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1001 photos : histoire de victimes ; victimes d'histoire

Ce que je vais faire ici - rapprocher ces photos - je ne devrais pas le faire - en tout pas pour le florilège de contresens que je vais, intentionnellement, provoquer. Toutes les guerres font des victimes mais toutes les victimes ne se valent pas. Quand il s'agit de victimes civiles, nous avons parfois du mal à les considérer innocentes tant, au moins par passivité, elles ont vraisemblablement été complices - au moins indirectes - des crimes et forfaitures commises. Les guerres produisent malaisément des jugements nuancées et se complaisent dans les manichéismes les plus obtus.

Comment, sinon avec effroi regarder celle-ci donnant une mère à voir, protégée par un masque à gaz, promenant son bébé dans un landau à peine protégé par un tissu dans ce Berlin de 1943 ? Kurfürstendamm, l'avenue n'est pas anodine ; devant un cinéma - le sigle de l'UFA le suggère - S'appelle-t-il Gloria comme le laissent entendre les cinq lettres ? Ce serait ironique ! pas moins en tout cas que le titre du film Voyage dans le passé !

Rien ici n'est normal mais le voudrait paraître : ma mère qui fait figure d'automate ; l'allée vide de tout passant ! La destruction est partout, qui se devine au reste plus qu'elle ne se voit. En réalité on ne voit que cette mère et le landau qu'elle pousse comme si rien d'autre n'avait d'importance ou qu'elle fût indifférente à son monde du passé en train irrémédiablement de s'écrouler;

Est-ce cela que le photographe voulut transmettre ? l'idée que le peuple allemand ferait face, indéfectiblement, quoiqu'il arrive, jusqu'au bout , jusqu'au suicide ? Mais alors, non, cette photo ne suscite pas la compassion ; mais la répulsion devant ce qui ne serait rien d'autre que du fanatisme.

Voici bien toute l'ambivalence du regard : le nôtre comme celui du photographe. Ce dernier n'a que très rarement adopté nuances face aux réalisations du peuple allemand ou de son régime ; nous en sommes d'autant moins enclins à éprouver quelque compassion pour cette femme qui, après tout, en tant que civile, n'est éventuellement qu'une malencontreuse victime … mais fait peut-être partie de ces allemands si sottement endoctrinés et fascinés qu'ils iront demain au suicide avec la même ferveur que Hitler l'est condamna avec mépris.

C'est exactement cette identique gêne éprouvée devant cet autre cliché pris trois ans plus tard à Dresde. La paix est revenue et règne sur un paysage de cendres, de ruines et d'aveuglement.

Fred Ramage prit cette photo en 46. Un an auparavant, les raids aériens ont détruit la ville et fait plus de 25000 mots. Tout est fait pour susciter sinon de l'admiration au moins de la compassion pour ces deux personnages, au centre de l'image que le photographe a nommés au dos de la photo. Volontaires âgés, qui devraient assurément être ailleurs et se reposer ou consoler d'années pénibles, cruelles et macabres, comment ne pas éprouver comme l'ombre du respect pour ces deux-là qui, malgré tout, entreprennent de participer à la reconstruction de la ville.

Pourquoi, néanmoins, ce respect est-il si lourd à observer ?

Je vois ici plutôt une infinie solitude : personne ne se regarde ; personne ne voit rien et ne paraît même vouloir entamer une quelconque relation avec l'autre. Même le vieux couple ne se regarde pas et l'homme tend la brique à son épouse sans même baisser les vieux. Ombres d'eux-mêmes, ils ne sont plus que ceci - les ectoplasmes n’inspirant ni plus peur que pitié ; pas même honte.

Les clichés abondent en cette année 46 du vaillant peuple allemand participant à la reconstruction de son pays dévasté : les temps avaient changé déjà. Face à l'appétit stalinien, face à l'hydre soviétique, le peuple allemand devenait un allié qu'il faudrait épauler. Bientôt le débat sur la culpabilité allemande et la riposte des uns - nous ne savions pas comme dans la bouche de M Dietrich dans ce film de S Kramer de 1961 - ou les piètres explications des autres - Befehl ist Befehl - qui longtemps laissera des traces parce qu'il révèle notre totale incompréhension devant ce qui alors se passa : autant la réelle complicité au moins par lâcheté passive des allemands, notre indifférence à tout ce qui n'était pas notre propre histoire ; notre impardonnable aveuglement.

