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1001 photos

 

Meudon, 1928, cette photo est d'André Kertesz.

Qui représente, à mon sens, l'essence de la photographie qui, à la fois, ne dit rien mais évoque tout, fait émerger un univers entier du sordide et merveilleux entremelés à partir de rien ou presque, à partir de l'anodin … du quotidien.

Le photographe s'attardera longtemps sur ces paysages urbains et sans doute fut-il un des premiers à faire de la ville un objet d'art, quelque chose comme une œuvre que l'on puisse exhausser, dont on puisse faire le portrait.

Meudon, ici, dans ces contrebas du grand viaduc, qui emporte ces trains, enjambant avec un empressement presque dédaigneux une banlieue pas encore chic, pour les mener vers la Bretagne ou au moins Versailles, à partir de Montparnasse. Un peu à l'écart, là en dessous une autre voie ferrée, celle de la ligne menant des Invalides à Versailles, celle-là même qui, dans la tranchée de Bellevue, avait vu le premier grand accident ferroviaire se produire où mourut notamment Dumont d'Urville en 1842. Accident que raconte si bien Yourcenar dans ce passage d'Archives du Nord. Une banlieue en tout cas qui paraît bien moins rutilante et bourgeoise qu'elle ne se vante aujourd'hui d'être ; dont les facades sales et mal entretenues respirent plus la pauvreté ou la négligence d'un pays sans doute mal remis de la guerre alors toute proche encore. Ici comme ailleurs, pauvres, ouvriers, miséreux ou simples petites gens du peuple seront bientôt bousculés par les premiers ressacs de la modernité et rejetés plus loin encore - ne devrait-on pas dire bannis ? On dira banlieue d'abord - les si bien nommées ; on dira quartier ensuite avant d'y sous-entendre que la République les eût désertées de renoncer à s'y imposer.

Pas de perspective, ici ; encore moins de ligne de fuite ! on aurait presque l'impression d'une photo prise au hasard tant rien ni personne n'y appelle véritablement le regard - en tout cas pas plus l'homme au chapeau, distingué, portant ce qui semble être un tableau enveloppé dans du papier journal que sans doute il porte chez un restaurateur ou l'en ramène ; que là-haut cette locomotive fumant tout son saoul sa précipitation à rejoindre Versailles. Le chantier, au pied du viaduc, autant que le virage décrit par la rue descendant, contribuent à boucher la perspective autant qu'en réalité ils la prolongent. Toutes les lignes ici se croisent : celle des immeubles et du viaduc, celle de l'homme au tableau et celle des autres, rares, passants … Pourtant, d'autres photos, de la série, montrent que Kertesz avait minutieusement préparé son affaire et que l'angle de prise de vue devait décidément bien peu au hasard

D'aucuns aimeraient trouver ici quelque écho de ses amitiés surréalistes … Plus simplement j'y lis le propre de la création qui, non seulement donne un sens à ce qu'elle effleure mais en réalité le constitue. Autant que dans les sciences, le hasard ne favorise que les esprit déjà préparés, autant, en art, n'est-il d'œuvre que pour un œil et une oreille prompte à embraser l'épaisseur du réel.

J'aime à croire que ce tableau hâtivement protégé dans ce papier journal est tout sauf un hasard : l'art passe comme on dit un ange passe.

Ce monde, de petits artisans et de bistrôts déglingués, déjà bien déserté, va bientôt disparaître. Mais cette photo raconte presque une expédition : qui d'autre, alors, sinon lui, s'en fût allé tenter l'aventure dans ce monde d'outre-barrières, qui n'intéressait pas grand monde, ces lieux mis au ban - si justement nommés ?