Textes

M Yourcenar
L'oeuvre au noir
La maladie du prieur

 

Le prieur — Voyez, mon filleul, Monsieur de Withem, un patriote, me tient au fait d'atrocités que nous connaissons autrement que trop tard, quand l'émotion en est déjà morte, ou tout de suite, mais édulcorées de mensonges. Notre imagination est bien faible, monsieur mon médecin. Nous nous inquiétons, et avec raison, d'une maquerelle maltraitée parce que ces sévices se sont perpétrés sous nos yeux, mais des monstruosités qui se commettent à dix lieux d'ici ne m'empêchent pas de finir cette infusion de mauve.

Zénon (Sébastien Théus) — L'imagination de Votre Révérence est assez forte pour faire trembler ses mains et répandre ce reste de tisane.

Le prieur — Près de trois cents hommes et femmes déclarés rebelles à Dieu et au prince ont été exécutés à Armentières. Continuez à lire, mon ami.

Zénon — Les pauvres gens que je soigne savent déjà les suites de l'échauffourée d'Armentières. Quand aux autres abus dont ces feuilles sont pleines, c'est le fondement des conversations du marché et des tavernes. Ces nouvelles-là volent à ras de terre. Vos bourgeois et vos notables dans leurs bonnes maisons calfeutrées n'entendent tout au plus qu'une vague rumeur.

Le prieur — Si fait… Hier, après la messe, me trouvant sur le parvis Notre-Dame avec mes confrères du clergé, j'ai osé toucher mot des affaires publiques. Aucun de ces saintes gens qui n'approuvât les fins, sinon les moyens des tribunaux d'exception, ou du moins ne protestât que mollement contre leur sanglant excès. Je mets à part le curé de Saint-Gilles : il déclare que nous sommes bien capables de brûler nos hérétiques sans que l'étranger vienne nous enseigner comment.

Zénon — Il est dans les bonnes traditions.

Le prieur — Suis-je moins fervent chrétien et pieux catholique? On ne vogue pas sa vie durant sur un beau navire sans détester les rats qui rongent ses œuvres vives. Mais le feu, le fer et la fosse ne servent qu'à endurcir ceux qui les infligent, ceux qui y courent comme à un théâtre, et ceux qui les souffrent. Des opiniâtres font ainsi figure de martyrs. On se moque, monsieur mon médecin. Le tyran s'arrange pour décimer nos patriotes sous couleur de venger Dieu.

Zénon — Votre Révérence approuverait ces exécutions si elle les jugeait efficaces à rétablir l'unité de l'Eglise?

Le prieur — Ne me tentez pas, mon ami. Je sais seulement que notre père François, qui mourut en tâchant d'apaiser des discordes civiles, eût approuvé nos gentilshommes flamands de travailler à un compromis.

Zénon — Ces mêmes seigneurs ont cru pouvoir demander au Roi l'arrachement des placards publiant l'anathème prononcé contre l'hérétique au Concile de Trente.

Le prieur — Pourquoi non? ces placards gardés par la troupe insultent à nos libertés civiques. Tout mécontent est étiqueté protestant. Quand au Concile, vous savez comme moi de quel poids ont pesé sur ses délibérations les discrètes volontés de nos princes. Si je ne m'étais pas aperçu de bonne heure que toute politique de cour n'est que ruse et contre-ruse, abus de mots et abus de force, je n'aurais peut-être pas trouvé en moi assez de piété pour échanger le monde contre le service de Notre Seigneur.

Zénon — Votre Révérence aura sans doute éprouvé de grands revers.

Le prieur — Que non! j'ai été courtisan bien vu par le maître, négociateur plus heureux que mes faibles talents ne le méritaient, mari fortuné d'une pieuse et bonne femme. J'aurai été privilégié dans ce monde plein de maux. …Ne disiez-vous pas que les petites gens que vous soignez suivent avec sympathie les mouvements de la prétendue Réforme?

