Textes

M Yourcenar L'oeuvre au noir
la visite du chanoine

 

Zénon — Optime pater, je vous remercie des services petits et grands que vous m'avez rendus durant ma captivité. J'ai bientôt deviné d'où venaient ces attentions. Votre visite en est une que je n'espérais pas.

Le Chanoine — Que ne vous êtes-vous découvert plus tôt! Zénon — Vous étonnez-vous que je me sois méfié?

Le Chanoine — Ma part dans les services qu'on a essayé de vous rendre se réduit à peu de chose. Vous vous souviendrez, peut-être qu'un grave différend avait opposé naguère Monseigneur et l'ancien prieur des Cordeliers. Mais ces deux saintes personnes avaient fini par s'apprécier. Le feu prieur vous recommanda au révérendissime évêque sur son lit de mort. Monseigneur a tenu à ce que vous fussiez jugé avec équité.

Zénon — Je l'en remercie.

Le Chanoine — Il n'a put malheureusement éviter votre condamnation au bûcher. Rappelez-vous que ce n'était pas à Monseigneur seul à porter le verdict. Il a jusqu'au bout recommandé l'indulgence.

Zénon — N'est-ce point l'usage.

Le Chanoine — C'était sincère cette fois. Mais, par malheur, les crimes d'athéisme et d'impiété sont patents, et vous avez voulu qu'il en soit ainsi. En matière de droit commun, rien, grâce à Dieu, n'a été prouvé contre vous, mais vous savez comme moi que dix présomptions équivalent à une conviction pour le populaire, et même pour la plupart des juges. Oserais-je dire que ce qui confond dans l'aventure dont vous êtes la victime est l'étrange solidarité du mal. Je ne me console pas de retrouver votre grand savoir mêlé à tout cela.

Zénon — Vous n'êtes pas venu ici pour refaire devant moi le procès. Employons mieux ces précieux moments.

Le Chanoine — Vous ne saurez jamais de quel poids votre naufrage pèse sur ma conscience. Je ne parle pas de vos actes, dont je sais peu de chose, et que je veux croire innocents. Je parle de cette fatale révolte de l'esprit qui transformerait en vice la perfection elle-même, et dont j'ai peut-être sans le vouloir mis en vous les germes. Que le monde est changé, et que les sciences et l'Antiquité paraissaient bénéfiques au temps où j'étudiais les lettres et les arts… Quand je pense que je fus le premier à vous enseigner cette Ecriture dont vous faites fi, je me demande si un maître plus ferme ou plus instruit que je n'étais…

Zénon — Ne vous affligez pas, optime pater. La révolte qui vous inquiète était en moi, ou peut-être dans le siècle.

Le Chanoine — Vos dessins de bombes volantes et de chariots mus par le vent qui prêtaient à rires aux juges m'ont fait songer à Simon le Magicien. Mais j'ai pensé aussi aux chimères mécaniques de votre jeune âge, qui n'ont produit que trouble et tumulte. Hélas! Ce fut ce jour-là que j'obtins pour vous de la Régente l'assurance d'une place qui vous eût ouvert une carrière d'honneurs…

Zénon — Elle m'eût possiblement amené au même point par d'autres voies. Nous en savons moins sur les routes et le but d'une vie d'homme que sur ses migration l'oiseau.

…Et n'attachez pas plus de prix que moi à ces fantaisies mécaniques qui ne sont en elles- mêmes ni fastes ni néfastes. Quand à moi, et dans l'état où le Tribunal m'a mis, j'en suis venu à blâmer Prométhée d'avoir donné le feu aux mortels.

Le Chanoine — J'ai vécu octante ans sans me douter jusqu'où allait la malignité des juges. Hiéronymus Van Palmaert se réjouit qu'on vous mande explorer vos mondes infinis, et Le Cocq, cet homme de boue, propose par moquerie qu'on vous envoie combattre les « Gueux de Mer » sur un bombardier céleste.

Zénon — Il a tort de rire. Ces chimères se réaliseront le jour où l'espèce s'y acharnera comme à bâtir ses Louvres et ses églises cathédrales. Rien ne restera sur terre, sous terre ou dans l'eau qui ne soit persécuté, gâté ou détruit… Ouvre-toi, gouffre éternel, et engloutis pendant qu'il en est temps encore la race effréné …

Le Chanoine — Plaît-il?

Zénon — Rien, je me récitais une de mes Prophéties grotesques.

