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1001 photos

 

Ce livre, offert, que j'ai commencé à feuilleter. Les photos sont classées par ordre chronologique. Surpris d'en connaître beaucoup même si j'ignorais souvent qui les avait prises.

Toute l’ambiguïté de ce média qui peut valoir pour le regard du photographe - c'est alors une véritable œuvre - parfois seulement pour l’événement qu'elle relate - c'est alors un document de presse ou d'histoire. Parfois, miraculeusement, des deux ensemble …

C'est le cas de celle-ci.

On est en Septembre 33. Session de la SDN à laquelle participe Goebbels le tout récent ministre de la propagande du gouvernement allemand - Hitler rappelons-le est au pouvoir depuis janvier.

Life envoie un de ses reporters. Alfred Eisenstaedt, qui est allemand, s'intéresse tout particulièrement à Goebbels. Au début, les relations sont plutôt cordiales, Goebbels étant sans doute rassuré par la nationalité du photographe. Au point qu'il se laisse même aller à rire

Jusqu'à ce qu'il apprenne qu' Eisenstaedt était juif.

Il s'apprête à enregistrer une allocution radiophonique. Derrière lui, son secrétaire W Neumann, penché vers lui, l'interprète d'Hitler, P Schmidt.

Le photographe raconta la scène plus tard : l'affabilité cessa sitôt que Goebbels eut appris qu'il était juif - ce dernier se réfugiera d'ailleurs aux USA un peu plus tard, dès 35. A mesure qu'il s'avança, Goebbels lui jeta ce regard de plus en plus saturé de haine comme s'il en espérait que Eisenstaedt s'écartât - ce qu'il ne fit donc pas.

Le petit homme, mal conformé et complexé, que tous ses camarades de parti méprisaient tant pour sa claudication pathologique que pour sa réputation d'intellectuel, ce gnome de rancœurs, de revanches à prendre, qui se crut un instant parvenu à la gloire à côté du Père, se révèle ici pour ce qu'il est : coincé entre les deux accoudoirs de sa chaise, encadré par l'interprète et son secrétaire, en dépit de sa parole haute et de la grandiloquence faussement brillante de sa propagande … un tout petit pantin qu'un rien désarticule.

Ce regard de haine est presque miraculeux car il inverse la donne. Au lieu d'un photographe anonyme pointant son objectif sur un homme, fût-il important, on obtient un homme, petit, médiocre et contrefait, regardant le photographe. Ce n'est pas seulement le point de focalisation qui vient de s'inverser : on n'a pas seulement glissé d'une focalisation objective à une focalisation subjective. C'est ici l'arroseur arrosé. Le regard qui importe n'est plus celui du photographe mais du photographié ! C'est Goebbels qui regarde Eisenstaedt ; ou le Juif exécré ; ou bien nous tous.

Il est vrai que parfois, nous qui regardons une photo, occupons la place du photographe ; il est vrai que souvent, à l'inverse, nous en sommes tellement extérieurs que nous pourrions nous en croire exclus. Au point de croire porter un regard pur ou un jugement parfaitement rationnel. C'est ici le prix de l'objectivité.

Il est vrai que parfois, la prise de vue est ainsi orchestrée que nous sommes comme interpellés, comme sommés de réagir tant tout l'espace photographié parait exclusivement dirigé vers nous.

Mais ce regard jeté n'est pas destiné seulement à Eisenstaedt mais à nous tous !

Le petit bonhomme est désarticulé d'une haine qu'il voue au monde entier. Ici direction et signification se rejoignent. Le sens, oui, s'inverse.

L'homme du mensonge dit enfin le vrai. Pas par inadvertance ; par impuissance.

La vérité de cet homme est dans la cohorte de ses propres enfants qu'il aura entraînés dans sa mort …