Oui, les guerres, surtout les deux mondiales, impliquèrent plus que jamais les populations civiles et parfois les prirent en otage ; oui, les guerres représentent toujours l'intrusion brutale et souvent injuste de la grande histoire dans la toute petite, la sienne, celle des individus, des anonymes, des familles et, oui, parfois, souvent, les victimes sont innocentes. D'où vient - seulement le préjugé ? - que la compassion soit si lente voire impossible à se manifester ? Comme en ce cliché d' Eisenstaedt pris en décembre 45. Le photographe a demandé à la jeune femme s'il pouvait la prendre en photo, elle a immédiatement, après s'être inclinée, pris la pose, serrant son enfant dans ses bras, comme le ferait toute mère. Tout laisse à penser à un tableau de madone à l'enfant pourtant à bien regarder tout à l'arrière respire la destruction total, la crainte de l'enfant, le renoncement de la femme. Elle est en habit traditionnel : qu'a-t-elle pensé de tout cela ; de la guerre menée par son pays ; de l'engagement à mort, à outrance des hommes ? Y songea-t-elle seulement tant dans ces cultures l'opinion des femmes comptaient pour rien ; tant, peut-être, elles-mêmes se jugeaient-elle quantité négligeable comme leur éducation le leur avait eu enseigné …

Autrement qu'avec les camps, mais avec la même radicalité fougueuse, on avait atteint ici la pointe extrême de la haine, de la destruction, de la rage … A la limite de l'humain.

Je pense souvent à cette formule de Léon Blum suggérant que l'atroce en l'affaire demeure que pour les abattre, nous aurons fini par leur ressembler. Je crains bien qu'il n'eût raison : nos forces destructrices valaient bien les leurs et le monde que nous avons bâti, après eux, est d'une rare violence.

Les deux seules véritables victimes ici sont l'humanité elle-même - que l'on aura niée au-delà de toute mesure - et le monde dont on aura montré avec la bombe que la destruction était à notre portée.

Nous l'avons accompli cette double négation évoquée par G Bataille mais cet accomplissement est loin d'être celui de notre humanité ; bien plutôt celui de notre déréliction.

Comme si nous n'avions eu de cesse de semer notre chemin des embûches de la mort ou que nous ne fussions jamais sortis de cet âge précoce où le sadisme régnant en maître fût le truchement de notre évolution.

Parler de victimes c'est parler encore de sacrifices ; c'est suggérer - et un R Girard l'eût fait - que le mimétisme évoqué par L Blum loin d'être anodin, serait plutôt le signe que nous n'aurions jamais encore quitté les rives du sacré ; jamais compris encore combien le chemin du mimétisme n'était que le morne bégaiement de la violence ; combien c'était de sainteté dont nous avions besoin ; pas de sacré.

Je regarde ces photos : elles sont, une parmi des milliers, que W Brasse, lui-même déporté, dut prendre puisqu'il avait été affecté à l'unité d'identification des camps.

Ce ne sont assurément pas ici des photos d'art encore moins de photojournalisme. Pourtant si l'on y reconnaît le métier de Brasse, c'est par le soin mis quand il le pouvait, pour rendre quelque humanité à ceux qu'il portraiturait. Ici Czeslawa Kwoka, jeune polonaise de 14 ans, qui venait d'être battue par une kapo. La coiffe que la jeune fille est autorisée à remettre, le regard porté, lui redonne une dignité et une beauté qui signe toute la fierté d'être. Celle-ci assurément est victime innocente ; elle mourra et laisse par ces trois clichés une trace qui empèse nos cœurs jusqu'au silence implacable.

Ici même dans les clichés de gauche et de droite où elle ne nous regarde pas, elle nous interpelle - je veux dire nous appelle. Elle non plus n'accuse pas, rien ni personne ; pas plus que ces hommes derrière les barbelés à Buchenwald. Elle ne suggère même pas de ne pas oublier. A ce moment, à son âge et dans cette situation, sans doute n'a-t-elle plus le sens du temps, ni plus celui de son maigre passé que de son impossible futur. A ce moment, miraculeusement, elle est l'instant incarné. Elle est la présence absolue.

Ce prochain qui s'avance et que nous ne pouvons pas ne pas aimer.