Zénon — Je n'ai rien dit ni remarqué de pareil. Votre Révérence n'ignore pas que ceux qui entretiennent des opinions compromettantes savent d'ordinaire garder le silence. Il est vrai que la frugalité évangélique a des attraits pour certains de ces pauvres. Mais la plupart sont bons catholiques, ne serait-ce que par habitude.

Le prieur — Par habitude…

Zénon — Pour moi, ce que je vois surtout dans tout ceci, c'est l'éternelle confusion des affaires humaines. L'espagnol persécute les soi-disant réformés, mais la majorité des patriotes sont bons catholiques. Ces réformés s'enorgueillissent de l'austérité de leurs mœurs, mais leur chef en Flandre, Monsieur de Bréderode, est un coquin débauché. La Gouvernante, qui tient à garder sa place, promet la suppression des tribunaux d'Inquisition, et annonce du même coup l'établissement d'autres chambres de justice qui enverront les hérétiques au bûcher. L'Eglise insiste charitablement pour que ceux qui se confesse in extremis ne soient soumis qu'à la mort simple, poussant de la sorte des malheureux au parjure et au mésusage des sacrements. Les évangélistes, de leur côté, égorgent quand ils le peuvent les misérables restes desanabaptistes. L'Etat ecclésiastique de Liège qui, par définition, est pour la Sainte Eglise, s'enrichit à fournir ouvertement des armes aux troupes royales, et subrepticement au Gueux. Dans ce tintouin de paroles, ce fracas d'armes, et parfois ce bon bruit d'écus, ce qu'on entend encore le moins, ce sont les cris de ceux qu'on rompt ou qu'on tenaille. Tel est le monde, monsieur le prieur.

Le prieur — Durant, la grand-messe, j'ai prié pour la prospérité de la Gouvernante et de Sa Majesté. Pour la Gouvernante, passe encore : Madame est une assez bonne femme qui cherche des accommodements entre la hache et le billot. Mais dois-je prier pour Hérode? La religion nous oblige à respecter les autorités constituées, et je n'y contredis pas. Mais l'autorité se délègue, elle aussi, et plus on descend plus elle prend des visage grossiers et bas où se marque presque grotesquement la trace de nos crimes. Dois-je y aller de ma prière pour le salut des gardes-wallonnes?

Zénon — Votre Révérence peut toujours prier Dieu d'éclairer ceux qui nous gouvernent.

Le prieur — J'ai surtout besoin qu'il m'éclaire moi-même… Je n'ai pas besoin de vous conseiller la circonspection. Vous voyez que nul n'est placé assez haut ou bas pour éviter les soupçons et les avanies. Que personne ne sache nos propos.

Zénon — A moins de parler à mon ombre.

Le prieur — Vous êtes étroitement associé à cet hospice. Dites-vous bien qu'il y a pas mal de gens dans cette ville, et même dans ces murs, qui ne seraient pas fâchés d'accuser le prieur des Cordeliers de rébellion ou d'hérésie.

Zénon — Je me dois de vous confesser qu'il m'a été donné dernièrement de soignez un jeune blessé qui s'est révélé être par la suite celui-là même qui abattit d'une balle au front le capitaine Vargaz venu dans son village réprimer une rebellion contre l'église.

Le prieur — Vous avez là couru de gros risques.

Zénon — Dans ce monde fort confus, il y a quelques prescriptions assez claires. J'ai pour métier de soigner.

Le prieur — Personne ne pleure Vargas. Ce Vargaz avait repris ici du service pour continuer sur nous ses brutalités qui l'avaient rendu odieux aux Français. On ne peut guère louer le jeune David de l'Ecriture sans applaudir l'enfant que vous avez soigné.

Zénon — Il faut avouer qu'il est bon tireur.

Le prieur — Je voudrais croire que Dieu a guidé sa main. Mais un sacrilège est un sacrilège. Ce jeune rebelle reconnaît-il avoir pris part au bris des images?