Le Chanoine — Vous avez perdu votre foi dans la sublime excellence de l'homme. On commence par douter de Dieu…

Zénon — L'homme est une entreprise qui a contre elle le temps, la nécessité, la fortune, et l'imbécile et toujours croissante primauté du nombre. Les hommes tueront l'homme.

Le Chanoine — Dois-je donc croire, comme vous l'avez dit à l'évêque, que le Grand Œuvre n'a pour vous d'autre but que de perfectionner l'âme humaine? S'il en est ainsi, vous seriez plus près de nous que Monseigneur et moi ne l'osions croire, et ces magiques arcanes que je n'ai jamais contemplés que de loin se réduisent à ce que la Sainte Eglise enseigne journellement à ses fidèles.

Zénon — Oui, depuis seize cents ans.

Le Chanoine — Mon cher fils, imaginez-vous que je suis venu pour engager avec vous un débat qui n'est plus de saison? J'ai de meilleures raisons d'être ici. Monseigneur me fait observer qu'il ne s'agit pas chez vous à proprement parler d'hérésie, comme chez ces sectaires détestables qui à notre époque font la guerre à l'Eglise, mais d'impiétés savantes dont le danger n'est somme toute évident qu'aux doctes. Le révérendissime évêque m'assure que vos Prothéories, justement condamnées, pourraient servir à une nouvelle Apologétique. Vous savez comme moi que tout n'est qu'affaire de direction…

Zénon — Je crois comprendre où tend ce discours. Si la cérémonie de demain était remplacée par celle d'une rétractation…

Le Chanoine — N'espérez pas trop. Ce n'est pas la liberté qu'on vous offre. Mais Monseigneur se fait fort d'obtenir votre rétention in loca carcéris dans une maison religieuse de son choix; vos aises futures dépendront des gages que vous aurez su donner à la bonne cause. Vous savez que les prisons perpétuelles sont celles dont on s'arrange presque toujours pour sortir.

Zénon — Vos secours viennent bien tard, optime pater. Il eut mieux valu museler plus tôt mes accusateurs.

Le Chanoine — Nous ne nous flattions pas d'amadouer le procureur de Flandre. Un homme de cette espèce condamne comme un chien se jette sur une proie. Force nous a été de laisser aller la procédure, quitte à user ensuite des pouvoirs qui nous sont laissés. Les ordres mineurs que vous avez reçus jadis vous désignent aux censures de l'Eglise, mais vous garantissent aussi des protections que la grossière justice séculière n'offre pas. J'ai, il est vrai, tremblé jusqu'au bout que vous ne fissiez par défi quelque aveu irréparable…

Zénon — Force vous eût été pourtant de m'admirer, si je l'avais fait par contrition.

Le Chanoine — Je vous saurais gré de ne pas confondre le tribunal de Bruges avec les assises de la pénitence. Ce qui compte c'est que les malveillants qui vous accusaient d'avoir soigné l'assassin d'un capitaine espagnol se soient éclipsés… Les crimes qui ne concernent que Dieu sont de notre ressort.

Zénon — Placez-vous parmi les forfaits ces soins donnés à un blessé?

Le Chanoine — Mon opinion, si vous la voulez, est que tout service rendu au prochain doit être jugé méritoire. Le défunt prieur, qui pensait parfois mal, n'aura sans doute que trop approuvé cette charité séditieuse. Félicitons-nous du moins qu'on ait pu produire la preuve de ces soins.

Zénon — On l'eût fait sans peine si vos bons soins ne m'eussent épargné la torture. Je vous en ai déjà remercié.

Le Chanoine — Pensez ce qu'il vous plaira des pouvoirs de ce monde, mais songer que les intérêts de l'Eglise et ceux de l'ordre continueront à ne faire qu'un tant que les rebelles auront partie liée avec l'hérésie.

Zénon — J'entends tout cela. Ma précaire sûreté dépendrait entièrement du bon vouloir de l'évêque dont le pouvoir peut décroître ou le point de vue changer. Rien ne prouve que dans six mois je ne me retrouve pas exactement aussi près des flammes que je suis.

Le Chanoine — N'est-ce pas là une crainte que vous avez dû avoir toute la vie?

Zénon — À l'époque où vous m'enseigniez les rudiments des lettres et des sciences, un quidam convaincu d'un crime vrai ou faux a été brûlé à Bruges. Pour augmenter l'intérêt du spectacle, on l'avait lié au poteau par une longue chaîne, ce qui lui permit de courir tout embrasé jusqu'à ce qu'il tombât la face contre terre, ou, pour parler net, dans les braises. Je me suis souvent dit que cette horreur pourrait servir d'allégorie à l'état d'un homme qu'on laisse presque libre.

