Textes

M Yourcenar L'oeuvre au noir
L'acte d'accusation

 

Zénon ne passa qu'une nuit dans la prison de la ville. Dès le lendemain, il fut transféré, non sans certains égards, dans une chambre donnant sur la cour du vieux greffe, munie de barreaux et de verrous solides, mais qui offrait à peu près toutes les commodités auxquelles un incarcéré de marque peut prétendre. Il eut bientôt la permission de se promener quotidiennement dans la cour au sol tantôt gelé, tantôt boueux, en compagnie du drôle qu'il avait pour geôlier. Une peur néanmoins ne le quittait pas, celle de la torture. Que des hommes fussent payés pour tourmenter méthodiquement leurs semblables avait toujours scandalisé cet homme dont c'était le métier de soigner. Mais cette épreuve tant crainte ne vint pas.

Quelques années plus tôt, en arrivant à Bruges, il avait cru trouver son souvenir dissous dans l'ignorance et l'oubli. Personne n'avait reconnu Zénon dans Sébastien Théus; tout le monde rétrospectivement le reconnaissait. Quoi qu'il en fût, sa catastrophe avait changé de face. Les chefs d'accusation se multipliaient, mais au moins il ne serait pas l'insignifiant personnage balayé en toute hâte par une justice expéditive. Quand vint le moment, le philosophe se défendit assez bien. Certaines des charges finalement retenues étaient ineptes : il n'avait certainement pas embrassé en Orient la foi de Mahomet; il n'était pas circoncis. Les deux années passées près du roi de Suède étaient plus dommageables encore. Il s'agissait de savoir s'il avait vécu catholiquement dans ce pays prétendu réformé. Zénon nia avoir abjuré. Le grief d'espionnage au profit de l'étranger reparut à la surface; l'accusé se fit mal voir en arguant que s'il avait eu souci d'apprendre et de transmettre à quelqu'un quelque chose, il se fût installé dans une ville moins à l'écart des grandes affaires que ne l'était Bruges.

Mais précisément ce long séjour de Zénon dans sa ville natale sous un nom d'emprunt plissait le front des juges : on y voyait des abîmes. Qu'un habile homme qui avait eu des pratiques royales eût adopté pour longtemps l'existence impécunieuse d'un médecin d'hospice était trop étrange pour être innocent. L'accusé resta sur ce point à court de réponse : il ne comprenait plus lui-même pourquoi il s'était attardé à Bruges si longtemps. Par une sorte de décence, il ne fit pas allusion à l'affection qui l'avait lié de plus en plus étroitement avec le défunt prieur : cette raison du reste n'en eût semblé une que pour lui.

En matière de doctrine, l'accusé fut aussi agile que peut l'être un homme ligoté de puissantes toiles d'araignée. La passe d'armes au sujet de l'éternité de l'âme, ou de sa survie seulement partielle ou seulement temporaire qui équivaudrait en fait pour le chrétien à une mortalité pure et simple, se prolongea quelques temps : Zénon rappela ironiquement la définition des parties de l'âme chez Aristote, sur laquelle avaient ensuite intelligemment raffiné les docteurs arabes. Postulait-on l'immortalité de l'âme végétative ou de l'âme animale, de l'âme rationnelle ou de l'âme intellectuelle, et finalement de l'âme prophétique, ou celle d'une entité qui sous-gît à toutes celles-là? L'énoncé de l'erreur d'Epicure, qui permettait d'attribuer aux bêtes une âme semblable à la nôtre, choquait plus encore le bipède sans plumes qui tient à être le seul vivant à durer toujours

Pour Zénon, le procès n'était plus guère que l'équivalent d'une de ces parties de cartes avec son gardien, que par distraction il perdait toujours. La vérité, si on l'eût dite, eût d'ailleurs dérangé tout le monde. Là où il disait vrai, ce vrai incluait du faux : il n'avait abjuré ni la religion chrétienne ni la foi catholique, mais il l'eût fait, s'il l'eût fallu, avec une tranquille bonne conscience, et fût peut-être devenu luthérien s'il était retourné, comme il l'avait espéré, en Allemagne. D'autre part, là où ses dénégations n'étaient littéralement qu'un mensonge, comme dans l'affaire des soins donnés à l'assassin de Vargas, la vérité pure eût non moins menti. Les services rendus aux rebelles ne prouvaient pas, comme le pensaient avec indignation le procureur, et avec admiration les patriotes, qu'il eût embrassé la cause de ces derniers : personne d'entre ces acharnés n'eût compris son froid dévouement de médecin. Les escarmouches avec les théologiens avaient eu leur charme, mais il savait fort bien qu'il n'existe aucun accommodement durable entre ceux qui cherchent, pèsent, dissèquent, et s'honorent d'être capables de penser demain autrement qu'aujourd'hui, et ceux qui croient ou affirment croire, et obligent sous peine de mort leurs semblables à en faire autant. Une fastidieuse irréalité régnait dans ces colloques où les questions et les réponses ne s'emboîtaient pas. Il lui advint de s'endormir durant l'une des dernières séances; une bourrade de son gardien, le rappela à l'ordre. En fait, un des juges aussi dormait. Ce magistrat se réveilla croyant la sentence de mort déjà donné, ce qui fit rire tout le monde, y compris l'accusé.