Zénon — Il l'assure, mais je vois surtout dans ces vanteries l'expression détournée du remords. J'interprète de même certaines paroles lâchées dans le délire. Quelques prêches n'ont pu faire perdre à ce garçon tout souvenir de ses anciens Ave Maria.

Le prieur — Trouvez-vous ces remords mal fondés?

Zénon — Votre Révérence fait-elle de moi un luthérien?

Le prieur — Non, mon ami, je crains que vous n'ayez pas assez de foi pour être hérétique.

Zénon — Chacun soupçonne les autorités d'implanter dans les villages des prédicants vrais ou faux. Nos gouvernants provoquent des excès pour sévir plus à l'aise.

Le prieur — Je connais certes les astuces du Conseil d'Espagne. Mais dois-je vous expliquer mes scrupules? Je suis le dernier à souhaiter qu'un malheureux brûle vif pour des finesse théologiques qu'il n'entend pas. Mais il y a dans ces voies de fait contre Notre-Dame une violence qui sent l'Enfer. Aucun crime ne m'outre autant qu'une offense à cette Marie qui contint l'Espérance du monde, et qui est notre avocate au ciel.

Zénon — Je crois vous suivre. Vous souffrez qu'un brutal ose lever la main sur la forme la plus pure qu'ait prise, selon vous, la Bonté divine. Si les bêtes des bois ont quelque sens des sacrés mystères — et qui sait ce qui ce passe au-dedans des créatures? — elles imaginent sans doute auprès du Cerf divin une biche immaculée. Cette notion offusque le prieur?

Le prieur — Pas plus que l'image de l'Agneau sans tache. Et Marie n'est-elle pas aussi la Colombe très pure?

Zénon — De tels emblèmes ont cependant leurs dangers. Mes frères alchimistes usent des figures du Lait de la Vierge, du Corbeau Noir, du Lion Vert Universel et de la copulation Métallique pour désigner des opérations de leur art. Le résultat en est que les esprits grossiers s'attachent à ces simulacres, et que de plus judicieux, au contraire, méprisent un savoir qui pourtant va loin. Je ne pousse pas davantage la comparaison.

Le prieur — La difficulté est insoluble, mon ami. Que j'aille dire à des malheureux que la coiffe d'or de Notre-Dame et son bleu manteau ne sont qu'un maladroit symbole des splendeurs du ciel, et le ciel à son tour une pauvre portraiture du Bien invisible, et ils en concluront que je ne crois ni à Notre- Dame ni au ciel. Ne serait-ce pas là un pire mensonge. La chose signifiée authentifie le signe.

Zénon — Revenons au garçon que j'ai soigné. Il a rompu un billot de bois atourné d'un habit de velours qu'un prédicant lui représente comme une idole, et j'ose dire que cette impiété lui aura semblé conforme au plat bon sens qu'il a reçu du ciel. Ce rustique n'a pas plus insulté l'instrument du salut du monde qu'il n'a pensé en tuant Vargaz venger la patrie belge.

Le prieur — Il a pourtant fait l'un et l'autre.

Zénon — Je me le demande. C'est vous et moi qui cherchons à donner un sens aux actions violentes d'un rustre de vingt ans.

Le prieur — Tenez-vous beaucoup à ce que cet enfant échappe aux poursuites, monsieur le médecin?

Zénon — Outre que ma sûreté y est intéressée, je préfère qu'on ne jette pas au feu mon chef- d'œuvre. Mais ce n'est pas ce que le prieur peut penser.

Le prieur — Tant mieux, vous en attendrez l'événement avec plus de calme. Je ne veux pas non plus gâter votre ouvrage, ami Sébastien. Vous trouverez dans ce tiroir ce qu'il vous faudra.


