Textes

M Yourcenar L'oeuvre au noir
Le grand chemin


Henri-Maximilien Ligre — Salut, cousin! Vous prierez pour moi à Compostelle…

Zénon — Vous avez deviné juste. J'y vais.

H-M L — Le chanoine Campanus vous a attendu tout l'hiver à Bruges; le Recteur Magnifique à Louvain s'arrache la barbe de votre absence, et vous reparaissez au tournant d'un chemin creux, comme je ne dirai pas qui.

Zénon — L'Abbé Mitré de Saint-Bavon à Gand m'a trouvé un emploi. N'ai-je pas là un protecteur avouable? Mais dites-moi plutôt pourquoi vous faites le gueux sur les routes de France.

H-M L — Vous y êtes peut-être pour quelque chose. J'ai planté là le comptoir de mon père comme vous l'Ecole de théologie. Mais maintenant que vous voilà retombé de Recteur Magnifique en Abbé Mitré.

Zénon — Vous voulez rire. On commence toujours par être le famulus de quelqu'un. H-M L — Plutôt porter l'arquebuse.

Zénon — Votre père est assez riche pour vous acheter la meilleure compagnie de lansquenets du César Charles, si toutefois vous trouvez tous deux que le métier des armes est une convenable occupation d'homme.

H-M L — Les lansquenets que pourrait m'acheter mon père me charment autant que vous les prébendes de vos abbés. Et puis d'ailleurs, il n'y a qu'en France qu'on sert bien les dames. Mais vous voilà déguisé en sot.

Zénon — Quel habit plus commode pour faire route inaperçu?… Mes pieds rôdent sur le monde comme des insectes dans l'épaisseur d'un psautier.

H-M L — Fort bien, mais pourquoi se rendre à Compostelle? Je ne vous vois pas assis parmi les gros moines et chantant du nez.

Zénon — Hou, qu'ai-je à faire de ces fainéants et de ces veaux? Mais le prieur des Jacobites de Léon est amateur d'alchimie. L'abbé de Saint-Bavon l'a disposé par lettre à me faire part de ce qu'il sait. Mais je dois me hâter, car il est vieux. Je crains qu'il ne désapprenne bientôt son savoir et qu'il ne meure.

H-M L — Il vous nourrira d'oignons crus, et vous fera écumer sa soupe de cuivre épicée au souffre. Grand merci! J'entends conquérir à moins de frais de meilleurs pitances. La paix branle dans le manche, frère Zénon. Les princes s'arrachent les pays comme des ivrognes à la taverne se disputent les plats. Ici, la Provence, ce gâteau de miel ; là, le Milanais, ce pâté d'anguilles. Il tombera bien de tout cela une miette de gloire à me mettre sous la dent.

Zénon — Ineptissima vanitas. En êtes-vous encore à attacher de l'importance au vent qui sort des bouches?

H-M L — J'ai seize ans, dans quinze ans, on verra bien si je suis par hasard légal d'Alexandre. Dans trente ans, on saura si je vaux ou non feu César. Vais-je passer ma vie à auner du drap dans un boutique de la rue aux Laines? Il s'agit d'être homme.

Zénon — J'ai vingt ans, à tout mettre au mieux, j'ai devant moi cinquante ans d'étude avant que ce crâne se change en tête de mort. Prenez vos fumées et vos héros dans Plutarque, frère Henri. Il s'agit pour moi d'être plus qu'un homme.

H-M L — Je vais du côté des Alpes. Zénon — Moi, du côté des Pyrénées. H-M L — Le monde est grand.

Zénon — Le monde est grand. Voyez, par-delà ce village d'autres villages, par-delà cette forteresse, d'autres forteresses, et dans chacun de ces châteaux d'idées, de ces masures d'opinions, la vie emmure les fous et ouvre un pertuis au sages. Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait le tour de sa prison.

H-M L — Frère, vous souvenez-vous de Wiwine, cette fillette pâle que vous défendiez jadis quand nous autres, mauvais garnements, lui pincions les fesses au sortir de l'école? Elle vous aime; elle se prétend liée à vous par un vœu; elle a refusé ces jours-ci les offres d'un échevin. Sa tante la souffletée et mise au pain et à l'eau, mais elle tient bon. Elle vous attendra, dit-elle, s'il le faut, jusqu'à la fin du monde.

Zénon — Tant pis. Quoi de commun entre moi et cette petite fille souffletée? Un autre m'attend ailleurs. Je vais à lui.

H-M L — Qui? Le prieur de Léon, cet édenté? Zénon — Hic Zeno. Moi-même.