Est-il plus troublant que cette photo de cette jeune femme tenant contre elle son jeune frère ? Elle est de Cornelius Ryan, l'auteur du Jour le plus long. Alors à Jérusalem où il dirige le bureau du Daily Telegraph, il les photographie : ces deux-là sont des réfugiés polonais. Rescapés des camps ; réfugiés en Palestine on vient de leur interdire d'y demeurer. Ils seront déportés une seconde fois. Une seconde fois on vient leur barrer la route d'un avenir.

Victime de l'horreur, victime de l'indifférence ; victime de la froideur coupable des affairements administratifs et des intérêts d’États déjà oublieux de leur devoir moral. A ce moment précis ils sont la solitude radicale.

L'évidement de toute solidarité.

Rien, personne ne les regarde … ils ne sont déjà plus l'affaire de personne. En cet espace étroit où tout respire la bousculade, l'inquiétude et l'empressement, eux, pourtant au centre de tout, sont ceux-là même que l'on évide ; contourne ; ignore.

Non, évidemment, je ne devrais pas juxtaposer ces deux dernières photos car tout dans notre éducation, notre morale, nos habitudes de pensée nous incite à considérer que les souffrances de ces trois êtres méritent notre considération et notre attachement bien plus, en tout cas bien avant celles des autres.

Il n'est pourtant pas de hiérarchie possible ni dans le respect que nous devons à l'autre ni dans la solidarité que nous devrions lui manifester.

Il existe entre les hommes, du fait qu’ils sont des hommes, une solidarité en vertu de laquelle chacun se trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis en sa présence, ou sans qu’il les ignore. Si je ne fais pas ce que je peux pour les empêcher, je suis complice. Si je n’ai pas risqué ma vie pour empêcher l’assassinat d’autres hommes, si je me suis tenu coi, je me sens coupable en un sens qui ne peut être compris de façon adéquate, ni juridiquement, ni politiquement, ni moralement. Que je vive encore, après que de telles choses se sont passées, pèse sur moi comme une culpabilité inexpiable.
Jaspers

Peut-être est-ce pour cela que j'aime tant cette photo de W Eugene Smith : elle peut sembler mièvre. Elle ne l'est pas. Elle a tout de la rédemption. Celui-ci qui vit tant d'horreurs et en photographia tellement, dans le Pacifique, fut longtemps incapable de reprendre son travail de photographe. Ses blessures avaient été tant physiques que morales.

Ce jour-là alors qu'il suivait ses enfants dans ce sous-bois, enthousiastes de la moindre découverte, se tenant par la main comme si ne dépendait que d'eux de sauvegarder l'humain en ce geste si simple, ce jour-là, oui, le photographe comprit que, malgré tout, l'œuvre était encore possible. Mais qui comme d'autres ne photographièrent plus la même chose ; mais la vie plutôt que la mort.

De la même manière que nombreux perdirent la foi après les camps ; que plusieurs artistes se demandèrent si la création artistique avait encore un sens après Auschwitz, de nombreux photographes, même seulement journalistes, doutèrent de la légitimité de leur activité.

A chaque fois pour la même raison : peut-il y avoir représentation quand le réel, en sa terreur même, en barre toute transfiguration possible ; toute métamorphose ? Ce n'est pas l'horrible qui barre la route - Guernica a montré qu'une grande œuvre pouvait naître d'une violence destructrice - c'est bien plutôt l'impossibilité de lui donner un sens humain.

Il y a toujours goujaterie - c'est le moins - quand l'artiste prend toute la place ; escamote l'œuvre dont il est pourtant le desservant ; occulte la réalité qu'il a pourtant vocation à mettre en évidence. Mais quand la réalité elle-même envahit tout l'espace au point d'en chasser toute incertitude humaine, toute fragilité du regard, toute ambivalence possible de l'interprétation ; quand de manière presque obscène s'impose et s'interpose la chose, le geste sans que plus aucun recul de soit désormais possible, alors meurent ensemble, art, sens et humanité.

Alors, non, ceux-là que l'on représentent et que j'ai peut-être indûment mis en parallèle, ne sont ni plus victimes que héros ici mais des bombes d'émotions retenues qu'il nous appartient de faire éclater ou qui nous laissent indifférent.

Alors, oui, ici, comme ailleurs, il y a œuvre quand peut s'engager le dialogue entre celui qui représente, celui qui est représenté et celui qui observe le chant de ce dialogue-là.