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Des lieux et des hommes

« Nous façonnons nos bâtiments, puis nos bâtiments nous façonnent » Churchill

On les aura beaucoup vues ces banquettes étrangement vertes de la Chambre des Communes : il faut dire que les débats - houleux et limpides comme une démonstration de kabbaliste chevronné- sur le Brexit en auront donné de multiples opportunités. On y est d'autant plus aisément revenu que les lieux devraient faire l'objet d'une rénovation tant ils sont dégradés. Mais que d'autres part le truculent John Bercow, président de la Chambre, a cessé ses fonctions le 31 octobre. Occasion évidemment de revenir sur cette étrange maison.

Un article récent revient sur les rites du parlementarisme anglais.

Rien assurément ne nous est plus insolite, à nous français, habitués aux hémicycles, que cette disposition des bans en deux rangées, face à face.

C'est à l'occasion d'un discours prononcé le 28 octobre 43 que Churchill, annonçant la reconstruction des lieux après le bombardement du 10 mai 41, indiqua quelles étaient selon lui les caractéristiques essentielles du parlement britannique qu'il fallait maintenir et restaurer avec soin, prudence mais obstination.

C'est à cette occasion qu'il prononça cette phrase demeurée célèbre : « Nous façonnons nos bâtiments, puis nos bâtiments nous façonnent » pour indiquer, notamment, qu'il plaidait pour une configuration à l'identique des lieux et donc pour un plan rectangulaire et non sous forme d'hémicycle comme certains l'auraient alors désiré.

Indéniablement le face à face ainsi instauré est le reflet exact du système électoral britannique - scrutin majoritaire à un tour - qui lui-même reflète le système bi-partisan, où très rarement un troisième courant parvient dans l'histoire, à se faire une place autre qu'anecdotique.

Le fait même qu'il y a beaucoup moins de bancs que de députés élus, que les places ne sont pas nominatives mais que s'y installent les premiers arrivés, que les autres peuvent assister à la séance mais pas y prendre la parole, tout cela contribue à donner aux séances une dimension à la fois antagoniste et anxiogène.

Au delà des pratiques parfois désuètes mais non sans charme, comme celle consistant à traîner le speaker nouvellement élu en souvenir des sept speakers exécutés par le roi pour les mauvaises nouvelles qu'ils étaient chargés de lui annoncer … au delà des ultimes restes de dialecte anglo-normand, demeure cette formule loin d'être anodine parce qu'elle désigne très exactement ce qu'en théorie de la complexité on nomme un système.

Toute l'histoire de la philosophie se sera déchirée entre théoricien de la liberté et de la nécessité ; mais encore nos histoires politiques mais enfin - qui ne comptent pas pour peu - nos hésitations et doutes personnels. Qui n'aura pas, successivement et parfois même simultanément, eu l'impression désagréable d'être ballotté par les circonstances, les nécessités ou cette hydre obscure que l'on nomme la société, mais aussi éprouvé la jouissance profonde, ne serait-ce qu'en l'interstice miraculeux d'un instant, d'avoir eu prise sur les choses, le destin ou au moins sur soi-même ?

De ceci j'ai en tout cas toujours eu le sentiment très fort : que la réalité de notre liberté importe finalement beaucoup moins que le désir incoercible de l'être ; que notre volonté irréfragable de le devenir.

Où Churchill rejoint Marx lorsqu'il écrivit que l'histoire fait autant l'homme que l"homme fait l'histoire ou bien encore Sartre : « L’essentiel n’est pas ce qu’on a fait de l’homme, mais ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui » ce que je crois vrai tant pour les individus, les cultures que les nations. Cette rétroaction est une boucle où chacun constitue l'autre ; produit l'autre. Et ainsi traduit l'autre.

C'est bien pourquoi je ne saurais ni plus me résoudre à la perception grecque de l'autochtonie qu'à celle hyperbolique et triomphante d'une volonté libre guidant le monde. Toute la démarche géopolitique participe de cette hypothèse selon laquelle même les découpages géographiques, le cours des fleuves, les frontières supposées naturelles ont un effet parfois lointain parfois manifeste sur nos choix, nos stratégies et la politique des nations. Comte avait repéré dans la géographie déchiquetée de la péninsule grecque, l'impossibilité de cette immense culture de parvenir à une quelconque unité politique. Comment ne pas déduire comme une évidence la politique étrangère de la Grande Bretagne de son insularité même : empêcher quelque Etat continental que ce soit de prendre l'ascendant en s'alliant avec l'autre - bref, diviser pour mieux régner au moins sur les océans. Comment ne pas voir dans la position terminale de la France sur le continent européen les germes de sa prétention à l'universalité, elle qui a vocation à accueillir, volontairement ou non, tous ceux qui émigrent et se déplacent ?

Ce n'est pas seulement que les lieux que nous hantons nous ressemblent ou nous trahissent comme on dirait de nos actes manqués qu'ils sont révélateurs : certes, ils le sont comme n'importe lequel de nos gestes, de nos attitudes, de nos paroles voire de notre mise vestimentaire ; c'est qu'ils sont une part non négligeable de ce qui nous constitue en même temps que nous nous acharnons, si besogneusement et parfois si vainement, à les modifier pour qu'enfin ils portent notre marque.

C'est pour cela que je ne me résous pas plus à la conception heideggerienne de l'habitat. Sans doute la question de la terre est-elle centrale - au moins d'un point de vue métaphysique ; sans doute la manière de l'habiter dit-elle l'essentiel de nos pratiques, de nos théories, de nos projets. Mais notre histoire se joue bien dans cette boucle où nous ne cessons de nous produire en même temps que de risquer de nous y consumer.

D'où sans doute l'émotion, autrement incompréhensible, lors de l'incendie de Notre Dame : comme monument, elle est un repère, à l'intersection de notre mémoire et de nos projets si fébriles désormais. D'où sans doute l'attitude toujours excessive quand il s'agit des préoccupations environnementales. L'antiquité s'enorgueillissait de ses sept merveilles : la pyramide de Khéops à Gizeh en Égypte, les Jardins suspendus de Babylone, la statue de Zeus à Olympie, le temple d'Artémis à Éphèse, le mausolée d'Halicarnasse, le colosse de Rhodes et le phare d'Alexandrie. Quelles sont les nôtres ? Celles qui nous racontent ?

Je veux croire que les plus intenses, les plus sincères aussi sont celles où se rejoignent les soucis d'une époque et les affres d'une âme - ce que F Mauriac pour décrire son bloc-notes appelait l'affrontement de l'individuel et de l'universel.

Quelles sont ces lieux ? Quels sont ces merveilles ? Que nous faisons et qui nous font ?

C'est pour cela qu'évoquer les lieux de nos origines ne saurait être seulement une promenade philosophique.

Mais une autopsie de l'âme.

 

 

 

 



 

 

 

 

 

1) « Jean-Paul Sartre répond », in L’Arc, n° 30, Sartre aujourd’hui, Aix-en-Provence, L’Arc, octobre 1966.