Zénon tira la bourse cachée sous du linge, et y choisit parcimonieusement quelques pièces d'argent. En la remettant à sa place, il accrocha un bout d'étoffe rude qu'il fit de son mieux pour désengager. C'était une haire où séchaient çà et là des grumeaux noirâtres. Le prieur détourna la tête comme embarrassé.


Zénon — La santé de Sa Révérence n'est pas assez bonne pour lui permettre des pratiques si rudes.

Le prieur — J'en voudrais redoubler au contraire. Vos occupations, Sébastien, ne vous auront pas laissé le temps de réfléchir aux malheurs publics. Tout ce qu'on colporte n'est que trop exact. Le Roi vient de rassembler en Piémont une armée sous les ordres du duc d'Alve, qui passe en Italie pour un homme de fer. Ces vingt mille hommes avec leurs bêtes de somme et leur bagage franchissent en ce moment les Alpes pour fondre ensuite sur nos malheureuses provinces… Nous regretterons peut-être bientôt le capitaine Julian Vargaz.

Zénon — Ils se hâtent avant que les routes soient bloquées par l'hiver.

Le prieur — Mon fils est lieutenant du Roi, et c'est miracle s'il ne se trouve pas dans la compagnie du duc. Nous sommes tous mêlés au mal.

Zénon — Le souci explique peut-être la mauvaise mine du prieur. Mais cette toux qui persiste depuis quelques jours à des causes qu'il est de mon devoir de chercher. Sa Révérence consentira-t-elle demain à me laisser examiner sa gorge à l'aide d'un instrument de ma façon?

Le prieur — Tout ce qu'il vous plaira, mon ami. L'été pluvieux a sans doute causé cette angine. Et vous voyez vous-même que je n'ai pas la fièvre.

Le prieur — Lamoral Comte d'Egmont et son associé le comte de Hornes, incarcérés à Gand sous l'inculpation de haute trahison, vienne de se voir refuser ce jugement par leurs pairs qui leur eût probable-ment laissé la vie sauve. Sait-on ce qu'on pense en ville de l'indignité faite au Comte?

Zénon (Sébastien Théus) — On le plaint plus que jamais d'avoir ajouté foi aux promesses du Roi.

Le prieur — Lamoral a le cœur grand, mais peu de jugement. Un bon négociateur ne fait pas confiance. Le prieur prend docilement les gouttes astringentes que lui verse son médecin. Merci, ne me quittez pas trop vite aujourd'hui, ami Sébastien. Une iniquité éclatante comme celle que vient de subir Lamoral entraîne avec soi toute une séquelle d'injustices aussi noires, mais qui demeurent inaperçues. Le concierge du comte a été arrêté peu après son maître et rompu à coups de barre de fer dans l'espoir d'en obtenir des aveux. J'ai dit ce matin ma messe à l'intention des deux comtes, mais qui songe à prier pour l'âme de ce misérable. Il ne lui restait pas un os ou une veine intacts.

Zénon — Je vois ce qui en est. Votre Révérence fait l'éloge d'une humble fidélité.

Le prieur — Ce n'est pas tout à fait cela. Ce concierge était un prévaricateur, enrichi, dit-on, aux dépens de son maître. Que cet homme de rien ait parlé ou non est d'ailleurs sans importance, la cause du comte étant déjà comme jugée. Mais je dis que ce même comte mourra proprement d'un coup de hache sur un échafaud tendu de noir et accompagné par les prières de son aumônier qui l'expédiera au ciel…

Zénon — J'y suis, cette fois. Votre Révérence se dit qu'en dépit de tous les lieux communs des philosophes, le rang et le titre procurent à leurs possesseurs certains avantages solides. C'est quelque chose que d'être grand d'Espagne.

Le prieur — Je m'explique mal. C'est parce que cet homme a été petit, nul, sans doute ignoble, pourvu seulement d'un corps accessible à la douleur et une âme pour laquelle Dieu lui-même a versé son sang, que je m'arrête à contempler son agonie. Je me suis laissé dire qu'au bout de trois heures on l'entendait encore crier.

