissement de foule ; d'air mais d'ombre ; d'intimité aventurée à l'extérieur.

Sortir, être dehors semble devenu une fin en soi. Un impérieux besoin.

D'entre les Rêveries d'un promeneur solitaire et le Voyageur et son ombre, ente un Aristote philosophant en se promenant dans les jardins et les rues ou le il faut cultiver notre jardin de Voltaire, les références ne sont pas si rares qui semblent d'autant moins faire contre-poids au poêle de Descartes ou à la librairie de Montaigne que les deux parcoururent le monde, y combattirent ou même y coururent les honneurs.

Je n'ignore décidément pas, mais il importe de sans cesse le dire et répéter, qu'il ne saurait y avoir de lumière sans ombre ; ni d'intimité sans tonitruante extériorité. Etre au monde c'est moins être entre les deux que constamment naviguer entre eux, y être écartelé ou épaissi. C'est selon.

L'humain ne se soupèse, décidément, qu'en face du monde. C'est bien de le perdre qu'il a le plus peur.

 

Alors on court, on trottine - il paraît que c'est du footing - on revêt des tenues d'un goût très sûr : prétexte peut-être simplement à ne pas porter de masque. Sans compter tous ceux qui s'adonnent désormais à la boxe. J'avoue, à ma très minisculissime honte, avoir toujours, par ignorance peut-être, considéré la boxe comme une pratique de brutes épaisses - les faciès écrasés, leurs nez cassés y durent contribuer - et avoir légèrement ironisé en entendant évoqué la boxe comme un noble art.

Je sais bien que les sports, toujours, sont d formes sublimées de la violence, de la guerre fût-ce contre soi-même. Qu'au même titre que les rituels ou que les fêtes, ils fonctionnent comme des exutoires finalement bien utiles pour canaliser colères et hargne ; et ressouder un corps social que trop de divisions, de peurs ou de colères manqueraient de faire exploser. Mais ici il ne s'agit pas de sport spectacle où le public hurle - invectives, injures et délires racistes à l'occasion - en un stade saturé de sueur, de bière et de sotte excitation ! non, il s'agit de ce sport que l'on pratique pas même pour l'autre … pour soi seulement, à l'instar des selfies : serions-nous à ce point devenus egolâtres que le monde extérieur que nous parcourons importerait moins que notre misérable petite personne ; que notre environnement ne fût qu'aimable prétexte et sordide faire-valoir ? Ou que le désarroi face à un monde qui laisse augurer plus de peurs que d'opportunités nous eût à ce point enfermés en nous mêmes que même le verbe sortir parût mensonge éhonté voire impossibilité ontologique ?

 

Ça boxe, ou ça simule les gestes de la boxe, donc. Mais toujours avec un coach. Marché prometteur, assurément, que celui de ces entraineurs personnels aux compétences venues de nulle part, officiant en tout parc, jardins ou berges. Le plus insolite demeure, pour moi, que ce fût désormais, le fait également de jeunes femmes. Qu'on n'y suspecte aucune misogynie et nul machisme primaire, de grâce ! Mais en tout cas cela écorne évidemment le préjugé - que j'avoue - de la brute épaisse … Quitte à prendre soin de son corps, à vouloir s'entraîner pour compenser au moins les dégâts collatéraux de nos inerties et réclusions, pourquoi choisir cette pratique si belliqueuse au moins en ses gestes élémentaires ?

Je n'y trouve pas de réponse ; ceci a-t-il d'ailleurs importance ?

 

Qu'ils courent ; s'agitent et suent !

Mais ne pourraient-ils pas au moins, à l'occasion se déconnecter ? Tant invariablement cette illusion d'être relié à tout, dénoue l'ultime filament qui nous faisait au moins approcher l'autre .

Ces deux-là prirent quelque pause pour déjeuner au bord de l'eau mais quoi on bon couple moderne, ils se tournent le dos … il ne sont pas ensemble ; lui, s'ennuie et comme désormais en de tel cas, regarde son téléphone moins par intérêt, je parie, que par désœuvrement.

Elle au contraire pose son vélo, se garantit après essoufflement, quelque répit pour repartir de plus belle. Premier geste, garanti, automatique avec une régularité de métronome, saisit son téléphone. Pardi on ne peut en même temps y chercher un message et pédaler. Mais que diable aurait-il bien pu se produire dans le court intervalle où elle pédala ?

Je leur crois décidément préférer celles-ci qui dessinent

ou ceux-là qui bavardent …