Textes

M Yourcenar L'oeuvre au noir
Derniers voyages

C'était une de ces époques où la raison humaine se trouve prise dans un cercle de flammes. Echappé d'Innsbruck, Zénon avait vécu quelques temps retiré à Wurzburg chez son disciple Bonifacius Kastel, qui pratiquait l'art hermétique dans une maisonnette au bord du Main. Mais l'inaction et l'immobilité lui pesaient, et Bonifacius n'était assurément pas homme à courir longtemps des risques pour un ami en danger. Zénon passa en Thuringe, poussa ensuite jusqu'en Pologne, où il s'engagea en qualité de chirurgien dans les armées du Roi Sigismond, qui se préparait avec l'aide des Suédois à chasser les Moscovite de Courlande. Au bout du deuxième hiver de campagne, la curiosité des plantes et des climats nouveaux le décida à s'embarquer pour la Suède à la suite d'un certain capitaine Guldenstarr qui le présenta à Gustave Vasa. Le Roi cherchait un homme de l'art capable de soulager les douleurs laissées dans son vieux corps par l'humidité des camps et le froid des nuits passées sur la glace aux temps aventureux de sa jeunesse. Zénon se fit bien voir en composant une potion réconfortante pour le monarque las d'avoir fêté Noël avec sa jeune et troisième épouse, en son blanc château de Vadsténa. Tout l'hiver, accoudé à une haute fenêtre, entre le ciel froid et les plaines gelées du lac, il s'occupa à computer les positions des étoiles susceptibles d'apporter le bonheur ou le malheur à la maison des Vasa.

Quelques semaines avant la Saint-Jean d'été, il se fit donner congé de remonter vers le Nord, pour observer par soi-même les effets du jour polaire. Lorsqu'il rejoignit la cour Upsal, où sa majesté Suédoise ouvrait l'assemblée d'automne, il s'aperçut que la jalousie d'un confrère allemand l'avait perdu dans l'esprit du Roi. Zénon s'embarqua en secret sur un bateau de pêche du lac Malar par le moyen duquel il gagna Stockholm, et de là prit passage pour Kalmar, puis vogua vers l'Allemagne.

Pour la première fois de sa vie, il éprouvait l'étrange besoin de remettre les pieds dans la trace de ses pas. Lübeck, où il exerça avec succès, le retint quelques mois à peine. L'envie lui était venue de faire imprimer en France ses Prothéories dont il s'était occupé de façon intermittente toute sa vie. Il ne se souciait pas d'y exposer une doctrine quelconque, mais d'établir une nomenclature des opinions humaines. A Louvain, où il s'arrêta en route, personne ne le reconnut sous le nom de Sébastien Théus, dont il s'était affublé. Il ne prit pas la peine d'aller voir dans une tissuterie récemment établie aux environs d'Audenarde des machines fort semblables à celles qu'il avait dans sa jeunesse construites avec Colas Gheel, et qui y fonctionnaient à la satisfaction des intéressés. Mais il écouta avec curiosité la description détaillée que lui en fit un algébriste de la Faculté. Ce professeur, qui par exception ne dédaignait pas les problèmes pratiques, pria à dîner le savant étranger et le garda la nuit sous son toit.

À Paris, Ruggieri, que Zénon avait autrefois rencontré à Bologne, le reçut à bras ouverts; l'homme à tout faire de la reine Catherine se cherchait un assistant sûr, assez compromis pour qu'on eût barre sur lui en cas de danger, et qui l'aiderait à médicamenter les jeunes princes et à prédire l'avenir. Le médecin philosophe prit néanmoins logement chez Ruggiéri, dont la faconde semblait le distraire.

Depuis qu'Étienne Dolet, son premier libraire, avait été étranglé et jeté au feu pour opinions subversives, Zénon n'avait plus publié en France. Il surveillait lui-même avec d'autant plus de soin l'impression de son livre dans la boutique de la rue Saint-Jacques, corrigeant çà et là un mot, éliminant une obscurité, ou parfois à regret en ajoutant une au contraire. Un soir, à l'heure du souper, qu'il prenait seul chez Ruggiéri, tandis que l'Italien s'affairait au Louvre, Maître Langelier, son présent libraire, vint tout effaré lui apprendre que décidément ordre était donné pour la saisie des Prothéories et leur destruction par la main du bourreau. Le marchand déplorait la perte de ses denrées sur lesquelles l'encre séchait à peine. Une épître dédicatoire à la Reine Mère pourrait peut-être tout replâtrer à la dernière heure. Toute la nuit Zénon écrivit, ratura, écrivit de nouveau, ratura encore. Au petit matin, il se leva de son siège, s'étira, bâilla et jeta au feu ses feuillets et la plume dont il s'était servi.

Il n'eut pas de mal à assembler quelques hardes et sa trousse de médecin, le reste de son bagage ayant été prudemment laissé à Senlis dans un grenier d'auberge. Ruggiéri ronflai à l'entresol dans les bras d'une fille. Zénon glissa sous sa porte un billet où il lui annonçait son départ pour la provence. En réalité, il avait pris le parti de regagner Bruges et de s'y faire oublier.