Zénon — Prenez garde, monsieur le prieur. Ce misérable a souffert trois heures, mais pendant combien de jours et combien de nuits Votre Révérence revivra-t-elle cette fin? Vous vous tourmentez plus que les bourreaux ont torturé cet infortuné.

Le prieur — Ne dites pas cela. La douleur de ce concierge et la fureur de ses tortionnaires emplissent le monde et débordent le temps. Chaque peine et chaque mal est infini dans sa substance, mon ami, et ils sont aussi infinis en nombre.

Zénon — Ce que Votre Révérence dit de la douleur, elle pourrait le dire de la joie.

Le prieur — Je sais… J'ai eu mes joies… Chaque joie innocente est un reste de l'Eden… Mais la joie n'a pas besoin de nous, Sébastien. La douleur seule requiert notre charité. Le jour où s'est enfin révélée a nous la douleur des créatures, la joie devient aussi impossible qu'au Bon Samaritain une halte dans une auberge avec du vin et des filles pendant qu'à côté de lui son blessé saignait. Je ne comprends même plus la sérénité des saints sur la terre ni leur béatitude au ciel…

Zénon — Si j'entends quelque chose au langage de la dévotion, le prieur traverse sa nuit obscure.

Le prieur — Je vous en conjure, mon ami, ne réduisez pas cette détresse à je ne sais quelle pieuse épreuve sur le chemin de la perfection, où d'ailleurs je ne m'imagine pas engagé… Regardons plutôt la nuit obscure des hommes. Hélas! on craint de se tromper quand on se plaint de l'ordre des choses! Et cependant, Monsieur, comment osons-nous envoyer à Dieu des âmes aux fautes desquelles nous ajoutons le désespoir et le blasphème, par suite des tourments que nous faisons subir aux corps? Pourquoi avons-nous laissé l'opiniâtreté, l'impudence et la rancune se glisser dans des disputes de doctrine qui, auraient dû ne se passer qu'en plein ciel.

Zénon — Que Votre Révérence ne fasse pas par grandeur d'âme la part trop belle à l'adversaire. Luther a propagé une idolâtrie du livre pire que bien des pratiques jugées par lui superstitieuses, et la doctrine du salut par la foi ravale la dignité de l'homme.

Le prieur — J'en conviens, mais, après tout, nous révérons tous, comme lui, l'Ecriture, et nous abîmons tous nos faibles mérites aux pieds du Sauveur.

Zénon — Certes, Votre Révérence, et c'est peut-être ce qui rendrait ces aigres débats incompréhensibles à un athée.

Le prieur — N'insinuez pas ce que je ne veux pas entendre.

Zénon — Je me tais. Je constate seulement que les seigneurs réformés d'Allemagne jouant aux boules avec des têtes de paysans révoltés valent bien les lansquenets du duc, et que Luther fit le jeu des princes tout comme le cardinal de Granvelle.

Le prieur — Il a opté pour l'ordre, comme nous tous… Sébastien, seize cents ans auront bientôt passé depuis l'Incarnation du Christ, et nous nous endormons sur la Croix comme sur un oreiller… Et je me dis que si l'un de nous courait au martyre, non pour la foi, qui a déjà assez de témoins, mais pour la seule Charité, s'il grimpait au gibet ou se hissait sur les fagots à la place ou tout au moins à côté de la plus laide victime, nous nous trouverions peut-être sur une autre terre et sous un nouveau ciel… Le pire coquin ou le plus pernicieux hérétique ne sera jamais plus inférieur à moi que je ne le suis à Jésus-Christ.

Zénon — Ce dont rêve le prieur ressemble beaucoup à ce que nos alchimistes appellent la voie sèche ou la voie rapide. Il s'agit en somme de tout transformer d'un seul coup, et par nos faibles forces… C'est un sentier dangereux, monsieur le prieur.