Le Chanoine — Croyez-vous que nous n'en soyons pas tous là? Mon existence a été paisible, et j'ose dire, innocente, mais on n'a pas vécu quatre-vingts ans sans savoir ce que c'est que la contrainte.

Zénon — Paisible, oui. Innocente, non. Mais ne vous étonnez pas, mon père, que vos bontés puissent paraître un piège. Mes quelques rencontres avec le révérendissime évêque ne m'ont pas montré un homme plein de pitié.

Le Chanoine — L'Evêque ne vous aime pas plus que le Cocq ne vous hait. Moi seul… Mais outre que vous êtes un pion dans la partie qui se joue entre eux, Monseigneur n'est pas dépourvu d'humaine vanité, et s'honore de ramener à Dieu un impie capable de persuader ses pareils. La cérémonie sera pour l'Eglise une victoire plus sensible que votre mort ne l'eût été.

Zénon — L'Evêque doit se rendre compte que les vérités chrétiennes auraient en moi un apologiste fort compromis.

Le Chanoine — C'est ce qui vous trompe. Les raisons qu'un homme a de se rétracter s'oublient vite, et ses écrits restent. Déjà, certains de vos amis représentent dans votre suspect séjour à l'hospice des Cordeliers l'humble pénitence d'un chrétien qui se répend d'avoir mal vécu et change de nom pour s'adonner obscurément aux bonnes œuvres.

Zénon — Ma mort semblait sûre, et je n'avais plus qu'à couler quelques heures in summa serenitate… A m'en supposer capable. Mais vous me tentez, mon père. Je ne vous dis pas que je crois, je dis que le simple non a cessé de me paraître une réponse, ce qui ne signifie pas que je sois prêt à prononcer un simple oui. Enfermer l'inaccessible principe des choses à l'intérieur d'une Personne taillé sur l'humain modèle me paraît encore un blasphème, et cependant je sens malgré moi je ne sais quel dieu présent dans cette chair qui demain sera fumée. Oserais-je dire que c'est ce dieu qui m'oblige à vous dire non?

Le Chanoine — Laissez-moi vous guider. Dieu seul sera juge du degré d'hypocrisie que contiendra demain votre rétractation. La vérité a des secrets pour s'insinuer dans une âme qui ne se barricade plus contre elle.

Zénon — Dites-en autant de l'imposture. Entre vous et nous, entre les idées de l'Evêque et les vôtres, d'une part, et les miennes de l'autre, il y a çà et là similitude, souvent compromis, et jamais constant rapport. Il y a fausseté à les déclarer parallèles.

Le Chanoine — Vous dites nous. Vous êtes pourtant seul.

Zénon — En effet. Je n'ai heureusement pas de liste de noms à fournir à qui que ce soit. Chacun de nous est son seul maître et son seul adepte. L'expérience se refait chaque fois à partir de rien.

Le Chanoine — Le défunt prieur des Cordeliers, qui, bien que trop facile, était un bon chrétien et un religieux exemplaire, n'a pas pu savoir dans quel abîme de révolte vous choisissiez de vivre. Vous lui aurez sans doute beaucoup et souvent menti.

Zénon — Vous vous trompez. Nous nous retrouvions au-delà des contradictions.

Le Chanoine — Votre opiniâtreté est une foi impie dont vous vous croyez le martyr. Vous semblez vouloir obliger l'évêque à se laver les mains…

Zénon — Le mot est malheureux.

Le Chanoine — J'ai mal rempli ma mission. Votre constance me fait horreur, parce qu'elle équivaut à une insensibilité totale à l'égard de votre âme. Que vous le sachiez ou non, la fausse honte seule vous fait préférer la mort à la remontrance publique qui précède la rétractation…

Zénon — Avec cierge allumé, et réponse en latin au discours latin de Monseigneur. C’eût été, je l'admets, un mauvais quart d'heure à passer…

Le Chanoine — La mort aussi… En ce qui concerne la douleur corporelle, je puis vous promettre qu'en tout cas vous n'avez rien à craindre. Monseigneur et moi avons pris toutes les dispositions.

Zénon — Je vous en rends grâces.

Le Chanoine — Ma présence ne fait que vous endurcir. Vous avez encore pour réfléchir toute une nuit devant vous …