Le prieur — Ne craignez rien. Je ne suis qu'un pauvre homme, et je ménage tant bien que mal soixante moines… Les entraînerais-je de mon plein gré dans je ne sais quelle mésaventure? N'ouvre pas qui veut par un sacrifice la porte du ciel. L'oblation, si elle a lieu, devra se faire autrement.

Zénon — Elle se produit d'elle-même quand l'hostie est prête.

Le prieur — L'hostie… On assure que vos alchimistes font de Jésus-Christ la pierre philosophale, et du sacrifice de la messe l'équivalent du Grand Œuvre.

Zénon — Quelques-uns le disent. Mais que pouvons-nous tirer de ces équivalences, sinon que l'esprit humain a une certaine pente?

Le prieur — Nous doutons, nous avons douté… Pendant combien de nuit ai-je repoussé l'idée que Dieu n'est au-dessus de nous qu'un tyran ou qu'un monarque incapable, et que l'athée qui le nie est le seul homme qui ne blasphème pas… Puis, une lueur m'est venue; la maladie est une ouverture. Si nous nous trompions en postulant Sa toute-puissance, et en voyant dans nos maux l'effet de Sa volonté? Si c'était à nous d'obtenir que son règne arrive? J'ai dit naguère que Dieu se délègue; je vais plus loin, Sébastien. Peut-être n'est-il dans nos mains qu'une petite flamme qu'il dépend de nous d'alimenter et de ne pas laisser éteindre; peut-être somme-nous la pointe la plus avancée à laquelle Il parvienne… Combien de malheureux qu'indigne la notion de Son omnipotence accourraient du fond de leur détresse si on leur demandait de venir en aide à la faiblesse de Dieu?

Zénon — Voilà qui s'accorde fort mal avec les dogmes de la Sainte Eglise.

Le prieur — Non, mon ami; j'abjure d'avance tout ce qui déchirerait un peu plus la robe sans couture. Dieu règne omnipotent, je le veux bien, dans le monde des esprits, mais nous sommes ici dans le monde des corps. Et sur cette terre où Il a marché, comment L'avons-nous vu, si ce n'est comme un innocent sur la paille, comme un vagabond n'ayant pas une pierre où reposer sa tête, comme un supplicié pendu à un carrefour et se demandant lui aussi pourquoi Dieu l'a abandonné? Chacun de nous est bien faible, mais c'est une consolation de penser que Dieu est plus impuissant et plus découragé encore, et que c'est à nous de L'engendrer et de Le sauver dans les créatures… Je m'excuse. Je vous ai fait le sermon que je ne peux plus faire en chaire.

Zénon — Je réfléchirai aux idées qu'a bien voulu m'exposer le prieur. Avant de prendre congé, puis-je en échange lui faire part d'une hypothèse? Les philosophes de ce temps postulent pour la plupart l'existence d'une Anima Mundi, sentiente et plus ou moins consciente, à laquelle participent toutes choses. Et pourtant, les seuls faits connus semblent indiquer que la souffrance, et conséquemment la joie, et par là même le bien et ce que nous nommons le mal, la justice, et ce qui est pour nous l'injustice, et enfin, sous une forme ou sous une autre, l'entendement, qui sert à distinguer ces contraires, n'existent que dans le seul monde du sang et peut-être de la sève. Tout le reste, je veux dire le règne minéral et celui des esprits, s'il existe, est peut-être insentient et tranquille, par-delà nos joies et nos peines, ou en deçà d'elles. Nos tribulations, monsieur le prieur, ne sont possiblement qu'une exception infime dans la fabrique universelle, et ceci pourrait expliquer l'indifférence de cette substance immuable que dévotement nous appelons Dieu.

Le prieur — Ce que vous dites épouvante. Mais, s'il en est ainsi, nous voilà rengagés plus que jamais dans le monde du froment qu'on broie et de l'Agneau qui saigne. Allez en paix, Sébastien.